III – Le troisième dispositif : réintroduction de l’entretien d’explicitation.

Notre troisième dispositif correspond à notre phase d’enquête menée en 2006.

Il comprend deux types d’entretiens :

Examinons en premier lieu la série des deux entretiens narratifs : elle s’inscrit dans l’évolution en deux temps telle que nous l’avons dégagée ci-dessus. Le premier entretien narratif constitue un temps d’acceptation positive inconditionnelle de l’acte langagier de l’interviewé. Nous rassurons ce dernier quant à la qualité de ses réponses. Voici un exemple pour illustrer nos propos :

Entretien narratif 1 avec Christine :

Nous initions l’échange en formulant un contrat avec Christine destiné à la rassurer par rapport à l’erreur :

M : et par rapport à ce que vous me direz, y’a pas de bonne ni de mauvaise réponse, c’est vous qui allez m’aider à conduire notre échange

Ce premier entretien s’inscrit dans une logique non-directive : l’interviewer use d’échos, de reformulations, à l’occasion de quelques questions d’enquête destinées à en savoir plus. Dans le second entretien narratif, les droits et devoirs de chacun des locuteurs sont clairement posés et agis. L’acceptation positive des actes langagiers de l’interviewé est conditionnée par la compréhension mutuelle. Ce second entretien narratif se base sur la règle des quatre C telle que Bentolila310 l’a formalisée.

Cette règle propose une modalité d’interventions en quatre temps destinées à élucider progressivement les droits et devoirs de chaque locuteur lors des actes langagiers. Elle se décline en quatre phases successives :

La première phase (Constat d’échec) a pour visée de « dénoncer l’obscurité du discours, montrer qu’il n’a pas atteint son but : celui de faire partager à l’autre une expérience qu’il ne possédait pas »311. Nous procédons à ce constat hors dictaphone.

L’objectif de la deuxième phase est d’identifier les causes de l’échec, les éléments qui, dans le discours, sont sources d’ambiguïté. Bien souvent, ce sont les anaphores qui ne sont pas assez explicitées, comme dans cet entretien narratif avec Jérôme : lors de ce second entretien narratif, notre but est de faire expliciter à Jérôme toutes les anaphores de son discours tenu huit jours plus tôt dont le référent anaphorique manquait pour une bonne compréhension.

Il s’agit dans le troisième temps de créer les conditions de la réussite. C’est ainsi que l’interviewer invite l’interviewé à reprendre son message en le transformant. A l’occasion du second entretien narratif avec Jérôme, nous lui demandons maintenant de nous raconter l’histoire dans son ensemble, dans une perspective de réussite, de compréhension mutuelle.

Il convient de conclure avec un quatrième et dernier temps qui permet au sujet de comprendre qu’il n’a pas opéré tous ces efforts uniquement pour faire plaisir à l’interviewer. Il convient que le sujet reprenne son message transformé à destination d’un autre interlocuteur. C’est ainsi que nous proposons à Jérôme de raconter la même histoire à un témoin candide qui pourra attester sa compréhension de l’histoire. Ce témoin est F, la directrice de l’association E au sein de laquelle Jérôme est apprenant. F se centre sur une compréhension inférentielle de l’histoire et a le souci de lever les inférences ambiguës, alors que pour notre part, nous étions centrée sur les anaphores et les référents anaphoriques.

Ces quatre temps amènent progressivement le sujet à « comprendre qu’un message linguistique est une sorte de pont que l’on construit pour franchir la distance qui nous sépare de l’Autre ; on doit donc apporter à son édification tous ses soins si l’on veut pénétrer sur le territoire de l’Autre et l’inviter à venir sur le sien »312.

Nous n’avons pas conduit cette règle des quatre C avec tous les sujets interviewés : pour certains (telle Christine par exemple), le premier entretien narratif était suffisamment explicite, ne présentait pas de zones d’ambiguïtés. La compréhension mutuelle étant assurée, nous avons mené un second entretien narratif sur le modèle du premier.

Examinons en second lieu la série des trois entretiens d’explicitation (EdE) conduits selon la technique décrite par Vermersch en 1994313. Au préalable, nous faisons réaliser à l’interviewé un exercice de lecture-écriture puisé dans l’outil Lettris314 dont le concepteur principal est Bentolila. Nous nous basons sur son projet de formation. Nous présenterons dans le chapitre suivant le projet de formation de chacun des sujets que nous avons interviewé.

