II – L’explicitation : une prise de conscience provoquée.

Pour commencer ce nouveau point consacré à l’explicitation, nous allons nous centrer sur l’étymologie de ce terme. Nous ferons un lien entre cette étymologie et la théorisation de Piaget sur la prise de conscience, puis nous étudierons ce concept chez Vermersch.

« Explicitation » renvoie à l’adjectif « explicite ». Débutons cette étude en abordant l’étymologie de l’antonyme d’« explicite » : « implicite ». D’après l’outil TFLI225, le terme apparaît en 1549 avec la signification « compliqué, embrouillé », puis « peu clair » en 1671, puis « sous entendu, non énoncé en termes exprès » en 1690. « Implicite » vient du latin classique « implicitus » « enveloppé », une des formes du participe passé de « implicare ». Ce dernier terme, issu du latin classique, signifie « plier dans, entortiller, emmêler » (composé du préfixe « in- » et du verbe « plicare » : « plier, replier, enrouler »). « Implicite » désigne donc ce qui est contenu dans les plis.

Comment peut-on raccrocher cette étymologie avec la théorie de la prise de conscience de Piaget ? On pourrait dire que l’implicite renvoie à ce qui est contenu dans les plis de l’inconscient que Piaget a étudié, à savoir l’inconscient cognitif. « Pour Piaget, l’inconscient cognitif (opposé à l’inconscient de la psychanalyse […]) concerne les structures opératoires de l’intelligence »226. Il existe deux catégories de non-conscient227 : le non-conscient pathologique que Freud a étudié avec une théorisation de l’appareil psychique et le non-conscient normal qui nous intéresse ici. « On peut distinguer quatre grandes catégories de connaissances non conscientes »228 :

Centrons-nous à présent sur l’étymologie du terme « explicite ». D’après l’outil TFLI230, l’adjectif « explicite » apparaît en 1488 avec le sens suivant : « qui est clairement exprimé », emprunté au latin « explicitus » signifiant « clair », participe passé adjectivé de « explicare ». Ce dernier terme renvoie à « déployer » et « exposer clairement », dérivé de « plicare » : « plier ». « Expliciter » signifie donc « faire sortir hors des plis », dans un mouvement décrit par l’étymologie latine, qui est un mouvement de « déploiement ».

Nous rapprochons ce mouvement du processus de prise de conscience défini par Piaget. La prise de conscience s’opère dans un déploiement cognitif depuis une faible clarté manifestée par l’action, le niveau du faire, jusqu’à une clarté maximale, la clarté conceptuelle, offerte par la mise en mots, le niveau du dire. L’explicitation se modèle donc bien sur les étapes de la prise de conscience piagétienne, elle correspond à un processus, un mouvement de déploiement depuis les connaissances non-conscientes contenues dans l’action jusqu’à la clarté procurée par la conceptualisation. L’implicite correspondrait au niveau des abstractions empiriques et l’explicite maximal renverrait au niveau des abstractions réfléchies, du côté de la conscience. Vermersch a théorisé ces dimensions de non-conscient et de conscient à travers les concepts de « connaissances préréfléchies », c’est-à-dire antérieures à la prise de conscience, et « connaissances réfléchies », c’est-à-dire qui ont accédé à la conscience.

Le terme d’explicitation comporte deux sens qui se rejoignent dans notre travail doctoral : en premier lieu, amener la personne en situation d’illettrisme à expliciter, c’est la conduire en dehors des plis de la connivence, de la très grande proximité, selon Bentolila. C’est donc l’amener à développer un langage qui soit le plus clair possible, qui comporte des connecteurs temporels et logiques. Pour œuvrer dans cette perspective, nous faisons l’hypothèse qu’il faudrait la guider vers un travail métacognitif, un travail réflexif dans lequel elle fera retour sur ses propres processus mentaux, le travail d’explicitation tel que le propose Vermersch, qui par son mouvement de déploiement du faire vers la mise en mots, sera à même de favoriser le passage de l’oral à l’écrit chez cette personne. Expliciter pour sortir des plis de la connivence peut se travailler de concert avec l’explicitation pour sortir des plis du non-conscient.

Nous allons à présent nous centrer sur le concept d’explicitation tel que Vermersch l’a théorisé, abordant les dimensions de connaissances préréfléchies et réfléchies.

