III – De la théorisation de la prise de conscience vers l’élaboration d’une technique : l’entretien d’explicitation (EdE).

De par sa formation de psychothérapeute, Vermersch a pu être sensibilisé à une palette de techniques et formaliser une technique d’aide à la verbalisation qu’il a appelée « entretien d’explicitation ». Dans la suite de ce point, nous noterons « entretien d’explicitation » par le sigle suivant : « EdE ». Il lui a fallu développer un versant technique mais aussi complémentairement une théorisation, sous la forme de concepts. Nous développerons la définition de quelques-uns de ces concepts essentiels dans ce point.

En premier lieu, positionnons l’EdE en fonction du domaine de verbalisation visé dans les relances. Cela nous permettra d’envisager l’EdE par rapport à d’autres techniques d’entretien.

Ce qui est visé dans l’EdE, c’est la verbalisation du vécu de l’action. Qu’entend Vermersch par « vécu de l’action » ? « Le vécu de l’action concerne la succession des actions élémentaires que le sujet met en œuvre pour atteindre un but »272. Si nous explorons d’autres techniques, l’entretien clinique piagétien ne s’intéresse pas au vécu mais plutôt au savoir, au domaine conceptuel. Certaines techniques de créativité quant à elles se centrent sur l’imaginaire. Des techniques peuvent viser le vécu mais pas nécessairement de l’action comme l’EdE : ce peut être le vécu de l’émotion comme dans la relation d’aide développée par Rogers.

Les techniques d’entretien se basent sur une activité de verbalisation. Quel domaine de verbalisation visent-elles ? Selon Vermersch, ceux-ci peuvent être découpés en trois grandes catégories en fonction du type de rapport envisagé avec le référent concret :

Au final, nous pouvons dire que l’EdE vise la verbalisation descriptive du vécu de l’action.

En second lieu, dans la lignée des théories sur la prise de conscience de Piaget que nous avons vues précédemment, nous allons aborder ce que vise l’EdE. L’objectif est d’accéder à des connaissances non conscientisées, « en particulier les connaissances automatisées, tacites et les connaissances encore non conceptualisées »274. Nous le reverrons dans les modalités techniques du guidage par l’interviewer de la verbalisation de l’interviewé, on doit proscrire un questionnement qui oriente le sujet vers une réponse basée sur des savoirs, des rationalités, donc des connaissances déjà conceptualisées, ce qui peut l’empêcher d’accéder à des connaissances non conscientes. L’EdE permet d’accéder à une dimension que Vermersch nomme « pensée privée ». Comme il le définit, « l’ensemble des informations que l’on peut recueillir à partir de l’aperception du vécu du fonctionnement mental, cerne un objet d’étude que je propose d’appeler « pensée privée » »275.

En troisième lieu, nous allons explorer la question du guidage dans l’EdE en évoquant la nécessaire posture du médiateur incarné par l’interviewer.

Qu’est-ce guider ? Comme le définit Vermersch, « opérer un guidage, c’est intervenir, c’est formuler des relances qui cherchent à influencer l’intention de verbalisation de l’interviewé »276. L’EdE apparaît comme un mixte d’attitudes de la part de l’interviewer, entre directivité et guidage actif par rapport aux contenants et non-directivité et accompagnement en ce qui concerne les contenus de verbalisation. « Le guidage s’effectue de manière directive en ce qui concerne les contenants. En revanche, en ce qui concerne les contenus verbalisés, j’accompagne l’interviewé vers une expression libre de ce qu’il peut dire, je l’aide à le faire avec ses propres mots »277. L’objectif du guidage actif par rapport aux contenants est de canaliser la verbalisation vers la description de l’action vécue. Tant que le sujet reste dans les conditions d’accès à cette verbalisation, l’attitude de l’interviewer est non directive. Mais quand il quitte une position de parole incarnée, l’interviewer va intervenir activement pour réorienter la verbalisation. Qu’entend Vermersch par position de parole incarnée ? Il définit la position de parole comme « le type de relation cognitive que le sujet entretient avec ce dont il parle »278. Il distingue deux types de position de parole : une position de parole formelle, abstraite, distante dans laquelle le sujet est à distance de ce qu’il a vécu, de ce qui constitue la trame de son expérience. Il s’exprime plutôt à partir d’un savoir, de connaissances déjà conceptualisées ; une position de parole incarnée ou impliquée, qui reste proche de l’expérience : « au moment où le sujet parle de la situation passée, il est présent en pensée au vécu de cette situation ; il est en évocation du vécu de la situation »279. Un nouveau concept apparaît, celui d’évocation. L’évocation est une condition essentielle de l’explicitation. « De façon générale l’évocation renvoie à un processus mental qui s’accompagne de représentation imagée (visuelle, auditive, etc.) et qui s’oppose à un processus qui lui se déroulerait sans représentation imagée »280. La position de parole définit la relation entre un évoqué (le contenu de l’évocation) et sa verbalisation sous forme d’une mise en mots. Afin de faire accéder le sujet à une position de parole incarnée, une véritable médiation de l’interviewer semble nécessaire.

