I – La prise de conscience selon Piaget : un processus de conceptualisation, se soutenant d’un mouvement d’abstraction.

Dans son ouvrage Réussir et comprendre, Piaget explore les similitudes et les différences entre « réussir » qui relève du « savoir faire » et « comprendre » qui correspond à la conceptualisation, que cette dernière soit postérieure à l’action ou bien qu’elle agisse en retour sur l’action. Comme le souligne Piaget, l’action est une connaissance autonome : « l’action constitue une connaissance (un « savoir faire ») autonome, dont la conceptualisation ne s’effectue que par prises de conscience ultérieures »199. La conceptualisation se réalise avec un temps de retard sur la réussite en acte, ce qui renforce l’idée d’autonomie de l’action. Il existe des connaissances présentes dans l’action et non conceptualisées. Selon Vermersch, ces connaissances sont non conscientes : « des conceptions de Piaget sur la prise de conscience, on peut dégager l’idée de non-conscient comme le niveau premier dans la microgenèse des connaissances précédant le niveau suivant qui serait celui de la conceptualisation, de la mise en mot explicite, donc de la prise de conscience »200. On voit déjà apparaître des paliers dans le processus de prise de conscience, paliers que l’on exposera plus loin. Vermersch formalise ces idées de non conscience et de conscience : « il y a une conscience non-consciente d’elle-même et une conscience réfléchie qui l’est »201. Non conscience et conscience s’entendent par rapport aux étapes de la prise de conscience.

Si l’on voulait définir ces termes, nous pourrions dire que « réussir » se rattache plus à l’action, dans son aspect non-conscient, tandis que « comprendre » renvoie à la conceptualisation, qui lui succède, dans son aspect conscient, l’étape aboutie de la prise de conscience. Comme le souligne Piaget, « réussir c’est comprendre en action une situation donnée à un degré suffisant pour atteindre les buts proposés, et comprendre c’est réussir à dominer en pensée les mêmes situations jusqu’à pouvoir résoudre les problèmes qu’elles posent quant au pourquoi et au comment des liaisons constatées et par ailleurs utilisées dans l’action »202. Si la réussite en acte précède la conceptualisation, il est bon de souligner que cette dernière peut avoir des effets en retour sur l’action. Selon Piaget, « ce que la conceptualisation fournit à l’action c’est un renforcement de ses capacités de prévision et la possibilité, en présence d’une situation donnée, de se donner un plan d’utilisation immédiate »203.

Nous voudrions souligner en second lieu l’idée qu’a développée Piaget selon laquelle la prise de conscience constitue un travail cognitif, opère une véritable reconstruction d’un plan sur un autre. La prise de conscience est « un processus bien plus complexe qu’un simple éclairage intérieur »204. Piaget poursuit : « en ce qui concerne la conceptualisation, celle-ci est loin de ne constituer qu’une simple lecture : elle est une reconstruction, et qui introduit des caractères nouveaux sous la forme de liaisons logiques, avec mise en connexion de la compréhension et des extensions, etc. »205. Cela nous renvoie à l’idée des paliers successifs de la prise de conscience que nous aborderons plus loin.

Centrons-nous à présent sur le mouvement qui anime la prise de conscience. Selon Piaget, « la prise de conscience procède de la périphérie au centre »206.

Voici le schéma qu’il propose :

Schéma n°3 : La prise de conscience procède de la périphérie au centre.
Schéma n°3 : La prise de conscience procède de la périphérie au centre.

On y retrouve un des fondements de sa position constructiviste : la connaissance n’est pas tout entière contenue dans le sujet ; elle ne provient pas entièrement de l’objet de connaissance, mais résulte de l’interaction d’un sujet connaissant avec l’objet de connaissance. La périphérie est justement ce point d’interaction, de « réaction la plus immédiate et extérieure du sujet face à l’objet »207.

La périphérie renvoie donc :

  • au but que le sujet vise
  • au résultat qu’il a obtenu
  • aux effets perceptibles qu’il produit
  • aux données sensorielles les plus saillantes pour lui.

Le centre est constitué par deux points renvoyant au sujet connaissant et à l’objet de connaissance. La prise de conscience se déplace de la périphérie vers le centre : en premier lieu vers les mécanismes centraux C de l’action du sujet, en second lieu vers les propriétés intrinsèques de la prise de connaissance de l’objet (C’).

