II - Questionnement sur la nature du mouvement menant de l’oral vers l’écrit ainsi que sur sa tension.

A - L’apprentissage du langage oral et du langage écrit sont-ils inscrits en continuité ou en rupture ? La controverse entre les perspectives linguistiques et constructivistes.

Pour Vygotsky, représentant de l’approche socio-constructiviste, l’apprentissage du langage écrit se pose en rupture par rapport à l’apprentissage du langage oral.

En effet, il pose que « dans les traits essentiels de son développement, le langage écrit ne reproduit nullement l’histoire du langage oral, que la ressemblance entre les deux processus porte plus sur l’apparence extérieure que sur le fond »159. Vygotsky s’opposerait-il ainsi aux approches de Bentolila et Lentin pour qui l’apprentissage du langage oral et du langage écrit s’inscrivent dans une continuité ?

Pour Vygotsky, il en découle que le langage écrit d’un enfant de 8 ans ne peut être mis en parallèle avec le langage oral d’un enfant de 2 ans (en cela, il s’accorde avec Bentolila et Lentin). L’enfant qui apprend à lire et à écrire possède un vocabulaire équivalent au niveau du langage oral et du langage écrit. Soulignons cependant que si ce vocabulaire peut s’actualiser dans le langage oral, il reste une potentialité pour le langage écrit (dans la mesure où l’enfant est en phase d’apprentissage de la lecture-écriture). Par ailleurs, « la syntaxe et les formes grammaticales sont les mêmes dans le langage écrit et dans le langage oral »160. Il s’agirait ici de la syntaxe correcte du langage oral (ce qui est loin d’être toujours le cas dans un dialogue) et du langage écrit. Cette phrase est valable dans le cadre de variantes orales écrivables (si l’on adopte la perspective de Lentin).

Selon Vygotsky, l’apprentissage du langage oral ne relève pas de la même logique que l’apprentissage du langage écrit. Ce dernier s’inscrit en rupture par rapport au langage oral : « le langage écrit n’est pas non plus la simple traduction du langage oral en signes graphiques et sa maîtrise n’est pas la simple assimilation de la technique de l’écriture ». Un saut qualitatif développemental par rapport à l’acquisition du langage oral est nécessaire pour accéder à l’apprentissage du langage écrit.

Vygotsky poursuit en disant : « s’il en était ainsi, nous devrions nous attendre à ce que, avec l’assimilation du mécanisme de l’écriture, le langage écrit devienne aussi riche et développé que le langage oral et lui ressemble comme une traduction ressemble à l’original »161. Cette rupture que Vygotsky pose entre le développement du langage oral et celui du langage écrit va à l’encontre des positions que soutiennent Lentin et Bentolila.

Cependant, d’après Vygotsky : « le langage écrit contraint l’enfant à une activité plus intellectuelle. Il le contraint à prendre conscience du processus même de la parole »162. Le langage écrit relève d’un processus volontaire, conscient, tandis que le langage oral reste davantage inconscient. Si l’on observe un écart chez l’enfant entre la maîtrise du langage oral et celle du langage écrit, c’est que la première activité est involontaire et non consciente, tandis que la seconde est abstraite, volontaire et consciente. L’entrée dans l’écrit se singularise par une prise de conscience des processus à l’œuvre dans le langage oral jusque là développé involontairement. « Cette prise de conscience et cette maîtrise de son propre langage par l’enfant ont une importance primordiale pour la maîtrise du langage écrit »163. Ici pourrait se marquer un accord entre Vygotsky et Bentolila, Lentin.

Piaget, représentant de l’approche constructiviste, n’aborde pas directement l’acquisition du langage oral ni du langage écrit. Par contre, les travaux de Ferreiro concernant la psychogenèse du langage écrit s’appuient explicitement sur ceux de Piaget.

Comment conçoit-elle les rapports entre le langage oral et le langage écrit ?

Selon Ferreiro, l’écrit n’est pas la simple transposition codée de l’oral. « L’étude du développement des conceptualisations de l’écrit nous oblige à avoir une vision complexe des rapports oral / écrit, plus proche de la conception d’autonomie relative des deux systèmes »164.