Après avoir vu l’importance de la position du médiateur dans l’EdE, centrons-nous à présent sur les modalités techniques de ce nécessaire guidage en ce qui concerne les contenants.

Il existe un certain nombre de conditions nécessaires pour accéder au vécu. L’une d’elle par exemple est que le sujet soit dans une position de parole incarnée, donc en évocation d’une situation passée. Si ces conditions ne sont pas remplies, l’interviewer doit intervenir activement, opérer un guidage ferme.

Une des premières conditions de l’EdE est que celui-ci est centré sur une tâche réelle. Le but n’est pas de discuter autour d’opinions comme dans des entretiens psycho-sociologiques ou autour d’affects comme dans certains entretiens cliniques. L’EdE se réfère à une tâche réelle ou une situation réelle. Une tâche est finalisée et facile à définir dans le temps. Lorsque nous présenterons notre dispositif formatif (à l’occasion de la partie 2), nous décrirons les tâches réelles sur lesquelles nous nous sommes basée. Si l’on ne fait pas référence à une tâche réelle, alors le sujet ne va pas parler à partir d’un vécu mais plutôt d’un imaginaire ou de connaissances décontextualisées, ce qui renvoie à des domaines de verbalisation que ne vise pas l’EdE.

Une deuxième condition est que la tâche doit être spécifiée. Elle doit donc renvoyer à une situation singulière. L’interviewer amène le sujet à parler d’une occasion singulière, à un moment précis. Sinon ce dernier risque de généraliser, de théoriser et donc de quitter une position de parole incarnée pour adopter une position de parole plus abstraite et plus distanciée.

Une troisième condition doit orienter l’activité cognitive du sujet, guidé en cela par l’interviewer. L’expérience passée doit apparaître sur un mode de présentification qui détermine une position de parole singulière, la position de parole incarnée. En effet, l’EdE se déroule toujours a posteriori de l’effectuation d’une tâche réelle. Cette position de parole incarnée se traduit par une implication personnelle et le caractère vivace du rappel. Dans une position de parole abstraite et distanciée, le sujet opère des activités de réflexion au sens de Piaget, c’est-à-dire généralise, théorise, fait appel à des connaissances conceptualisées.

Il s’agit donc d’éviter les questions qui induisent cette dernière position de parole, notamment toutes les questions demandant une explication, une rationalisation, une théorisation, qu’induisent notamment les questions en « pourquoi ». Eviter de questionner ainsi s’avère difficile car contre intuitif. En questionnant de la sorte, l’intention est louable dans la mesure où l’interviewer cherche à accéder à la compréhension de la situation que vit l’autre. Mais le moyen employé pour y parvenir est erroné car on entretient le processus de réflexion sur des données déjà conscientisées chez le sujet. Mieux vaut alors employer des questions en « comment », un questionnement davantage descriptif visant la dimension non consciente du vécu de l’action.

Il s’agit en quatrième lieu que « la mise en mots soit d’abord orientée vers la description des aspects procéduraux de l’action »281. Vermersch précise : « dans ma démarche, je vais prendre comme étant équivalent le concept d’action et celui de procédural »282. On peut explorer de façon complémentaire mais subordonnée à l’action ce qu’il nomme « les informations satellites de l’action » : il s’agit de toutes les informations qui gravitent autour du procédural (incarné par les savoirs pratiques, le déroulement des actions élémentaires, les actions mentales, matérielles, matérialisées) tout en y étant reliées. On trouve tout d’abord la sphère des contextes (circonstances, environnement), puis la sphère des jugements (évaluations subjectives, opinions et commentaires, croyances). On y trouve ensuite la dimension du déclaratif (savoirs théoriques, savoirs procéduraux formalisés : consignes, savoirs réglementaires) et enfin la dimension de l’intentionnel (avec les buts et sous-buts, finalités, intentions, motifs)283.

Ces quatre conditions doivent amener l’interviewer à adapter au mieux ses relances et son questionnement. Décrivons quelques grands principes dans la formulation des questions :

Il existe encore bien d’autres techniques pour faciliter la mise en mots et guider le sujet sur le chemin du réfléchissement, permettant le passage d’une conscience en acte vers une conscience réfléchie. Afin de connaître les autres techniques, on pourra se référer à l’ouvrage de Vermersch : L’entretien d’explicitation 292.