C’est sa formation de psychologue qui amène ce chercheur à proposer une théorisation autour de la prise de conscience développée par Piaget. Vermersch explique en premier lieu que l’explicitation se modèle sur les étapes de la prise de conscience. Il a modélisé les étapes du passage du préréfléchi au réfléchi. Avant d’explorer les principaux états et processus de la prise de conscience, nous allons voir ce que Vermersch entend lorsqu’il emploie les termes de « préréfléchi » et « réfléchi ».

Ce chercheur, se basant sur les apports de Husserl et de Sartre, distingue la conscience préréfléchie de la conscience réfléchie. La conscience préréfléchie correspond à un vécu non conceptualisé, une connaissance en acte non conscientisée, antérieure à la prise de conscience. Vermersch la nomme avec Husserl « conscience directe »231. Piaget parle quant à lui plutôt de « conscience en acte ». Dans le cadre de la conscience réfléchie, « Je est présent au fait d’être conscient du monde »232. Vermersch précise : « « connaître » appartient à la « conscience réfléchie ». Entre l’une et l’autre, se situe l’activité cognitive de « prise de conscience » »233. Cette activité s’opère par une action de « réfléchissement », c’est-à-dire « le mouvement qui conduit du vécu préréfléchi (Piaget parle plutôt de conscience en acte) à la conscience réfléchie de ce vécu »234. Le réfléchissement – au sens de réflexion « de » - est à distinguer de l’action de « réflexion » qui correspond au « mouvement de la conscience qui prend pour objets des données déjà réflexivement conscientes »235, soit réflexion « sur ».

Comment peut-on lier ce processus de prise de conscience à ce concept que crée Vermersch : l’explicitation ? En première approche, nous pouvons dire que la prise de conscience peut être décrite comme « un passage de l’implicite du vécu à l’explicite de la conscience réfléchie »236. L’implicite du vécu correspond à la conscience préréfléchie, à ce qui dans notre vécu reste non conscient, non conceptualisé, c’est-à-dire en acte. L’explicitation consiste à mener le sujet de l’implicite de son vécu vers la conscience réfléchie, par le biais du réfléchissement puis de la réflexion.

Ces définitions posées, nous allons pouvoir à présent nous centrer sur la modélisation que propose Vermersch du passage du préréfléchi au réfléchi. Il reprend les différentes étapes de la prise de conscience en un schéma récapitulant les principaux états et processus de la prise de conscience.

Schéma n°4 : Modélisation des étapes du passage du préréfléchi au réfléchi selon Piaget.
Schéma n°4 : Modélisation des étapes du passage du préréfléchi au réfléchi selon Piaget.

Lors de l’étape I, le sujet possède une connaissance en acte ou connaissance préréfléchie qui n’est pas encore conscientisée. En effet, on peut très bien réussir une action sans être conscient des processus qui ont permis de mener à bien cette action. C’est cette réflexion qui sous-tend l’ouvrage Réussir et comprendre de Piaget. Par le processus de réfléchissement (qui correspond au second palier décrit par Piaget237), se réalise « un processus de projection d’une réalité d’un plan sur un autre plan : par exemple, du plan de l’action au plan de la représentation »238. Ce processus n’est pas un simple transfert mécanique mais bien une réelle reconstruction d’une connaissance d’un plan vers un autre plan.

Dès lors, le vécu devient représenté, mais sous la forme de signifiants pour soi, privés : ceux-ci peuvent prendre la forme d’images mentales, de langage ou d’autres signes. Concernant les signifiants qui prennent la forme de langage, Vermersch fait un parallèle avec le langage intérieur tel que Vygotsky239 le décrit.

Le vécu représenté est ensuite thématisé, la thématisation correspondant à « une mise en mots, qui va faire franchir un nouveau stade dans la prise de conscience, dans la mesure où le langage permet une élaboration conceptuelle plus poussée que tout autre moyen »240. Le sujet passe donc d’une mise en mots pour soi (langage intérieur) à une mise en mots pour l’autre (langage oral). Ce passage témoigne d’un effort de décontextualisation : le sujet doit quitter une contextualisation maximale pour faire un effort de décontextualisation, c’est-à-dire de décentration par rapport à son point de vue, où le contexte psychique du locuteur est pris en compte. Le produit de cette thématisation est un vécu verbalisé, « habillé » par des significations.