Voici quelques exemples d’exercices issus de l’outil Lettris que nous avons pu proposer :

A l’occasion du premier EdE avec Jérôme, qui relève d’un niveau 1 en lecture-écriture (le niveau le plus faible des trois niveaux existants), nous lui avons proposé l’exercice suivant :

Dans chaque série, soulignez les mots qui contiennent la lettre de la colonne de gauche.315

l barque – pôle – plonger – aller – plume – pied – sel – petit – lacet – alors
L îLE – PORTER – IDÉAL – PORTE – PAROLE – POUCE – ELLE – MARÉE – COURIR – POULE

Voici un exercice proposé à Ludovic lors du deuxième EdE (Ludovic relève d’un niveau 2 en lecture-écriture) :

Complétez les mots avec « b », « p », « d », « m », « n », « t » (une lettre par point).316

De novembre à décembre

La Toussaint, le pre.ier novem.re, est la fête de tous les saints. Le 2 est le jour des Morts, un jour où l’on fleurit les .ombes.

Le 11 .ovembre, on célè.re la fin de la .remière Guerre .ondiale, en 1918. Des .éfilés .ilitaires sont orga.isés .ans tout le pays.

Noël, le 25 .écembre, les chrétiens fêtent la .aissance de Jésus-Christ. C’est un jour où l’on .e travaille .as et où l’on reçoit des ca.eaux.

D’après M. Pelloté, Méga Benjamin, éd. Nathan.

Enfin, voici un exercice que nous avons proposé à Christine qui présente un niveau 3 en lecture-écriture (soit le niveau le plus élevé). Dans l’exercice initial, l’apprenant doit choisir entre deux mots celui qui convient le mieux. Etant donné que Christine maîtrise bien la lecture et l’écriture, nous avons corsé l’exercice en effaçant les deux mots et en incitant l’apprenante à deviner le mot manquant.

Voici la consigne initiale :

Choisissez, entre les deux mots écrits entre parenthèses, celui qui convient dans chaque phrase. Lisez d’abord chaque phrase en entier. 317

Une alimentation équilibrée.

1. Il faut boire beaucoup : 1 à 1,4 litre par ().

2. Il est préférable de boire ce qui est naturel : des () de fruit plutôt que des sodas.

3. Diminuez votre consommation de sucre le plus ().

4. Ne mangez pas d’aliments sucrés le soir après vous être ( ) les dents.

5. Consommez des légumes ou des fruits à chaque repas principal : ( ) et dîner.

6. Pour avoir de bons os, buvez du ().

7. Il faut () ½ ou ¾ de litre de lait par jour.

8. Vous pouvez aussi manger des yaourts ou des ().

9. Ayez une alimentation () qui vous apportera tous les éléments nécessaires.

10. Il est important d’être entouré de sa famille ou d’amis, évitez de ( ) seul.

D’après « Enseignement de la nutrition », Textes et documents pour la classe, n° spécial 248, 9 octobre 1980.

A l’issue de l’exercice, nous menons un entretien d’explicitation afin de faire expliciter par le sujet interviewé le vécu cognitif des actions réalisées auparavant. Nous prenons le soin d’ôter toute trace matérielle de l’exercice : le but est de travailler sur l’évocation, ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre 4 (« De la prise de conscience à l’explicitation : vers une technique d’aide à la verbalisation ») de la première partie. Afin de conduire cet entretien, nous nous basons sur la technique d’aide à la verbalisation formalisée par Vermersch dans ses travaux318.

Nous avons vu dans ce chapitre que notre dispositif s’est décliné en trois temps, depuis la pré-enquête jusqu’à l’enquête. Dans le chapitre suivant, nous allons présenter quelques éléments d’anamnèse permettant de situer l’histoire des 5 apprenants que nous avons interviewés dans le cadre de notre enquête en 2006. Au préalable, nous exposerons quelques données relatives à l’atelier de formation de base où se forment les 5 apprenants interviewés.

Notes
309.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : E.S.F., 1994

310.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 47-50.

311.

p. 48.

312.

p. 50.

313.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : E.S.F., 1994

314.

BENTOLILA, A., BOUTHIER, C., CHEVALIER, B., FONTAINE, F., FRAENKEL, B., LAMBLIN, C., PFEFFER, I., Lettris : une méthode pour comprendre, lire, écrire, parler. Paris : Editions Nathan, 1995

315.

Fiche lecture n°1, exercice 2

316.

Fiche lecture n°28, exercice 3

317.

Fiche lecture n°25, exercice 1

318.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : E.S.F., 1994