« Les démarches cognitives orientées vers C’ et C sont toujours corrélatives, cette solidarité constituant la loi essentielle de la compréhension des objets comme de la conceptualisation des actions »208.

La prise de conscience part de la périphérie, c’est-à-dire des buts et résultats pour s’orienter vers le centre, les régions centrales de l’action « lorsqu’elle cherche à atteindre le mécanisme interne de celle-ci : reconnaissance des moyens employés, raisons de leur choix ou de leur modification en cours de route, etc. »209

Le mouvement allant de P vers C constitue un processus d’intériorisation, à l’œuvre dans la construction des structures logico-mathématiques. Le mouvement allant de P vers C’ renvoie à un processus d’extériorisation, conduisant à l’élaboration de la causalité.

Pour Piaget, la conceptualisation est associée au mécanisme de la prise de conscience qui consiste en une reconstruction sur le plan d’une représentation cognitive de ce qui avait été acquis sur celui de l’action. La conceptualisation correspond au passage de l’action matérielle à la représentation cognitive, générale et abstraite de cette action.

‘« La prise de conscience d’un schème d’action transforme celui-ci en un concept, cette prise de conscience consistant donc essentiellement en une conceptualisation »210.
« Le mécanisme de la prise de conscience apparaît en tous ces aspects comme un processus de conceptualisation reconstruisant puis dépassant, au plan de la sémiotisation et de la représentation, ce qui était acquis à celui des schèmes d’action »211.’

La prise de conscience, qui correspond à une conceptualisation, se soutient, pour Piaget, d’un mouvement d’abstraction. Piaget distingue 4 formes d’abstraction :

  • L’abstraction empirique, tirée des propriétés du réel, des objets manipulés par le sujet. Cette abstraction intervient dans la formation des connaissances physiques ou empiriques. Elle est utilisée « à partir des données de fait ou observables »212.
  • L’abstraction pseudo-empirique qui correspond aux formes élémentaires de l’abstraction réfléchissante.
  • L’abstraction réfléchissante, issue des actions que le sujet effectue sur les objets, et non plus des seuls objets. Cette abstraction sous-tend la formation des connaissances logico-mathématiques. Soulignons que l’abstraction réfléchissante peut demeurer inconsciente ou devenir consciente comme l’indique Piaget : « mais encore faut-il distinguer deux paliers en ce qui concerne cette dernière : elle peut demeurer inconsciente, donc ignorée du sujet […] l’abstraction réfléchissante peut devenir consciente »213.
  • L’abstraction réfléchie, qui s’accompagne d’une prise de conscience et d’une formulation, voire d’une formalisation, des éléments qui ont été abstraits. L’abstraction réfléchie apparaît comme le produit conscient des abstractions réfléchissantes. « Ce participe passé indiqu[e] le résultat du processus réfléchissant »214. Si l’abstraction réfléchissante n’est pas forcément accompagnée d’une prise de conscience, l’abstraction réfléchie est sous-tendue par une prise de conscience.

Le mouvement de la prise de conscience se réalise de l’abstraction empirique vers l’abstraction réfléchie.

Au cours du développement intellectuel ontogénétique, le processus d’abstraction se modifie : les abstractions pseudo-empiriques, nombreuses au départ, diminuent progressivement alors que les abstractions réfléchies se développent. Selon Piaget, l’abstraction réfléchissante s’épure toujours davantage, dans le sens où elle n’a plus besoin du support des objets concrets ni de l’abstraction empirique. Elle peut fonctionner à l’état pur : cette étape annonce l’accession du sujet à une pensée formelle.

Piaget décrit ensuite « comment évolue l’action dans ses rapports avec la conceptualisation qui caractérise la prise de conscience »215, autrement dit, les différents temps qui caractérisent le processus d’abstraction réfléchissante.

« Le premier de ces paliers est celui de l’action matérielle sans conceptualisation, mais dont le système des schèmes constitue déjà un savoir très élaboré »216.

Le second palier met en jeu le processus de réfléchissement, qui assure le passage du plan de l’action au plan de la représentation. C’est donc le palier « de la conceptualisation, tirant ses éléments de l’action grâce à ses prises de conscience, mais en y ajoutant tout ce que comporte de nouveau le concept par rapport au schème »217.