Puis se joue un processus de réflexion qui correspond au 3ème palier que décrit Piaget241, la réflexion correspondant à l’abstraction réfléchie. Le sujet ne réfléchit plus simplement le vécu, ce qui correspondrait au réfléchissement et à la thématisation où s’opère un passage sur le plan de la représentation d’un contenu qui n’était qu’agi. Ici, le sujet réfléchit sur le vécu, c’est-à-dire prend « pour objet de réflexion le contenu de la représentation, lui-même produit du réfléchissement de l’agi »242. Il en résulte des objets de pensée, un vécu comme objet de connaissance.

Etudions à présent les liens entre l’explicitation, comme prise de conscience provoquée, et la mémoire. La prise de conscience met en jeu la mémoire, elle « suppose la remémoration puisqu’elle se situe toujours a posteriori de l’activité étudiée »243. Selon Vermersch, la mémoire en jeu dans l’explicitation est plutôt la mémoire épisodique ou autobiographique, « c’est-à-dire un type de mémoire dont le contenu est indexé sur le contexte vécu »244. Ce type de mémoire est bien distinct de la mémoire sémantique, c’est-à-dire la mémoire des connaissances décontextualisées (elle renvoie au stock de connaissances organisé qu’une personne possède, en ce qui concerne le monde aussi bien que le langage et son utilisation). La mémoire épisodique ou autobiographique contient tous nos souvenirs, toutes nos expériences personnelles. Les souvenirs y sont organisés en fonction de leurs relations temporelles et contextuelles. Cette mémoire possède un ancrage dans la trame personnelle vécue, au contraire de la mémoire sémantique. On peut également rapprocher l’explicitation des modèles de la mémoire implicite ou non intentionnelle. Comme le souligne Vermersch, « l’explicitation met en œuvre une mémoire non intentionnelle, au sens où les événements qui seront rappelés ne font pas l’objet d’un projet de mémorisation »245. La mémoire implicite recouvre des processus automatiques se réalisant en dehors de la conscience, alors que la mémoire explicite comprend des processus mnésiques délibérés et conscients. L’enjeu de l’explicitation va consister, à partir d’une mémoire implicite ancrée dans une conscience préréfléchie, à cheminer, grâce aux processus de réfléchissement et de réflexion, vers une conscience réfléchie, ce cheminement partant d’un ancrage vécu relevant d’une mémoire épisodique ou autobiographique. Le modèle de mémoire sur lequel Vermersch se base, modèle tombé en désuétude dans la recherche théorique mais qui conserve une portée praxéologique est celui de la mémoire involontaire « ou encore comme je le nommerai à la suite de G. Gusdorf « mémoire concrète » »246. Les données théoriques sur la mémoire concrète ouvrent des pistes pratiques pour conduire un questionnement d’explicitation visant au passage d’un vécu en acte à un vécu objet de réflexion, questionnement développé par Vermersch dans sa technique de l’entretien d’explicitation que nous verrons dans un troisième point. L’essentiel de cette technique se base sur l’instauration d’un pont sensoriel avec le vécu passé.

L’explicitation correspond donc pour Vermersch à une prise de conscience provoquée. « Prise de conscience dans la mesure où elle s’ajuste sur cette conduite telle que Piaget l’a modélisée. Provoquée, dans la mesure où elle est le fruit d’une médiation entre un intervieweur qui guide, accompagne, de manière à ce que toutes les conditions d’un réfléchissement soient remplies »247.

Cette explicitation n’est pas naturelle, ou du moins automatique : dans son étude de la prise de conscience, Piaget a montré qu’il peut y avoir réussite ou échec en acte sans pour autant qu’il y ait compréhension de ce qui a amené à la réussite ou à l’échec. « La cause de la conduite de prise de conscience est essentiellement extrinsèque au sujet »248. Le médiateur, en tant qu’accompagnateur, guide extérieur, apparaît donc comme un élément nécessaire à l’explicitation.

