II – Le second dispositif : une situation de communication réelle, basée sur la narration orale d’événements.

Nous avons mis au point un second dispositif, une nouvelle forme d’entretien, dans lequel l’écrit n’intervient pas. Il s’agit d’un travail axé sur l’oral. L’objectif de ce travail est que l’interviewé nous raconte un événement qu’il a vécu ou qu’il vit régulièrement (il peut s’agir de ce qu’il fait dans le cadre de son travail, il peut s’agir d’un voyage, d’un feuilleton vu à la télévision, d’un sport qu’il pratique…).

Cet entretien, que nous appellerons « narratif », est conçu comme un détour pédagogique permettant d’éviter les écueils du dispositif précédent ; il s’agit, d’une part, de ne pas faire intervenir le rapport au langage écrit, d’autre part, d’atténuer le rapport de pouvoir entre l’interviewer et l’interviewé. Suite à ce dispositif, nous comptons réintroduire, sous une forme aménagée, la méthodologie de l’entretien d’explicitation, tel que Vermersch306 l’a modélisée.

Ce type d’entretien, même s’il est éloigné de la méthodologie que nous avions conçue en DEA, se situe bien dans le cadre de notre problématique, et dans le cadre de l’objectif visé : inviter la personne en situation d’illettrisme à expliciter oralement, ici, davantage une action, ou une série d’actions, plutôt qu’un vécu, dans le but de l’amener à cette explicitation maximale que nécessite l’écrit.

Nous avons interviewé, dans le cadre du deuxième dispositif, 4 apprenants inscrits dans un atelier de formation de base, l’association E. Voici quelques données d’anamnèse relatives à ces apprenants. Nous avions déjà interviewé Jean-Charles lors du premier dispositif.

Tableau n°12 : Quelques données d’anamnèse de 4 apprenants interviewés dans le cadre du deuxième dispositif (pré-enquête).
Jean-Charles Sexe Homme
Age + de 45 ans
Niveau de scolarisation Scolarisé en IME
Profil (typologie Vinérier) B - Marginalisation
Niveau de lecture-écriture Niveau 1
Elisabeth Sexe Femme
Age 16-25 ans
Niveau de scolarisation Scolarisée en IME
Profil (typologie Vinérier) B - Marginalisation
Niveau de lecture-écriture Niveau 1
Fabien Sexe Homme
Age 16-25 ans
Niveau de scolarisation Scolarisé en IME
Profil (typologie Vinérier) B - Marginalisation
Niveau de lecture-écriture Niveau 1
Claudie Sexe Femme
Age 26-35 ans
Niveau de scolarisation Classes spécialisées
Profil (typologie Vinérier) C – Insertion
Niveau de lecture-écriture Niveau 2

Lors de chaque entretien, l’interviewé raconte un événement que nous n’avons pas vécu (par exemple, Jean-Charles nous a raconté son travail de tri à la déchetterie ; Fabien, son travail de désossage dans un abattoir ; Elisabeth, un feuilleton télévisé qu’elle apprécie et que nous ne connaissons pas : Beverly Hills, …).

L’interviewé doit prendre en compte le contexte307 de l’interviewer afin d’ajuster au mieux ses propos ; il doit se poser la question : « par rapport à l’événement que je vais raconter, que sait l’autre de ce que je sais moi ? ». Il doit donc faire un effort d’explicitation, sortir de son propre contexte pour s’ouvrir à celui de l’autre, afin que ces deux contextes s’ajustent, ce qui permettra la compréhension de l’enquêteur.

Ces entretiens ont été bénéfiques à deux niveaux :

En premier lieu, nous constatons que les entretiens narratifs que nous avons pu faire (12 au total) étayent notre constat de départ. Les personnes en situation d’illettrisme que nous avons interviewées ont du mal à expliciter, à comprendre que leur contexte ne rejoint pas forcément le nôtre, d’où une grande difficulté, parfois, à comprendre ce qu’elles veulent nous dire.

Nous allons illustrer nos propos par un exemple. Ainsi, nous questionnons Fabien sur son travail (il travaille dans un abattoir de bovins). Nous lui demandons si, dans cet abattoir, on y tue des veaux :

M : et on peut y mettre des veaux ? des fois, euh, je sais pas

F : [incompréhensible]

M : non, je m’y connais pas du tout

F : si, c’est tué ailleurs, c’est fait [… ?]

