A – L’obstacle de la centration sur le contenu, la tâche, le résultat, au détriment des procédures.

L’interviewé se centre sur le contenu (le quoi) au détriment des procédures (le comment). Ainsi, on a l’impression de deux discours en parallèle. L’interviewé se centre sur le résultat ; il est en quête de notre approbation, de la réponse à l’exercice réalisé auparavant.

Exemple 1 extrait de l’EdE 2 avec Jérôme :

177 M : comment vous saviez que fallait commencer par le côté droite ?

178 J : sur la même feuille, sur la même [silence]

179 M : ouais

180 J : feuille, j’ai copié, sur une feuille la même lettre qui fallait faire sur la feuille, fallait que je copie

181 M : vous avez copié

182 J : ouais

Ici, Jérôme se centre sur la consigne de départ de l’exercice et non sur les procédures. Il est à noter que notre question, bien que commençant par « comment », comporte le terme « fallait » susceptible d’induire ce type de réponse.

Exemple 2 extrait de l’EdE 1 avec Martine :

20 M : on va revenir si vous voulez au moment où vous dites : « je mémorise le nom des villes »

21 Ma : hum

22 M : hein, donc vous retrouvez bien cette situation quand vous dites : « je mémorise le nom des villes » ?

23 Ma : oui

24 M : hein, donc vous mémorisez le nom des villes, comment vous faites pour mémoriser le nom des villes ?

25 Ma : c’est simple, je regarde ce qu’y a sur l’exercice et je vois à quel mom, à quel endroit je dois passer pour euh arriver à Brest quoi

26 M : hum, hum

27 Ma : donc si admettons je pars de Rennes, je regarde quel est le chemin le plus court pour y arriver donc euh, ça je mémorise très bien, donc pour moi, c’est, c’est facile

Ici, Martine répond à notre question en reprenant les consignes de l’exercice plutôt que de décrire comment elle s’y prend pour mémoriser le nom des villes. Notre question comportait pourtant des éléments susceptibles de favoriser l’évocation : c’est ainsi que nous nous sommes assurée que Martine était en contact avec l’expérience en question (en 22) ; nous avons par ailleurs utilisé le présent (en 22 et 24).

Dans cet extrait, on peut constater également quelques jugements émis par Martine (en 25 et 27). Il s’agit ici de jugements relatifs à ses propres capacités de mémorisation.

Exemple 3 extrait de l’EdE 1 avec Ludovic :

25 M : et comment il vous revient ce moment-là, vous dites les lettres écrites en gras, les lettres penchées euh, comment ça vous revient ? est-ce que ça vous revient par des images dans votre tête, les mots écrits en gras, les lettres penchées, ou est-ce que ça vous revient par des sons, vous vous réentendez lire à haute voix la consigne, vous vous réentendez lire le nom des villes, comment ça vous revient ?

26 L : bah les noms des villes, je connais un petit peu

27 M : hum, hum

28 L : là dessus, j’ai pas trop bloqué

29 M : ouais

30 L : les lettres en majuscules c’étaient les Côtes d’Armor, je pense que les lettres penchées c’est les petites lettres quoi

31 M : hum, hum

32 L : je pense, c’est ça (?) [ton interrogatif]

33 M : d’accord, et comment ça vous est revenu cette situation dans l’esprit là, juste au moment où vous parlez

34 L : bah y m’en manquait, y m’en manquait un, alors comme j’avais les lettres grasses, majuscules, alors je pensais que les petites c’étaient les lettres penchées

A travers le ton interrogatif employé par Ludovic en 32, on pressent que celui-ci attend notre approbation ; il est centré sur le résultat. Les deux dernières répliques montrent deux discours en parallèle, l’un centré sur les procédures (33 : « Comment ça vous est revenu… ? »), l’autre centré sur la tâche, notamment la recherche du bon résultat (en 34).

On peut remarquer également l’utilisation par l’interviewé d’informations satellites de l’action, telles que les connaissances théoriques (en 26) ainsi que le jugement par rapport à ses capacités (en 28).