Vermersch précise : « dans la mesure où cette opération cognitive de prise de conscience – ou, comme le nomme Piaget, de « réfléchissement » - ne se réalise pas automatiquement, il faut la provoquer, l’accompagner, la solliciter. Et là, des obstacles apparaissent, qu’il faut dépasser par l’acquisition de différentes techniques d’entretien »249. Nous explorerons plus avant cette technique d’entretien qu’a développé Vermersch et qu’il a nommée « entretien d’explicitation ». Nous y verrons le double rôle d’accompagnateur et de guide (au sens de Le Bouëdec250) que doit jouer le médiateur en explorant la dimension de la plus ou moins grande directivité qu’il opère au cours de l’entretien d’explicitation.

Vermersch parle d’une véritable rupture épistémologique (au sens de Bachelard251) entre vivre et connaître son expérience. Cela est lié, ainsi que nous l’avons vu précédemment, au fait que l’action est une connaissance autonome, opaque à celui qui l’accomplit. « L’aide d’une médiation intersubjective »252 apparaît donc indispensable. Il doit s’agir d’une médiation experte ainsi que le souligne Vermersch, le médiateur doit se former à la technique d’explicitation qui constitue un véritable savoir-faire. D’ailleurs, « l’acquisition d’un savoir-faire relève d’une formation expérientielle »253. J’ai réalisé ce type de formation lors d’un stage au GREX254 en 2005 afin d’acquérir une expertise en matière d’entretien d’explicitation, de me poser en médiatrice experte face aux personnes en situation d’illettrisme que j’ai interviewées. Nous avons pu alors mesurer une des difficultés majeures de cette médiation : elle est largement contre intuitive : « l’aide à l’explicitation que j’ai développée est basée sur le guidage de la personne vers cette activité réfléchissante et propose pour ce faire une médiation qui doit faire l’objet d’un apprentissage parce que contre intuitive »255.

Notre dispositif formatif va reposer pour une bonne part sur une logique de médiation à un double niveau : médiation du formateur-chercheur tout d’abord mais aussi, comme nous le reverrons par la suite, médiation de l’outil mental constitué par le langage. Nous souhaiterions à présent asseoir les bases théoriques du concept de médiation.

En premier lieu, opérons un détour étymologique. Le terme « médiateur » apparaît en 1265 et vient du bas latin « mediator », de « mediare », s’interposer, de « medius », « qui est au milieu »256. Le médiateur renvoie à une personne ou à une chose qui sert d’intermédiaire, de lien entre deux ou plusieurs entités. « Médiation » apparaît au XIIIe siècle sous l’acception « division par deux ». Cela désigne le fait de servir d’intermédiaire entre deux ou plusieurs choses. Soulignons que « médiat » est l’antonyme d’« immédiat » qui renvoie à ce qui se fait sans intermédiaire. D’après Moal, « le médiateur est quelqu’un qui s’interpose entre deux groupes ou deux situations »257.

Nous reviendrons sur cette étymologie lorsque nous aurons présenté le courant dans lequel s’inscrit la médiation, courant initié par Vygotsky sous le nom de « socio-constructivisme ». Nous nommerons alors les protagonistes de cette médiation, tant à travers la personne du médiateur qu’à travers les entités entre lesquelles celle-ci se pose.

La médiation s’inscrit dans le courant de l’éducabilité cognitive. Comme le souligne Moal, « accepter l’éducabilité cognitive, c’est adhérer à l’idée que l’intelligence est éducable, quels que soient l’âge et le niveau de fonctionnement cognitif manifesté »258. Deux grands penseurs du XXème siècle ont théorisé autour de la médiation sociale : il s’agit de Vygotsky et Bruner qui s’inscrivent dans une perspective socio-constructiviste, à entendre dans une optique tripolaire. Il convient cependant de ne pas négliger la conception constructiviste bipolaire de Piaget. Voici un schéma qui résume cette conception :

Schéma n°5 : Le constructivisme de Piaget : une conception bipolaire.
Schéma n°5 : Le constructivisme de Piaget : une conception bipolaire.

Selon Piaget, la connaissance n’est pas un état mais le résultat d’un processus de construction active effectuée par un sujet apprenant qui interagit avec un objet de connaissance. Le médiateur ne figure pas dans ce schéma bipolaire. Malgré tout, pendant une période, cet auteur a insisté sur le rôle des transmissions sociales. Néanmoins, après cette période, comme le souligne Moal, « Piaget a consacré toute son attention au constructivisme individuel dans les relations que l’enfant entretient avec son environnement physique »259.

