A – Les premiers entretiens d’explicitation : la norme questionnée.

Un point commun entre les entretiens conduits avec Christophe et avec Jean-Charles réside en la formulation, de leur part, de nombreuses quêtes d’approbation quant au bien-fondé de leurs propos. Celles-ci se manifestent par une tournure interrogative à la fin de leur réponse à nos questions.

Voici un exemple de quête d’approbation, lors du second entretien d’explicitation avec Christophe (C) :

M : mais euh est-ce que vous avez lu toutes les phrases ou que cette phrase-là ?

C : non, je les ai lues, bah euh, chaque euh, chaque ligne euh, différente, oui, ouais ?

A travers cette tournure interrogative, peut s’entendre une autre demande : « est-ce bien comme cela que je devais m’y prendre pour résoudre l’exercice ? Est-ce bien ce que vous attendiez de moi ? »

Voici un second exemple de quête d’approbation extrait du premier entretien d’explicitation avec Jean-Charles (JC) :

M : qu’est-ce que vous avez fait pour chaque mot ? [silence] pour, par exemple, pour ce mot-là voyez [je pointe un mot]

JC : ouais. Faut les lire, faut les lire, non ?

Jean-Charles formule une demande à notre égard : « fallait-il lire les mots pour bien résoudre l’exercice ? »

Dans les deux cas, les apprenants semblent soucieux de répondre au mieux aux attentes du chercheur, voire de les anticiper. A travers la tournure interrogative, se profile un rapport à l’autre comme détenteur de la norme et du savoir, un autre tout-puissant, capable de répondre à n’importe quelle question.

Si la norme est questionnée de manière assez larvée chez Christophe, elle est interrogée directement par Jean-Charles à un moment du premier entretien d’explicitation, lorsqu’il nous demande : « C’est bon ? ». Cette interrogation montre que Jean-Charles est préoccupé par le résultat à l’exercice, tandis que notre réponse à sa question vise à le réorienter vers les procédures mentales mises en jeu dans la conduite de l’exercice :

M : alors je, je regarde pas si c’est bon ou c’est faux hein

JC : ouais, ouais

M : même si vous avez fait des erreurs, c’est pas, c’est pas ça qui compte hein, c’est de me dire comment vous vous y êtes pris.

Un dialogue à deux niveaux fondamentalement différents s’instaure dès lors entre l’apprenant – centré sur le résultat de l’exercice et les éventuelles erreurs – et nous-même, centrée sur ses procédures mentales quels que soient ses résultats.

Voici un exemple de ce type de dialogue avec Christophe lors du deuxième EdE :

M : comment vous vous y êtes pris pour cocher

C : bah

M : les phrases ?

C : parce que le dessin euh c’est une personne qui lave sa voiture

M : donc le dessin, oui, c’est une personne qui lave sa voiture

[…]

C : bah il lave ben sa voiture à la main ouais ?

M : hum. Alors donc, si je comprends bien, vous avez d’abord regardé le dessin ?

Dans sa dernière réplique, Christophe attend une confirmation de notre part que la phrase qu’il a cochée au regard du dessin dont il parle est bien la bonne. Il est donc centré sur sa réponse, son efficience à cette question de l’exercice. De notre côté, en revanche (ainsi que le laisse à entendre notre dernière réplique), nous sommes centrée sur la manière dont l’apprenant s’y est pris pour parvenir au résultat produit. Nous communiquons à deux niveaux différents sans parvenir à nous rejoindre (ainsi, nous ne répondons pas à la demande d’approbation formulée par Christophe).

Cependant, nous ne sommes pas toujours centrée sur les procédures. Il nous arrive également de poser des questions relatives aux raisons de la réussite ou de l’échec d’un apprenant à une tâche, ce qui a parfois pour effet de bloquer sa parole. C’est le cas lors du troisième EdE avec Christophe, lorsque nous nous focalisons sur le premier exercice que l’apprenant n’a pas réussi. Nous lui demandons ainsi : « alors qu’est-ce que vous aviez pas compris dans le… premier exercice ? ». Face à la difficulté de Christophe à expliquer les raisons de son échec, nous le questionnons de nouveau : « mais qu’est-ce qui vous a bloqué pour euh le faire ? ». Voici la réponse de Christophe : « ben, je sais pas, j’ai pas [très long silence] ». Notre double questionnement a eu pour effet de mettre en exergue un échec relatif à la tâche ainsi qu’un échec à parler autour de cet échec. A trop pointer l’échec, c’est l’apprenant que nous avons mis en échec de parole.

