B - La tension du mouvement menant de l’oral vers l’écrit : le positionnement des constructivistes.

Selon Vygotsky, le langage oral s’inscrit dans un dialogue, dans une contextualisation, unissant deux interlocuteurs qui se font face. Ceux-ci développent un langage plus implicite, plus elliptique qu’ils ne pourraient le faire dans le cadre du langage écrit. Ils partagent une même situation, ils savent quel est le sujet de leur conversation. D’autre part, les deux interlocuteurs peuvent se voir, percevoir les mimiques de l’autre, ses gestes, l’intonation de son discours (ce qui n’est cependant pas le cas pour une conversation téléphonique, qui de ce fait, nécessitera une abstraction par rapport à la vision de l’autre). Chacun peut donc réajuster son langage oral en fonction de ce qu’il perçoit de l’autre (mimiques de désapprobation, d’incompréhension, …). Tous ces facteurs favorisent une compréhension à demi-mot, une communication par allusions, que ne permet pas le langage écrit. Le langage oral présente ainsi une tendance au raccourci : la syntaxe est simplifiée, certaines phrases sont inachevées, les redites sont fréquentes, …

Par contre, le langage écrit s’adresse à un interlocuteur absent. Les interlocuteurs n’ont aucun contact entre eux et se trouvent dans des situations différentes ; ils n’ont donc pas forcément à l’esprit un sujet commun. Le langage écrit « représente donc une forme de langage développée au maximum et de syntaxe complexe, dans laquelle nous devons utiliser pour énoncer chaque pensée beaucoup plus de mots qu’on ne le fait dans le langage oral »173.

En apprenant le langage écrit, l’enfant apprend à passer du dialogue que permet le langage oral, au monologue que suppose le langage écrit. « Pour la recherche psychologique, il ne fait pas de doute que le monologue représente une forme de langage supérieure, plus complexe, qui historiquement s’est développée plus tard que le dialogue »174.

Qu’entend Vygotsky par le terme de dialogue ?

Le dialogue suppose que deux conditions soient réunies :

En premier lieu, « le dialogue implique toujours que les interlocuteurs sachent de quoi il est question, ce qui, nous l’avons vu, permet de pratiquer toute une série de raccourcis dans le discours oral »175. Dans le cadre du dialogue, les deux contextes, verbal et situationnel, de chaque interlocuteur se rencontrent (selon la définition que donne Jakobson du contexte).

En second lieu, « il implique toujours une perception visuelle de l’interlocuteur, de sa mimique, de ses gestes, et une perception auditive de l’intonation de son discours »176. En effet, l’ensemble de ces facteurs transmet le contexte psychologique intérieur de l’interlocuteur qui s’exprime, ce contexte permettant de comprendre le sens de ses paroles.

« Il est parfaitement clair que ces deux éléments qui facilitent l’abrègement du langage oral – la connaissance du sujet et la transmission directe d’une pensée par l’intonation – sont totalement exclus dans le langage écrit »177. D’où le fait que l’activité de lecture et d’écriture soit un monologue, au sens où Vygotsky le pose en antonyme du dialogue.

« C’est pourquoi, le langage écrit est la forme de langage la plus prolixe, la plus précise et la plus développée. On doit ici transmettre par des mots ce qui est transmis dans le langage oral à l’aide de l’intonation et de la perception directe de la situation »178.

Vygotsky aborde ensuite, par rapport à l’activité d’écriture, le fait qu’on n’écrive pas toujours directement au propre un projet qui est au préalable sous forme d’une pensée, ou également le fait qu’on puisse écrire pour soi. Le sujet peut passer par un brouillon, ou encore par des paroles intérieures avant d’écrire définitivement un manuscrit. Dans le dernier cas, il s’agit d’un brouillon mental. « Ce brouillon mental du langage écrit [tout comme un brouillon manuscrit] est aussi, comme nous avons essayé de le montrer dans le chapitre précédent, un langage intérieur »179. Dans le cas de l’écriture pour soi, l’écrit reste sous la forme d’un brouillon ; il repose alors sur un langage intérieur. Pour Vygotsky, le langage intérieur relève d’un monologue, tout comme pour le langage écrit, au sens où seul un interlocuteur est présent. Cependant, cela ne signifie pas que le langage intérieur et le langage écrit aient la même forme : au contraire, le langage intérieur est fortement contextualisé, à l’image du langage oral, mais il reste un monologue, dans la mesure où c’est le seul individu qui se parle à lui-même. Dans le cadre de l’activité d’écriture, il est donc important de distinguer l’écrit pour autrui, qui relève du langage écrit, décontextualisé à l’extrême, de l’écrit pour soi, qui relève du langage intérieur, fortement contextualisé.