N’oublions pas, par ailleurs, l’aspect longitudinal de notre dispositif : c’est ainsi que nous avons réalisé 3 entretiens d’explicitation avec chaque interviewé, à un intervalle d’une semaine environ entre chaque. Il convient donc, dans le cadre de notre analyse, de prendre en compte la dimension historique dans laquelle s’est inscrit l’interviewé.

Ainsi, si nous poursuivons notre étude du discours de Ludovic, nous remarquons que lors du second EdE, celui-ci se montre moins centré sur la recherche du bon résultat. Peut-être est-ce dû au fait que, dès le départ, les enjeux de l’entretien sont posés, en témoigne l’extrait ci-après :

Exemple 4 extrait de l’EdE 2 avec Ludovic  :

1 M : voilà, donc L vous venez de faire un exercice de lecture et d’écriture euh, le but de cet entretien c’est que vous vous compreniez mieux euh dans ce que vous avez fait, dans ce que vous avez réalisé là à l’instant

2 L : hum

3 M : hein euh et puis moi ça m’aidera à mieux vous comprendre, mieux comprendre comment vous avez fait, comment vous avez fonctionné dans votre tête euh et puis peut-être qu’après euh pour d’autres exercices de lecture et d’écriture vous arriverez encore mieux à faire ces exercices, à lire et à écrire, hein, et peut-être qu’au cours de cet entretien, vous allez prendre conscience de certaines choses que vous avez faites, voilà, hein, et puis encore une fois si y’a des erreurs, ce n’est pas grave, hein, c’est pas ça qui nous importe, ce qui nous importe c’est comment vous avez fait dans euh l’exercice

4 L : ouais

5 M : d’accord ?

6 L : bah c’est comme l’exercice de la semaine dernière, je voulais savoir après, alors si c’est possible de voir après

7 M : de voir après ? oui bien sûr, tout à fait, tout à fait, on verra après, bien sûr

8 L : oui

9 M : hein, voilà, mais là pour l’instant, si vous voulez, on se concentre sur comment vous avez fait, hein, comment vous vous y êtes pris

Ici, dès le début de l’EdE, nous donnons à Ludovic le sens de la tâche : celui-ci réside dans le fait, d’une part, qu’il se comprenne mieux par rapport à l’exercice de lecture et d’écriture qu’il vient de réaliser, afin de mieux réussir des tâches de lecture ou d’écriture ultérieurement, d’autre part, que nous le comprenions mieux également.

Nous insistons sur la procédure, le comment, et non sur le résultat ; aussi, durant l’entretien, on ne se centre pas sur les bonnes ni les mauvaises réponses ; notre objectif est de lui donner un corrigé suite à l’entretien. Cependant, nous n’annonçons pas explicitement cet objectif ; aussi, Ludovic demande-t-il à « savoir après » (en 6), c’est-à-dire à connaître le résultat. Nos visées sont-elles inscrites en parallèle, sans jamais se croiser ? – Ludovic ayant la préoccupation du résultat, nous-même nous centrant sur les procédures, le comment. Ludovic peut-il différer son désir de connaître le résultat ? Perçoit-il le sens que nous donnons à l’entretien ?

Nous avons vu, à l’occasion du deuxième exemple, que Martine était centrée sur la consigne ainsi que sur le résultat au cours de l’EdE 1.

Lors de l’EdE 2, Martine montre qu’elle est toujours centrée sur la consigne :

Exemple 5 extrait de l’EdE 2 avec Martine :

30 Ma : donc moi j’ai tout de suite compris ce que euh fallait mettre au début et après j’ai suivi, suivi, suivi ce qu’y a [silence] le nombre de mots qu’y a à suivre pour former cette phrase

31 M : hum, hum [silence]

32 Ma : pour moi ça pas été difficile, pis bah ce qu’y a au code c’est à peu près la même chose

33 M : hum, hum

34 Ma : donc euh, faut, faut répondre clairement aux questions qu’y posent, donc là c’est, c’est comme si c’est la même chose

A l’intervention 34, Martine se réfère à une injonction (à travers le : il « faut ») en prenant appui sur la situation du code de la route. Elle s’appuie sur la consigne donnée lors de l’examen, consigne qu’elle personnifie (« aux questions qu’y posent »). Puis elle applique cette consigne à la situation de tâche qu’elle a vécue juste avant l’EdE.