M : ah d’accord, y’a encore une chaîne plus loin pour les veaux ?

F : bah non, c’est fait sur les chaînes normales, mais c’est tué ailleurs

M : ah oui

F : ça arrive, mais pas, pas la DV

M : parce que c’est quoi la DV ?

F : c’est la désosse verticale

M : la ?

F : la désosse verticale

M : ah d’accord, et donc c’est ça que tu fais, la désosse, oui alors

F : à la, à la verticale.

En second lieu, ce nouveau dispositif permet d’atténuer, mais non de supprimer, l’écart qui nous sépare de la personne en situation d’illettrisme, écart en termes de position sociale.

En effet, la situation de communication est réelle, dans la mesure où nous n’avons pas vécu les événements que les interviewés nous racontent. Il ne s’agit plus d’une situation artificielle dans laquelle nous détenions déjà la réponse aux questions que nous posions. Par ailleurs, quand nous indiquons que nous n’avons pas saisi ce que l’interviewé vient de nous dire, c’est parce que nous ne comprenons réellement pas et que nous cherchons vraiment à comprendre. Auparavant, quand nous posions ce type de questions, nous avions déjà la réponse en tête. Aussi, ce type d’entretien ne nous apparaît pas comme un exercice factice, artificiel. De plus, nous découvrons et nous apprenons de nouveaux éléments, inconnus jusqu’alors – par exemple, de nouveaux univers professionnels – ce que nous renvoyons ensuite aux interviewés.

Par ailleurs, lors des premiers entretiens narratifs, nous ne prenons aucune note. Le média, autour duquel s’organisent notre rencontre et nos échanges, reste la parole. Nous n’introduisons le support écrit que lors des premiers entretiens d’explicitation aménagés, qui font suite aux entretiens narratifs, à un moment où la prise de notes est pour nous essentielle afin de conduire l’entretien, à un moment également où la mise en confiance est susceptible d’être suffisante.

Au cours des premiers entretiens narratifs, nous amenons l’interviewé à nous raconter un événement de sa vie que nous n’avons pas vécu. Nous lui laissons une entière liberté de choix quant à l’événement en question ; il peut choisir ainsi son degré d’implication dans la relation, en décidant de raconter un événement neutre ou davantage impliquant.

En situation, puis lors de la retranscription, nous sommes attentive aux capacités que possède la personne à pouvoir rendre son propos explicite ; notre travail pédagogique portera en effet sur ces capacités et visera à les améliorer, notre hypothèse étant que des capacités langagières orales d’explicitation suffisantes conditionnent l’entrée dans l’écrit. En un premier temps, nous préférons nous aviser des possibilités orales de l’interviewé plutôt que d’adopter d’emblée une logique interventionniste qui viendrait renforcer le rapport inégal, en pointant des manques, des difficultés que nous nous efforcerions de corriger.

Un exemple va permettre d’illustrer nos propos. Voici un fragment d’entretien narratif mené avec Jean-Charles, apprenant que nous avions déjà interviewé dans le cadre du premier dispositif.

« M » désigne nos interventions, « JC » désigne les interventions de Jean-Charles.

M : et autrement est-ce que y’a un film ou une émission que vous aimez bien regarder ?

JC : feuilleton, y’en a, y’en a l’après-midi ?

M : vous regardez un feuilleton l’après-midi ?

JC : oui

M : alors, ça parle de quoi ce feuilleton ?

JC : feuilleton de, comment ça s’appelle, Starsky et Hutch là, c’est pas ça ?

M : ah oui Stark et Hutch, ah ouais, j’ai jamais vu ça Starsky et Hutch, fin j’ai entendu parler mais

JC : et pis autrement qu’est-ce qu’y a ?

M : qu’est-ce que ça raconte Starsky et Hutch ?

[silence]

JC : c’est une bagnole qui fonce dans une autre personne ; film policier, film policier ?

M : c’est une bagnole qui fonce ouais, et c’est un film policier ?