La différence entre l’oral et l’écrit doit être présente dès le début de l’apprentissage du langage écrit : « la séparation entre les mots n’existe pas à l’oral. Personne ne parle en faisant des pauses entre chaque mot, c’est-à-dire en laissant des espaces « sans lettre ». Mais c’est de cette façon que nous écrivons, et le lecteur exploite cette information donnée par la séparation des mots, assez précocement »165. L’établissement des différences entre oral et écrit est important « si l’on veut rompre avec une tradition selon laquelle il faut d’abord travailler et améliorer l’expression orale pour parvenir à une bonne expression écrite »166.

Autrement dit, Ferreiro ne conçoit pas l’oral et l’écrit dans une perspective linéaire. Elle ne pose pas non plus l’un comme pré-requis indispensable pour maîtriser l’autre. L’oral et l’écrit sont bien deux systèmes distincts qui entretiennent des relations complexes, l’oral jouant indubitablement un rôle dans la psychogenèse du langage écrit : « dans le cas particulier de la psychogenèse de la réflexion sur la langue, il semble nécessaire d’analyser, d’une part, ce qui se rattache à la connaissance du locuteur en tant que tel en faisant abstraction de sa connaissance de l’écrit et, d’autre part, ce qui se rattache à sa connaissance de la représentation graphique de la langue. Il semble difficile de concevoir les deux évolutions autrement que comme interdépendantes »167. Notre recherche s’inscrit dans le cadre de cette interdépendance et non dans la perspective d’une linéarité entre l’oral et l’écrit comme le titre du présent travail pouvait le laisser supposer.

Selon Ferreiro, l’apprentissage du langage écrit se réalise, à ses premières étapes, à distance du langage oral. Elle adopte ainsi une position plus nuancée par rapport à celle de Vygotsky pour qui le langage écrit est l’opposé polaire du langage oral. C’est à partir de l’interprétation de supports écrits ou d’une production graphique que l’enfant construit sa conceptualisation de l’écrit.

Pendant la première période de la psychogenèse du langage écrit décrite par Ferreiro, l’enfant cherche à différencier les marques iconiques (qui relèvent du dessin) des marques non iconiques (qui caractérisent les lettres écrites). L’enfant s’interroge sur la distinction entre dessiner et écrire. Si l’enfant distingue les lettres des marques iconiques, les lettres ne veulent cependant rien dire, elles n’ont pas le statut d’objets substituts.

Lors de la deuxième étape, l’enfant entre dans une activité d’interprétation et de production d’écrits. Ferreiro se penche davantage sur l’écrit et sur la construction de modes de différenciation entre les enchaînements de lettres. Cette construction se réalise selon deux axes : un axe quantitatif selon lequel une quantité minimale de lettres est requise pour pouvoir constituer un mot, une entité interprétable ; un axe qualitatif, celui de la variété intra-figurale : une même entité ne peut comprendre les mêmes lettres, un minimum de variété de lettres est requis. L’enfant commence à lire et à écrire, notamment en s’interrogeant sur la manière d’écrire des mots différents.

La troisième période fait appel au langage oral : il s’agit de la période de phonétisation de l’écrit. Cette période se divise en deux parties :

  • Une période syllabique où l’enfant est guidé par l’hypothèse syllabique : il fait correspondre à chaque lettre écrite une syllabe du mot. La correspondance est purement quantitative.
  • Une période alphabétique où l’enfant accède aux principes de base du système alphabétique.

Ainsi le langage oral n’intervient qu’à la troisième étape lors de la constitution du système alphabétique de la langue. La phonétisation permet à l’enfant d’établir des correspondances qualitatives entre les graphèmes et les phonèmes, et non plus seulement quantitatives.

Une question se pose à l’issue de cette présentation de la psychogenèse du lire-écrire chez l’enfant : « l’élucidation des étapes de la psychogenèse du « lire-écrire » chez l’enfant autorise-t-elle à inférer quelque chose des processus cognitifs à l’œuvre chez l’adulte « mauvais lecteur » »168, plus particulièrement chez les personnes en situation d’illettrisme ? A travers son article169, Ferreiro montre qu’une telle inférence est possible, l’illettrisme résultant « d’un mauvais rapport avec le texte, un rapport établi avec un objet produit par d’autres, prêt à être contemplé, reproduit et admiré, mais traité toujours comme un objet qui n’appartiendra jamais à l’apprenti »170.

