C - Une troisième forme de langage – le langage intérieur – sujet de désaccord entre les constructivistes.

Vygotsky fait intervenir une troisième forme de langage que n’évoquaient ni Bentolila, Lentin, Piaget ni Ferreiro – le langage intérieur – et le situe par rapport au langage oral et au langage écrit.

‘« Le langage intérieur est un langage pour soi. Le langage extériorisé est un langage pour les autres. On ne peut concevoir que cette différence radicale et fondamentale dans les fonctions de l’un et de l’autre puisse ne pas avoir d’effets sur la nature de leur structure »189.’

Le langage intérieur possède une structure particulière : s’adressant au sujet même qui le produit, il est très elliptique, fortement contextualisé. « Nous savons toujours de quoi il est question dans notre discours intérieur. Nous sommes toujours au courant de notre situation intérieure. Le thème de notre dialogue intérieur nous est toujours connu »190. « Même si [le langage intérieur] devenait audible à un étranger, il resterait incompréhensible à tous hormis au locuteur lui-même puisque personne ne connaît le champ psychique dans lequel il se développe »191. C’est pourquoi le langage intérieur relève davantage du monologue, tout comme le langage écrit. Cependant, le langage écrit est bien différent du langage intérieur : il correspond en effet à une syntaxe développée à l’extrême et décontextualisée : « c’est un langage orienté vers une intelligibilité maximale pour autrui »192 ; sur le versant de l’écriture, le langage écrit est adressé à quelqu’un d’autre que le sujet lui-même (il s’agit de l’écriture pour autrui ; l’écriture pour soi relève du langage intérieur, fortement contextualisé) ; sur le versant de la lecture, l’auteur de l’écrit n’est pas le sujet qui en prend connaissance. La décontextualisation est maximale.

Le langage oral correspondrait à une forme intermédiaire, plus ou moins décontextualisé selon les circonstances : « rappelons encore une fois que les élisions et les raccourcis se manifestent dans le langage oral lorsque les deux interlocuteurs connaissent à l’avance le sujet du jugement énoncé »193. Sur ce point, Bentolila et Lentin sont en accord avec Vygotsky.

« Le passage du langage intérieur réduit au maximum, langage pour soi, au langage écrit développé au maximum, langage pour autrui, exige de l’enfant des opérations très complexes de construction volontaire du tissu sémantique »194. Il exige un mouvement de décontextualisation et d’abstraction croissant.

Sur un plan développemental, comment se constitue le langage intérieur ?

Pour Vygotsky, le langage intérieur résulte d’un processus de transformation du langage égocentrique enfantin. Rappelons que pour Piaget, le destin du langage égocentrique est de s’amenuiser en devenant un langage socialisé. « Nous sommes (…) enclin à voir dans l’égocentrisme du langage enfantin décrit par Piaget le moment génétique le plus important dans la transition du langage extériorisé au langage intérieur »195. Une étude du langage égocentrique de l’enfant (langage qu’il oralise et qui donc peut être enregistré puis analysé) permet de dégager « une tendance absolument originale à l’abrègement de la phrase, de la proposition, qui conserve la prédication et les éléments qui s’y rapportent tandis que le sujet et les mots qui s’y rattachent sont omis »196. Cette tendance est ensuite retrouvée dans le langage intérieur.

Langage égocentrique et langage intérieur jouent le même rôle de support de l’activité mentale, notamment lors de la réalisation de tâches complexes nécessitant une prise de conscience et une réflexion.

Si, selon la perspective linguistique, le parler juste est la condition nécessaire d’un lire-écrire juste, la perspective développementale constructiviste et socio-constructiviste vient nuancer ce schéma linéaire, mettant en relief la nature complexe des liens qui unissent l’acquisition du langage oral et l’acquisition du langage écrit. Néanmoins, cette dernière perspective n’invalide pas l’idée qu’un appui sur le langage oral serait pertinent pour entrer dans l’écrit. Sachant, d’une part que le travail à mener auprès des personnes en situation d’illettrisme serait un travail de décentration et de coordination des points de vue, au niveau du langage oral, et que, d’autre part, le mouvement qui mène du langage oral au langage écrit tend vers l’algébrisation, quelle pourrait être la nature de cet appui oral ? Le chapitre qui suit s’efforcera de répondre à cette question.

Notes
189.

VYGOTSKY, L.S. (1934). Pensée et langage. Paris : La Dispute, 1997, p. 442-443.

190.

p. 475.

191.

p. 342.

192.

Ibid.

193.

p. 475.

194.

p. 342.

195.

p. 105-106.

196.

p. 463.