A travers cette première analyse, nous voyons combien se profilent des rapports de pouvoir au sein de l’entretien entre un interviewer placé en position de savoir (ainsi, il sait lire et écrire) et un interviewé qui ne détient que partiellement ce savoir. Mais ces jeux de pouvoir sont plus complexes encore, ainsi que le montre Blanchet (1985) dans son ouvrage L’entretien dans les sciences sociales 304. Il analyse les positions de pouvoir dans le cas de l’entretien non directif de recherche (ENDR) entre l’interviewer et l’interviewé. Après avoir exposé cette analyse, nous verrons en quoi elle peut s’appliquer à nos cinq EdE avec Christophe et Jean-Charles.

Selon Blanchet (1985), dans le cadre d’un entretien, le contrat de communication unissant les deux protagonistes définit un interviewer, en posture d’interrogation, et un interviewé, en posture de développer un discours à partir de l’interrogation de l’interviewer. Ainsi, ce dernier, à l’origine du contrat de communication, devient le maître de la communication : il est à l’initiative de la rencontre et interroge, de manière plus ou moins directive, le savoir de l’interviewé. Celui-ci, dans le cadre de l’ENDR, reste maître de son discours, au sens où il décide de délivrer ou non tel ou tel élément dans sa réponse à l’interrogation de l’interviewer. Il existe toujours, pour l’interviewé, un point de butée dans son discours qui achoppe à dire l’ensemble de ce qu’il voudrait signifier. Ainsi, l’interviewé, sujet du discours, adresse une demande de savoir à l’interviewer, demande relative à la complétude de son discours ainsi qu’à la complétude de son être. Cette posture particulière est due également aux questions de l’interviewer venant signifier cette incomplétude.

Voici le schéma récapitulatif de ces différentes postures :

Schéma n°7 : Les positions de pouvoir dans l’entretien non-directif de recherche
Schéma n°7 : Les positions de pouvoir dans l’entretien non-directif de recherche p. 114. .

A l’appui des EdE que nous avons menés avec deux personnes en situation d’illettrisme, nous compléterons ce schéma d’un élément.

Nous avons vu que dans l’ENDR, l’interviewé adressait une demande de savoir à l’interviewer, demande relative à la complétude de son discours ainsi qu’à la complétude de son être. Dans le cadre de nos entretiens, l’interviewé adresse une seconde demande à l’interviewer, une demande de savoir qui a trait à la véracité, à la validité de son discours même et du savoir qu’il véhicule. Cela est reflété par la tournure interrogative surgissant en fin de phrase. L’interviewé nous place en maître du savoir, en personnage omniscient, dans le domaine du lire-écrire, susceptible de porter à tout instant un jugement normatif sur son discours. Implicitement, nous répondons de cette posture même à l’interviewé en émettant un jugement de valeur par rapport aux propos qu’il vient d’énoncer ou en nous plaçant dans une position formative (ainsi, quand Christophe nous demande, lors du troisième EdE, d’énoncer l’antagoniste de « majuscule », nous accédons à sa demande en lui répondant, d’une place d’experte, « minuscule »). Ainsi, l’interviewé devient le disciple à la fois de la communication (il est en posture d’interviewé) et du savoir.

Nous aboutissons, dès lors, au schéma suivant :

Schéma n°8 : Les positions de pouvoir dans le cadre de notre premier dispositif.
Schéma n°8 : Les positions de pouvoir dans le cadre de notre premier dispositif.

Notes
304.

BLANCHET, A., L’entretien dans les sciences sociales. Paris : Bordas, 1985

305.

p. 114.