Vygotsky et Bruner, dans une optique socio-constructiviste, introduisent le rôle du médiateur, insistant sur l’importance des interactions sociales. Leur modèle tripolaire est présenté ci-après :

Schéma n°6 : Le socio-constructivisme de Vygotsky et Bruner : un modèle tripolaire.
Schéma n°6 : Le socio-constructivisme de Vygotsky et Bruner : un modèle tripolaire.

Selon Vygotsky et Bruner, les autres (expert, pairs) se posent en médiateurs, c’est-à-dire en intermédiaires entre le sujet apprenant et l’objet de connaissance : c’est dans l’interaction d’un sujet connaissant avec un objet de savoir et grâce à la médiation d’autrui que la connaissance peut se construire. Revenons à présent sur l’étymologie du concept de « médiation » : le médiateur dans cette optique socio-constructiviste est incarné par l’autre, qu’il soit expert ou bien pair. Il s’interpose, est au milieu, assure le lien entre le sujet qui essaie de s’approprier un savoir et cet objet de connaissance. Il organise les conditions d’appropriation de l’objet par le sujet apprenant. Dans le cadre du dispositif formatif que nous proposerons à des personnes en situation d’illettrisme, nous nous posons, en tant que formateur-chercheur et expert en matière de lire-écrire, comme médiatrice entre chaque personne en situation d’illettrisme et l’objet langage qu’elle essaie de s’approprier. Ce dispositif fonctionne grâce à l’explicitation dont nous verrons qu’elle constitue un instrument au sens de Rabardel260.

Nous souhaiterions mettre en exergue un point de vigilance, avec Moal : « l’apport de Vygotsky et celui de Bruner ne sauraient être confondus »261. Même si ces deux auteurs s’inscrivent dans une dimension socio-constructiviste du développement et de l’apprentissage, chacun a développé une pensée propre articulée autour de concepts-clés.

Ainsi, Vygotsky « insiste sur le rôle décisif des transmissions sociales et sur l’importance de la médiation entre pairs »262. Il a donc beaucoup travaillé autour de la médiation humaine. Mais il a également mis en lumière la fonction médiatrice des outils mentaux ou instruments psychologiques, tel que le langage qui représente l’outil majeur à ses yeux. Les outils assurent une médiation entre l’organisme individuel et son environnement social. Ils médiatisent l’action de l’homme sur sa conduite et sur celle d’autrui de même que les outils matériels se posent comme médiateurs entre l’homme et le milieu physique. C’est ainsi que l’objet langage que la personne en situation d’illettrisme construit dans le cadre de notre dispositif formatif apparaît en même temps comme un support médiateur : c’est par la médiation du langage que l’apprenant tente de s’approprier l’objet langage, oral et écrit.

Vygotsky a développé un concept novateur et d’une grande portée en ce qui concerne la médiation : il s’agit du concept de zone proximale de développement. Voici comment cet auteur la définit : « la différence entre le niveau de résolution de problème sous la direction et avec l’aide de l’adulte et celui atteint seul définit la zone proximale de développement »263. La médiation de l’adulte ou des pairs dans la zone proximale favorise le développement de l’autonomie : « ce que l’enfant est en mesure de faire aujourd’hui à l’aide des adultes, il pourra l’accomplir seul demain »264. Précisons que selon Vygotsky le développement s’opère du social (grâce à la médiation) vers l’individuel (qui correspond au niveau de développement actuel). Dans la zone proximale de développement, l’individu est amené à dépasser son niveau de développement actuel, caractérisé par les tâches qu’il peut résoudre seul, pour atteindre un niveau de développement potentiel, grâce à la médiation des adultes ou des pairs lors d’activités conjointes.

Selon Moal, « les méthodes de remédiation cognitive qui se situent dans la mouvance de la médiation tentent toutes d’opérationnaliser le concept de zone proximale de développement »265. En effet, notre dispositif formatif, centré sur l’entretien d’explicitation dont on verra qu’il relève de la médiation, a pour but de se situer dans la zone proximale de développement des personnes en situation d’illettrisme. Nous partons bien d’un niveau actuel, évalué au préalable à travers ce que le sujet maîtrise déjà de la lecture-écriture, pour tirer son développement vers le haut, afin d’assurer un passage de l’oral vers l’écrit. Cela peut s’opérer grâce à la médiation de l’expert apportée dans la technique d’entretien d’explicitation.