Si le langage oral supposait pour l’enfant une abstraction par rapport au monde concret (une distanciation entre le signifiant appartenant au monde concret et le signifié sonore), le langage écrit suppose une deuxième abstraction, qui présente deux volets : abstraction par rapport à l’aspect sonore du langage et abstraction de l’interlocuteur. L’enfant « doit faire abstraction de l’aspect sensible du langage lui-même, il doit passer au langage abstrait, au langage qui utilise non les mots mais les représentations de mots »180. C’est ainsi que le développement du langage écrit « exige un haut niveau d’abstraction (…), une symbolisation des symboles sonores, c’est-à-dire, une symbolisation au second degré. (…) Le langage écrit est précisément l’algèbre du langage »181, au sens où l’algèbre est plus difficile que l’arithmétique, tout comme le langage écrit par rapport au langage oral.

On remarque donc, dans le développement du langage enfantin, depuis l’accession à la sphère orale jusqu’à l’entrée dans l’écrit, une abstraction croissante, un mouvement développemental d’algébrisation (pour reprendre le terme de Vygotsky) de la pensée et du langage, la pensée enfantine accédant progressivement à des niveaux de représentations supérieures.

Nous évoquions ci-avant la nécessité d’un saut qualitatif développemental pour accéder à l’apprentissage du langage écrit. Vygotsky précise que « l’algèbre du langage – le langage écrit – permet à l’enfant d’accéder au plan abstrait le plus élevé du langage, réorganisant par là même aussi le système psychique antérieur du langage oral »182. L’acquisition de la fonction psychique supérieure du langage écrit vient donc réorganiser, de manière rétroactive, la fonction psychique supérieure du langage oral déjà installée. Le schéma linéaire que semblaient défendre Bentolila et Lentin se trouve ici contrecarré par l’idée d’une rétroaction de l’écrit sur l’oral.

Piaget, quant à lui, n’aborde pas directement (contrairement à Vygotsky) l’acquisition du langage oral et du langage écrit. Cependant, au regard de l’évolution des structures de la pensée qu’il décrit, on peut en déduire que le passage du langage oral (manifesté par des signes oraux) au langage écrit (où sont en jeu des signes écrits) s’inscrit dans un mouvement d’abstraction.

Comment Piaget décrit-il l’évolution des structures de la pensée ?

La pensée, comme intelligence intériorisée, apparaît après l’intelligence sensori-motrice.

L’intelligence sensori-motrice correspond à une connaissance pratique de la réalité sous-tendue par les schèmes sensori-moteurs. Ces schèmes permettent une coordination des actions au niveau pratique.

L’intelligence intériorisée correspond à la pensée et débute avec l’avènement de la représentation. Piaget a identifié 3 niveaux dans le développement de l’intelligence représentative :

  • Le niveau préopératoire qui correspond à une pensée symbolique et intuitive. La pensée représentative apparaît, permettant au sujet de se représenter des actions et ainsi de s’en distancier. « Le propre de la représentation est (…) de dépasser l’immédiat en accroissant les dimensions dans l’espace et dans le temps, du champ de l’adaptation, donc d’évoquer ce qui déborde le domaine perceptif et moteur »183. Le rapport à l’immédiateté est donc moins prégnant qu’au niveau précédent. Avec la pensée représentative, apparaît le langage verbal, s’appuyant sur des signes (les signes étant conçus selon la perspective saussurienne comme une relation entre un signifiant arbitraire, socialement élaboré, et un signifié). Même si cette pensée permet à l’enfant une distanciation d’avec le réel, elle n’en reste pas moins prisonnière des perceptions du monde environnant.
  • Le niveau des opérations concrètes voit la mise en place d’une connaissance logique de la réalité sous-tendue par des schèmes opératoires concrets. Les opérations concrètes correspondent à des actions intériorisées et réversibles qui « portent directement sur les objets : cela revient donc encore à agir sur eux, comme aux niveaux préopératoires, mais en conférant à ces actions (…) une structure opératoire, c’est-à-dire composable de façon transitive et réversible »184. L’enfant est ainsi capable, non seulement d’évoquer la réalité, mais aussi d’agir symboliquement sur elle.
  • Le niveau des opérations formelles correspond à une intelligence abstraite capable d’opérer non plus seulement sur des objets, mais également sur des représentations, ou plus précisément sur des éléments verbaux (propositions) ou symboliques (signes mathématiques). Se produit une reconstruction à un niveau abstrait des opérations effectuées au niveau concret.