JC : oui

M : ah oui

JC : pis autrement, qu’est-ce qu’y a autrement, l’après-midi, vers une heure ?

M : vers une heure, aussi, vous regardez quelque chose

JC : y’a un feuilleton, y’a un feuilleton ?

M : je regarde pas la télé vers une heure, je sais pas ce qu’y a

JC : c’est un western, c’est un western ?

M : ah oui, d’accord

JC : y’a des filles, y’a des filles ?

M : c’est un western, y’a des filles, ouais

Dans cette situation, quand nous demandons ce que raconte le feuilleton « Starsky et Hutch », le résumé que nous en fait Jean-Charles reste très elliptique et imprécis : « c’est une bagnole qui fonce dans une autre personne ». Ce seul propos ne nous permet pas de nous faire une idée précise quant au contenu du feuilleton et ne répond pas à l’attente qui soutient notre question.

Dans le cadre d’une logique d’intervention, nous aurions clairement dit à Jean-Charles que nous ne pouvions nous satisfaire de cette seule phrase pour comprendre pleinement le feuilleton. Nous ne l’aurions pas laissé continuer sa prospection relative aux autres feuilletons de l’après-midi. Nous aurions consacré un temps conséquent à l’explicitation du contenu du feuilleton « Starsky et Hutch ».

Dans cet extrait d’entretien, nous retrouvons le rapport particulier à la norme, au savoir, chez l’interviewé. Les réponses qu’il donne aux questions que nous posons se terminent par une intonation interrogative. Autrement dit, il pense que nous détenons forcément la réponse aux questions que nous posons. Aussi, suite aux réponses qu’il nous donne et qui appellent implicitement une prise de position de notre part (« oui, il y a des feuilletons l’après-midi, oui « Starsky et Hutch » est un film policier, oui, l’après-midi, vers une heure, il y a un feuilleton, … »), nous essayons de refléter ses propos (« c’est une bagnole qui fonce ouais, et c’est un film policier ? ») ou alors nous indiquons que nous ne sommes pas en posture de savoir (« je regarde pas la télé vers une heure, je sais pas ce qu’y a »).

Il y a cependant matière à s’interroger sur l’évolution que pourraient prendre les entretiens narratifs : n’y aurait-il pas lieu d’évoluer progressivement vers une intervention plus directe de notre part ? Ces entretiens seraient ainsi l’occasion de poser clairement le contrat de toute communication, l’occasion de clarifier avec l’interviewé ses droits et ses devoirs lors de tout acte de communication.

Il s’agirait de « faire prendre conscience aux [personnes en situation d’illettrisme] que c’est pour l’Autre que l’on construit son message ; ils doivent apprendre que l’Autre ignore beaucoup de ce que l’on sait et que, pour transmettre une expérience, une idée, une histoire, il faut lui fournir les moyens nécessaires de les construire »308.

Le fait de mener ce travail avant la conduite des entretiens d’explicitation permettrait, une fois ces entretiens particuliers amorcés, de se concentrer sur les procédures métacognitives à l’œuvre chez l’interviewé, davantage que sur un travail relatif à ce qu’est l’acte de communication.

Les entretiens narratifs seraient donc à penser dans une évolution en deux temps :

Il s’agit ici d’un temps de mise en confiance où l’acceptation positive inconditionnelle de l’acte langagier de l’interviewé va de pair avec l’acceptation positive inconditionnelle de sa personne tout entière (au sens rogérien du terme), un temps également de constat des capacités langagières orales de l’interviewé (à la fois au niveau du contenu – syntaxique, lexical, … - mais aussi de la forme, autrement dit de ce qu’il perçoit être l’acte de communication).

Ce nouveau dispositif d’entretien présente, certes, de nombreux avantages, mais ne suffit pas, à lui seul, à la validation de notre hypothèse. Il s’agit de réintroduire, suite à quelques entretiens basés sur la narration d’événements, l’entretien d’explicitation.

Notes
306.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : E.S.F., 1994

307.

le contexte est l’une des composantes de la fonction de communication du langage selon Jakobson.

Cf. JAKOBSON, R., Essais de linguistique générale. Paris : Ed. de Minuit, 1963

308.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 139.