Nous voudrions conclure ce point qui visait à présenter la technique de l’EdE par une réflexion sur la nature de celui-ci en mettant en dialogue l’explicitation de l’action et la question de la remédiation cognitive. Il existe de nombreux outils de remédiation comme par exemple le programme d’enrichissement instrumental ou PEI décrit par Feuerstein293 avec l’approche médiationnelle ou encore les ateliers de raisonnement logique (ARL) mis en œuvre par Higelé294 qui a repris les travaux de Piaget. Mais selon Vermersch, « au premier abord, l’entretien d’explicitation n’est pas une technique de remédiation »295. Cependant le questionnement d’explicitation peut être utilisé en complément d’un outil de remédiation tel que le PEI ou les ARL, questionnement qui aidera à la mise en mots des procédures qui ont permis de réaliser une tâche. L’EdE n’apparaît donc pas ainsi comme un outil de remédiation mais plutôt comme un outil pour une remédiation. En effet, il s’inscrit dans une optique d’aide au changement dans la mesure où il vise des prises de conscience. Nous pourrions ainsi rapprocher cette technique de la relation d’aide rogérienne qui s’inscrit dans une visée similaire même si cette dernière se base sur la verbalisation d’un vécu des émotions. La technique de l’EdE « ne prend toute sa valeur qu’associée à des situations pédagogiques créées en amont »296 et, nous rajouterions, en aval. C’est ainsi que dans la troisième partie de ce travail, nous verrons que nous dépasserons notre dispositif formatif (exposé dans la partie 2) centré sur la technique de l’EdE pour bâtir une pédagogie de l’explicitation qui ne se réduit pas à une technique. Nous construirons en amont et en aval de l’EdE des situations pédagogiques (notamment à travers le récit biographique) à même de faire de l’EdE un outil pour une remédiation inscrit dans une visée d’aide au changement de la personne en situation d’illettrisme.

Comme nous l’avons vu dans ce chapitre, Vermersch de par sa formation de psychologue a été amené à théoriser autour des travaux de Piaget sur la prise de conscience. Ce dernier l’a définie comme un processus de conceptualisation se soutenant d’un mouvement d’abstraction. A partir des abstractions empiriques, le sujet opère un processus de réfléchissement puis de réflexion afin de parvenir jusqu’aux abstractions réfléchies, mouvement qui caractérise la prise de conscience. Vermersch a repris les travaux de Piaget pour bâtir un nouveau concept, celui d’explicitation, qu’il définit comme une prise de conscience provoquée : prise de conscience au sens où l’explicitation se modèle sur les étapes décrites par Piaget ; provoquée dans la mesure où un médiateur expert est nécessaire pour guider le sujet vers une procédure au départ contre intuitive. Enfin sa formation de psychothérapeute l’a conduit à formaliser une technique d’aide à la verbalisation descriptive de l’action : l’EdE, dont nous avons vu différentes facettes, notamment les modalités techniques du guidage mené par le médiateur expert.

Notes
272.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 41.

273.

p. 35.

274.

VERMERSCH, P. Les connaissances non-conscientes de l’homme au travail. Le journal des psychologues, 1991, n°84, p. 56.

275.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 40.

276.

p. 156.

277.

p. 157.

278.

p. 55.

279.

p. 56.

280.

VERMERSCH, P. L’évocation : un objet d’étude ?. Expliciter, 1995, n°8, p. 4.

281.

VERMERSCH, P. Du faire au dire (l’entretien d’explicitation). Cahiers pédagogiques, 1995, n°336, p. 28.

282.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 34.

283.

p. 45.

284.

VERMERSCH, P. Du faire au dire (l’entretien d’explicitation). Cahiers pédagogiques, 1995, n°336, p. 29.

285.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 135.

286.

VERMERSCH, P. Aide à l’explicitation et retour réflexif. Education permanente, 2004, n°160, p. 77-78.

287.

p. 76.

288.

PROUST, M., A la recherche du temps perdu : du côté de chez Swann. Paris : Editions Bouquins, 1987, p. 56-58.

289.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 97.

290.

VERMERSCH, P. L’explicitation de l’action. Les Cahiers de linguistique sociale, 1995, n°28-29, p. 114. C’est l’auteur qui souligne.

291.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 97.

292.

VERMERSCH, op. cit., 1994

293.

FEUERSTEIN, R. Le PEI. Cahiers Binet-Simon, 1993, n°635, p. 5-15.

294.

HIGELE, P., HOMMAGE, G., PERRY, E., Ateliers de raisonnement logique : exercices progressifs pour l'apprentissage des opérations intellectuelles. Nancy : Ministère de l'éducation nationale CAFOC Nancy-Metz, 1992

295.

VERMERSCH, P. Du faire au dire (l’entretien d’explicitation). Cahiers pédagogiques, 1995, n°336, p. 29.

296.

p. 30.