Le troisième palier, quant à lui, est caractérisé par un processus de réflexion ou réorganisation de ce qui a été construit sur le plan précédent. « Contemporain des opérations formelles se constituant vers 11-12 ans, il est celui des « abstractions réfléchies » (…) Son mécanisme formateur (…) consiste en opérations à la seconde puissance »218.

En conclusion, la prise de conscience consiste en une conceptualisation, soit un passage du plan de l’action au plan de la représentation sémiotisée (sous forme de langage, d’images mentales, …), sous-tendue par un mouvement d’abstraction.

Nous venons d’étudier le mécanisme de la prise de conscience chez Piaget. Un chercheur dont le champ de référence est constitué par la psychologie et la psychothérapie a repris ces travaux pour décrire le processus de la prise de conscience chez l’adulte. Or, Piaget a développé ses travaux sous l’angle du développement psychogénétique de l’enfant. Dès lors, nous pouvons nous demander, avec Vermersch : « Peut-on utiliser les données de la psychologie génétique pour analyser le fonctionnement cognitif des adultes ? »219. Nous allons à présent nous pencher sur ce point.

Dans cet article dont nous venons de citer le titre, Vermersch s’interroge sur la possibilité et la légitimité de recourir aux théories psychogénétiques décrivant le développement de l’enfant pour expliquer et analyser le fonctionnement cognitif chez l’adulte. Il indique que « l’étude de l’adulte se heurte d’emblée à une difficulté majeure : la très grande complexité d’un organisme tout constitué »220. Vermersch, avec Piaget, se questionne sur la possibilité d’une coexistence, au sein du fonctionnement cognitif de l’adulte, des connaissances résultant de chacun des stades traversés par l’enfant (stade sensori-moteur, période pré-opératoire, stade opératoire concret puis formel). « L’hypothèse générale que nous retenons de la psychologie génétique pour caractériser l’architecture de l’intelligence de l’adulte est donc que celui-ci peut mettre en jeu une pluralité de fonctionnements cognitifs différents »221. Mais il serait erroné de parler de stade chez l’adulte. Vermersch lui substitue le terme de registre : « pour l’adulte nous avons choisi le terme de registre qui est plus neutre que niveau »222. Au final, il retient quatre registres de fonctionnement : « un registre agi, un registre figural, un registre concret, un registre formel »223. En conclusion, il souligne que ce passage des théories psychogénétiques appliquées au développement de l’enfant vers les registres de fonctionnement chez l’adulte relève d’une extrapolation. Cette hypothèse qu’il formule concernant la coexistence chez l’adulte de registres de fonctionnement est une tentative pour répondre à un problème « qui demeure, quelle que soit la valeur de cette réponse »224. Sans résoudre entièrement le problème, nous avons voulu avec Vermersch poser quelques réflexions autour de ce qui nous autorise à passer d’une conception théorique basée sur les stades piagétiens vers un modèle de fonctionnement cognitif chez l’adulte puisque notre dispositif formatif, puis notre pédagogie de l’explicitation, seront destinés à un public d’adultes.

Nous allons à présent examiner la manière dont Vermersch s’est emparé de la théorie piagétienne de la prise de conscience pour formaliser son concept central d’explicitation.

Notes
199.

p. 231-232.

200.

VERMERSCH, P. Les connaissances non-conscientes de l’homme au travail. Le journal des psychologues, 1991, n°84, p. 55.

201.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 74.

202.

PIAGET, J., Réussir et comprendre. Paris : PUF, 1974, p. 237.

203.

p. 234.

204.

PIAGET, J., La prise de conscience. Paris : PUF, 1974, p. 9.

205.

p. 277.

206.

p. 263.

207.

Ibid.

208.

p. 264.

209.

p. 263.

210.

p. 261.

211.

p. 271.

212.

p. 274

213.

Ibid.

214.

p. 275.

215.

Ibid.

216.

p. 277.

217.

p. 278

218.

Ibid.

219.

VERMERSCH, P. Peut-on utiliser les données de la psychologie génétique pour analyser le fonctionnement cognitif des adultes ? Théorie opératoire de l’intelligence et registres de fonctionnements. Cahiers de Psychologie, 1979, n°22, p. 59-74.

220.

p. 60.

221.

p. 66. C’est l’auteur qui souligne.

222.

Ibid.

223.

p. 67.

224.

p. 72.