2 – Des difficultés relatives à l’explicitation par la parole du vécu cognitif de l’action de lecture réalisée.

Les difficultés des apprenants à expliciter leur parole vont de pair avec d’autres difficultés rencontrées durant l’EdE : l’explicitation par la parole du vécu cognitif de l’action de lecture réalisée au préalable.

Le constat est identique pour Christophe et pour Jean-Charles : il existe un point de butée, d’achoppement de l’explicitation. Les apprenants ne parviennent à expliciter le vécu de leur action que jusqu’à un certain stade.

Voici une illustration de ce point de butée de l’explicitation avec Christophe lors de la troisième rencontre. Nous sommes centrés sur un exercice dans lequel un mot (le mot « livre ») et son dessin correspondant sont représentés. Il s’agit pour l’apprenant de trouver une lettre (la lettre « l ») manquant à ce mot.

M : hum [silence] Et alors comment vous avez fait pour chaque euh mot ?

C : bah je l’ai étudié, euh, j’ai essayé de l’étudier dans mon, dans ma tête euh le livre, ça commence par un « l »

M : d’accord. « J’ai essayé » vous dites hein « de l’étudier »

C : hum

M : « dans ma tête ». Comment vous avez fait à ce moment-là ?

C : ben j’ai lu euh, sur le dessin c’était marqué, y manquait le « l » alors euh, j’ai dit euh le livre, ça prend un « l »

M : donc sur le dessin, il manquait le « l »

C : ouais

M : il manquait le « l » [je note] et vous dites après « j’ai dit »

C : ouais j’ai dit que bah c’est le « l » qui vient auprès du « i » oui, le livre

M : hum. Et comment vous avez fait ? Vous disiez hein « j’ai essayé de l’étudier dans ma tête » ?

C : bah, j’ai cherché bah la, la lettre qui manquait

M : vous avez cherché la lettre qui manquait [je coupe la parole à C qui voulait rajouter autre chose]

C : ouais [silence]

M : et comment vous avez su que c’était le « l » ?

C : bah pff [silence] bah oui parce que c’était le « l », y pouvait pas y avoir une autre lettre euh ni un « v », ni euh… c’était le « l » qui manquait

M : d’accord, vous vous êtes dit : « c’est le « l » qui manque »

C : bah oui

M : hum

Christophe commence par la description d’une procédure cognitive : « j’ai essayé de l’étudier dans mon, dans ma tête ». Après plusieurs tentatives de notre part de questionnement sur la manière dont s’était déroulée cette action, nous avons échoué à la lui faire expliciter davantage. Christophe parvient rapidement à la conclusion suivante : il ne pouvait pas y avoir une autre lettre que le « l » pour faire le « livre ». Arrivés à ce point, nous ne pouvons aller plus loin dans l’explicitation.

Nous pouvons expliquer ce point d’achoppement de deux manières : en premier lieu, nos compétences en matière de conduite d’entretiens d’explicitation nous semblent limitées. C’est ainsi qu’à un moment donné nous employons une technique qui va à l’encontre du mouvement de pensée à l’œuvre dans la réminiscence d’informations : nous faisons appel à la mémoire volontaire de Christophe, à travers une phrase : « Alors, essayez de vous souvenir, comment vous avez fait [rires de C] pour vous dire ça ? ». L’EdE sollicite au contraire la mémoire épisodique, autobiographique, à savoir la mémoire des choses dont on se souvient sans jamais les avoir recherchées. Il s’agit, à travers l’EdE, de désamorcer les efforts de mémoire. C’est bien l’inverse que nous avons fait avec Christophe. En second lieu, l’EdE fait appel à l’abstraction, à la fois par le biais du vocabulaire même impliqué par les exercices de lecture (le métalangage relatif à la langue) et à travers l’effort réflexif majeur induit, un effort d’attention relatif aux procédures cognitives en jeu dans l’exercice. Maîtrisant peu le discours abstrait ainsi que le métalangage auquel les exercices de lecture font appel, les apprenants sont peu à même de comprendre nos questions et d’y répondre. Par ailleurs, cet effort réflexif n’est pas naturel. Nous pointons là de nouveau le paradoxe de notre dispositif formatif. Pour autant, pouvons-nous y échapper ? Le mouvement circulaire unissant le langage oral et le langage écrit, que nous avons évoqué dans le chapitre 3 (intitulé : « Le mouvement développemental menant de l’oral vers l’écrit ») de la 1ère partie de ce travail, peut sembler une explication susceptible de nous aider à bâtir une formalisation autour de ce paradoxe. Quoi qu’il en soit, nous aurons à travailler davantage cette dernière.

Nous tirons donc de cette première phase de pré-enquête avec Christophe et Jean-Charles les enseignements suivants : en premier lieu, les personnes en situation d’illettrisme viennent questionner la norme, le savoir relatif au lire-écrire. S’opère ainsi une dichotomie entre leur situation d’illettrisme et la situation de lettré de l’interviewer. En découlent des postures de pouvoir particulières à l’œuvre dans les entretiens d’explicitation. Peut-on, pour autant, gommer les rapports de pouvoir, qui résultent pour beaucoup du rapport au savoir lire-écrire, qu’engendre notre dispositif ? Nos entretiens mettront toujours aux prises un locuteur lettré et un locuteur illettré. De ce fait, se joueront des rapports entre un maître du savoir et un disciple du savoir, qui plus est dans une logique formative.

En second lieu, les personnes en situation d’illettrisme sont mises en défaut, du fait de notre dispositif, dans leurs capacités langagières orales et écrites : elles peinent à accéder à une parole abstraite et, subséquemment, à maîtriser le métalangage relatif à la langue. Cela les conduit à commettre des erreurs, vécues sur le mode de la sanction. Ainsi, notre dispositif génère de la dévalorisation à l’encontre des personnes en situation d’illettrisme.

Enfin, et cet enseignement va de pair avec le précédent, les personnes en situation d’illettrisme présentent des difficultés à expliciter leur parole, et à expliciter par la parole le vécu cognitif de l’action réalisée avant l’entretien. Nous observons un point de butée, d’achoppement dans le processus d’explicitation qui souligne l’aspect paradoxal de notre dispositif : faire accéder à l’abstraction, cette dernière se présentant comme un pré-requis pour entrer dans ce dispositif.

A la lumière de ces trois grands enseignements, il nous fallait apporter des amendements à notre premier dispositif.