Ainsi, l’évolution des structures de la pensée, au cours du développement psycho-génétique, aboutit à une abstraction réfléchissante : « le propre (…) de l’abstraction réfléchissante qui caractérise la pensée logico-mathématique est d’être tirée non pas des objets, mais des actions que l’on peut exercer sur eux et essentiellement des coordinations les plus générales de ces actions telles que réunir, ordonner, mettre en correspondance, etc. »185. Au niveau formel, l’abstraction réfléchissante n’a plus besoin du support des objets concrets et réels.

L’acquisition du langage oral débute au niveau préopératoire avec l’émergence de la fonction symbolique. L’acquisition formelle (c’est-à-dire celle instituée par l’école) du langage écrit correspond à la mise en place des opérations concrètes, c’est-à-dire à un niveau d’abstraction plus élevé que l’acquisition du langage oral.

Dans la lignée des travaux de Piaget, Emilia Ferreiro a conceptualisé une psychogenèse du langage écrit. Selon elle, l’acquisition du langage écrit fait appel à un raisonnement logique spécifique : cette acquisition s’inscrit donc bien dans un mouvement d’abstraction.

L’acquisition du langage écrit par l’enfant est conçue comme une psychogenèse de l’écrit : « c’est-à-dire qu’on peut non seulement distinguer des étapes successives mais encore les rattacher les unes aux autres en termes de mécanismes constitutifs qui donnent raison à la suite des niveaux successifs »186.

Comment situer cette psychogenèse de l’écrit au regard des stades que Piaget a dégagés pour décrire la construction de la pensée enfantine ?

Pour les tenants de la position piagétienne, « les catégories logiques de la pensée semblent jouer le rôle de pré-requis, de sorte qu’ils postulent le niveau de structuration logique propre aux opérations concrètes comme nécessaire pour initier cet apprentissage »187. Ferreiro se défend cependant, tout comme Piaget, d’une position maturationniste selon laquelle il faudrait attendre que l’enfant ait atteint le stade des opérations concrètes pour initier l’apprentissage du lire-écrire. De là découle la préoccupation centrale de Ferreiro : comment un enfant écrit-il ou lit-il avant l’apprentissage institutionnel de la lecture et de l’écriture ?

Si on conçoit l’apprentissage de la langue écrite « comme la compréhension d’un système de représentation, il devient conceptuel. Il consiste à construire un nouvel objet de connaissance et, pour ce faire, à reconstruire les opérations qui ont permis d’engendrer l’objet socialement constitué »188. En apprenant la langue écrite, les enfants sont confrontés à la problématique propre à la construction d’un système de représentation. Un niveau minimal d’abstraction de la pensée enfantine est donc nécessaire à l’acquisition du lire-écrire, cette acquisition venant renforcer, dans un mouvement dialectique, la pensée abstraite de l’enfant.

Notes
173.

p. 468.

174.

p. 472.

175.

p. 469.

176.

Ibid.

177.

p. 471.

178.

Ibid.

179.

p. 473.

180.

p. 338.

181.

p. 338-339.

182.

p. 339.

183.

PIAGET, J. (1945). La formation du symbole chez l’enfant. Neuchâtel et Paris : Delachaux et Niestlé, 5ème éd., 1970, p. 286.

184.

PIAGET, J., L’épistémologie génétique. Paris : PUF, 1970, p. 44.

185.

PIAGET, J. (1968). Le structuralisme. Paris : PUF, 5ème éd., 1977, p. 18.

186.

FERREIRO, E., L’écriture avant la lettre. In SINCLAIR, H., Dirs, La production de notations chez le jeune enfant. Paris : PUF, 1988, p. 18.

187.

p. 36.

188.

p. 67.