Bruner, quant à lui, développe le concept de « médiation de tutelle » : « Bruner tente de trouver un chemin original entre Vygotsky et Piaget en insistant sur la construction des savoirs dans un contexte social dans lequel la médiation de tutelle est privilégiée »266. Dans le cadre des interactions de tutelle, l’expert en tant que médiateur fournit au novice des outils mentaux nécessaires à la compréhension de sa culture d’appartenance et au bon fonctionnement au sein de celle-ci. Parmi ces outils figure le langage, véritable médiateur entre le sujet et son environnement. Ce tuteur représente l’expert qui soutient le sujet dans sa découverte de lui-même et du monde. Bruner décline ce soutien, cette médiation de tutelle, en six fonctions d’étayage267. Comme le souligne cet auteur, « la plupart du temps [l’intervention d’un tuteur] comprend une sorte de processus d’étayage qui rend l’enfant ou le novice capable de résoudre un problème, de mener à bien une tâche ou d’atteindre un but qui auraient été, sans cette assistance, au-delà de ses possibilités »268. Ici Bruner reprend le concept de zone proximale de développement de Vygotsky.

Moal fait de la médiation « une construction-transmission des savoirs »269 reprenant en cela les éléments clés de la théorie de Bruner. La réalité même de la pédagogie selon ce chercheur peut s’articuler autour d’une construction-transmission dans laquelle les deux termes dialoguent de manière dialectique. La transmission du savoir est plutôt liée à la pédagogie traditionnelle. Quant à la construction du savoir, elle s’inspire des théories piagétiennes et a influencé les méthodes actives. Moal propose avec Bruner une troisième approche qui illustre selon lui ce qu’est la médiation : « la transmission-construction des savoirs en mettant sous le terme « transmission » bien autre chose que des contenus précis à acquérir : beaucoup plus de règles d’action »270.

Ainsi donc le concept de médiation en pédagogie relève d’une description tripolaire de l’acte psychopédagogique, avec les modèles socio-constructivistes de Vygotsky et Bruner, alors que la description de Piaget semble davantage bipolaire, mettant en interaction un sujet apprenant avec un objet de connaissance. « Cette « réhabilitation » du rôle du formateur ne doit cependant pas conduire à surestimer le rôle des transmissions sociales »271. Les actions du sujet sur l’objet paraissent également nodales dans la construction des savoirs. Dans la partie 2 suivante, qui présentera et analysera le dispositif formatif que nous avons mis en place, nous compléterons ce schéma tripolaire, laissant une place importante au médiateur, par un quatrième pôle, celui de l’instrument, l’explicitation, en tant que processus que le sujet doit s’approprier.

Nous allons à présent explorer les différentes facettes et les modalités de cette technique que Vermersch a créée, technique nécessitant une médiation experte, qui sera au cœur de notre dispositif formatif.

Notes
225.

TFLI signifie « trésor de la langue française informatisé ». Il s’agit d’un outil réalisé par le CNRS via l’INALF (institut national de la langue française) et l’ATILF (analyse et traitement informatique de la langue française).

ATILF, CNRS, Université Nancy 2. Le Trésor de la Langue Française Informatisé, [en ligne]

<http://atilf.atilf.fr/> (Page consultée le 9 décembre 2010)

226.

VERMERSCH, P. Les connaissances non-conscientes de l’homme au travail. Le journal des psychologues, 1991, n°84, p. 52.

227.

Soulignons ici que Vermersch opère une assimilation entre l’inconscient et le non-conscient. Cette assimilation mériterait d’être interrogée, inconscient et non-conscient nous paraissant renvoyer à deux réalités qui ne se chevauchent pas complètement.

228.

VERMERSCH, P. Les connaissances non-conscientes de l’homme au travail. Le journal des psychologues, 1991, n°84, p. 55.

229.

Ibid.

230.

ATILF, CNRS, Université Nancy 2. Le Trésor de la Langue Française Informatisé, [en ligne]

<http://atilf.atilf.fr/> (Page consultée le 9 décembre 2010)

231.