Cette problématique nodale questionne la légitimité d’un transfert des connaissances que Piaget a établies relativement à l’évolution de la pensée enfantine vers le fonctionnement cognitif adulte déjà organisé. Ultérieurement (au chapitre 4 de cette partie), nous verrons comment Vermersch (1979) traite cette question.

En conclusion de ce premier point, nous retenons que le mouvement qui mène du langage oral vers le langage écrit n’est pas aussi linéaire que le laissaient à penser les travaux des deux linguistes, Bentolila et Lentin, précédemment étudiés. Le passage du langage oral vers le langage écrit nécessite un saut développemental qualitatif, les deux acquisitions se renforçant mutuellement au fil du temps. Ce mouvement est donc un mouvement complexe unissant deux pôles en interaction constante : le langage oral et le langage écrit.

Le langage écrit ne s’inscrit donc pas en continuité par rapport au langage oral. Une rupture est à l’œuvre au cours du développement de ces deux systèmes. Sommes-nous dans le cadre d’une dialectique entre continuité et discontinuité ainsi que Piaget le soutient à propos des stades du développement cognitif de l’enfant ? En effet, « à côté de cette discontinuité de l’apparition des instruments cognitifs (discontinuité structurale) J. Piaget insiste sur l’existence d’une continuité fonctionnelle ; comment dès lors est attestée l’existence d’une discontinuité ? Elle est attestée par deux types de faits : a) l’existence d’une coupure et b) l’existence et la répétition d’un processus de reconstruction : les décalages »171. Sommes-nous en revanche dans le cadre d’une rupture franche entre le langage oral et le langage écrit, ainsi que le laisse à penser Vygotsky, chacun des deux systèmes évoluant dans une dynamique propre ? En effet, selon Vygotsky, « le langage écrit est l’opposé polaire du langage oral »172. Nous laissons cette question ouverte, sachant que dès lors qu’il y a rupture ou discontinuité entre deux systèmes, la présence d’un médiateur, en position d’intermédiaire, se justifie pour aider l’apprenant à passer d’un système à l’autre.

Après avoir étudié la nature de ce mouvement, interrogeons-nous sur sa tension : vers quoi tend le mouvement menant du langage oral au langage écrit ?

Notes
159.

VYGOTSKY, L.S. (1934). Pensée et langage. Paris : La Dispute, 1997, p. 338.

160.

p. 337-338.

161.

p. 338.

162.

p. 343.

163.

p. 345.

164.

FERREIRO, E., Psycholinguistique et conceptualisation de l’écrit. In BESSE, J.M., DE GAULMYN, M.M., GINET, D., LAHIRE, B., Dirs, L’“illettrisme” en questions. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1992, p. 93.

165.

FERREIRO, E., Culture écrite et éducation. Paris : Retz, 2002, p. 154.

166.

p. 153.

167.

FERREIRO, E., L’écriture avant la lettre. In SINCLAIR, H., Dirs, La production de notations chez le jeune enfant. Paris : PUF, 1988, p. 68.

168.

BESSE, J.M., DE GAULMYN, M.M., LAHIRE, B., Dirs, L’« illettrisme » en questions. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1992, p. 11.

169.

FERREIRO, E., Psycholinguistique et conceptualisation de l’écrit. In BESSE, J.M., DE GAULMYN, M.M., LAHIRE, B., Dirs, L’« illettrisme » en questions. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1992, p. 89-99.

170.

p. 98.

171.

VERMERSCH, P. Peut-on utiliser les données de la psychologie génétique pour analyser le fonctionnement cognitif des adultes ? Théorie opératoire de l’intelligence et registres de fonctionnements. Cahiers de Psychologie, n°22, 1979, p. 63.

172.

VYGOTSKY, L.S. (1934). Pensée et langage. Paris : La Dispute, 1997, p. 472.