HUSSERL, E. (1905). Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Paris : PUF, 1964

232.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 74.

233.

VERMERSCH, P. Aide à l’explicitation et retour réflexif. Education permanente, 2004, n°160, p. 72.

234.

p. 73.

235.

Ibid.

236.

p. 72.

237.

PIAGET, J., La prise de conscience. Paris : PUF, 1974

238.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 81.

239.

VYGOTSKY, L.S. (1934). Pensée et langage. Paris : La Dispute, 1997

240.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 83.

241.

PIAGET, J., La prise de conscience. Paris : PUF, 1974

242.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 79.

243.

VERMERSCH, P. Aide à l’explicitation et retour réflexif. Education permanente, 2004, n°160, p. 74.

244.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 89-90.

245.

p. 90.

246.

Ibid.

247.

p. 84.

248.

Ibid.

249.

VERMERSCH, P. Aide à l’explicitation et retour réflexif. Education permanente, 2004, n°160, p. 73-74.

250.

LE BOUEDEC, G., DU CREST, A., PASQUIER, L., STAHL, R., L’accompagnement en éducation et formation : un projet impossible ?. Paris : L’Harmattan, 2001

251.

BACHELARD, G., La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective. Paris : Editions Vrin, 1938

252.

VERMERSCH, P. Pour une psychologie phénoménologique. Psychologie française, 1999, tome 44, n°1, p. 14.

253.

VERMERSCH, P. Du faire au dire (l’entretien d’explicitation). Cahiers pédagogiques, 1995, n°336, p. 32.

254.

« Les enseignants, formateurs, psychologues, etc. intéressés par l’entretien d’explicitation se sont regroupés depuis cinq ans dans une association : le Groupe de recherche sur l’explicitation (GREX) qui anime des stages de formation à l’EDE, forme des animateurs de ces stages et les certifie, organise des ateliers de perfectionnement, publie tous les deux mois un journal interne et organise cinq séminaires de recherches par an ». art. cit., p. 31.

255.

VERMERSCH, P. Pour une psychologie phénoménologique. Psychologie française, 1999, tome 44, n°1, p. 15.

256.

DAUZAT, A., DUBOIS, J., MITTERAND, H., Nouveau dictionnaire étymologique. Paris : Librairie Larousse, 1971, p. 454.

257.

MOAL, A. La médiation vue du côté des formateurs. In MARTIN, J., PARAVY, G., Dirs, Pédagogies de la médiation : autour du P.E.I.. Lyon : Chronique Sociale, 1990, p. 99.

258.

MOAL, A. Le développement de l’éducabilité cognitive en psychologie de la formation : vers une médiation des apprentissages. L’orientation scolaire et professionnelle, 1992, 21, n°1, p. 109.

259.

p. 116.

260.

RABARDEL, P. Qu’est-ce qu’un instrument ? Appropriation, conceptualisation, mises en situation, Le mathématicien, le physicien et le psychologue, CNDP-DIE, mars 1995, p. 61-65.

261.

MOAL, A. Le développement de l’éducabilité cognitive en psychologie de la formation : vers une médiation des apprentissages. L’orientation scolaire et professionnelle, 1992, 21, n°1, p. 118.

262.

Ibid.

263.

VYGOTSKY, L.S. (1935). Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 108.

264.

p. 109.

265.

MOAL, A. Le développement de l’éducabilité cognitive en psychologie de la formation : vers une médiation des apprentissages. L’orientation scolaire et professionnelle, 1992, 21, n°1, p. 119.

266.

p. 118.

267.

BRUNER, J., Le développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire. Paris : Presses Universitaires de France, 1983, p. 277-279.

268.

p. 263.

269.

MOAL, A. Le développement de l’éducabilité cognitive en psychologie de la formation : vers une médiation des apprentissages. L’orientation scolaire et professionnelle, 1992, 21, n°1, p. 122.

270.

MOAL, A. La médiation vue du côté des formateurs. In MARTIN, J., PARAVY, G., Dirs, Pédagogies de la médiation : autour du P.E.I.. Lyon : Chronique Sociale, 1990, p. 100.

271.

MOAL, A. Le développement de l’éducabilité cognitive en psychologie de la formation : vers une médiation des apprentissages. L’orientation scolaire et professionnelle, 1992, 21, n°1, p. 122.