Exemple 6 extrait de l’EdE 2 avec Martine :

41 M : alors comment vous avez fait pour réfléchir ?

42 Ma : pour réfléchir ? alors j’ai bien regardé les mots, le sens, tout le sens qu’ils avaient et euh ce qui est important c’est de bien former la phrase en regardant les mots

43 M : hum, hum

44 Ma : qui sont inscrits

Là encore, en 42, Martine fait appel à la consigne (« former la phrase en regardant les mots ») en l’englobant dans un cadre normatif, avec un jugement (« ce qui est important, c’est de… »).

Si au cours de cet EdE 2 Martine montre qu’elle se centre sur la consigne, elle ne cherche cependant pas à obtenir de nous les réponses à l’exercice réalisé auparavant.

Cela n’est plus le cas lors de l’EdE 3 dans lequel la préoccupation, pour Martine, de l’exactitude du résultat revient au premier plan. L’extrait suivant en rend compte :

Exemple 7 extrait de l’EdE 3 avec Martine :

93 M : et comment vous avez fait pour lire ce mot euh, Ma ?

94 Ma : comment j’ai fait ? bah c’est simple euh, dans la dernière liste, j’ai bien regardé, bien lu euh j’ai compris que ça tournait aux alentours de euh, de la voiture euh, et puis euh ça tournait aussi, à ceux qui prennent des passagers euh qui font du stop ou des trucs comme ça donc je pense que cette liste-là je l’ai bien comprise, bien lue et j’ai bien regardé quand même si je faisais pas d’erreurs ni quoi que ce soit mais bon, j’ai quand même un doute euh que je me suis trompée ou des trucs comme ça, donc euh je sais pas

95 M : hum, hum

96 Ma : mais sinon j’arrive bien à comprendre le sens des mots euh, c’est une question de logique

97 M : hum, hum, mais encore une fois on ne s’occupe pas des erreurs, hein euh

98 Ma : hum, hum

99 M : ce qui nous importe, c’est comment vous avez fait, hein

100 Ma : hum, hum

On voit apparaître ici une centration sur la bonne ou la mauvaise réponse, ce que nous tentons de désamorcer (en 97) en rappelant qu’on ne s’occupe pas des erreurs, mais des procédures qui ont conduit au résultat. La modalisation épistémique « je sais pas » (intervention 94) montre que Martine n’est pas en évocation. Les doutes dont elle fait part bloquent l’accession à une position de parole incarnée.

La centration ou non sur l’exactitude du résultat peut donc sembler liée à l’expérience progressive des EdE (avec une intériorisation des objectifs rappelés à chaque nouvel entretien, ce qui peut paraître le cas pour Laurent, par exemple), à la nature de la tâche susceptible d’induire un doute chez l’interviewé par rapport à ses réponses (nous reviendrons à l’obstacle de la nature de la tâche avec la situation, notamment, de Martine), ou aux objectifs globaux que se donne l’interviewé – quoi qu’il en soit des objectifs annoncés par l’interviewer – par rapport à l’entretien.

Nous allons illustrer ce dernier point par quelques extraits d’entretien avec Jérôme et Charlotte qui n’ont pas semblé, au fil des EdE, se soucier de l’exactitude du résultat, contrairement aux trois autres interviewés.

En premier lieu, les entretiens avec Jérôme nous montrent qu’il prend plaisir à parler, à répondre à nos questions (qui lui semblent parfois déroutantes).

Ainsi, lors de l’EdE 3, quand nous interrogeons Jérôme sur son vécu de l’entretien, il répond qu’il a trouvé ce dernier « intéressant » (réplique 307). L’extrait suivant précise l’objet de son intérêt :

Exemple 8 extrait de l’EdE 3 avec Jérôme :

314 M : hum, hum, qu’est-ce qui vous a plu euh aujourd’hui ?

315 J : faire euh des lettres

316 M : ouais

317 J : euh parler

318 M : hum, hum

319 J : euh répondre euh à ce que vous me dites

Nous avons remarqué, au fil des 3 EdE avec Jérôme, que celui-ci ne se souciait pas de l’exactitude des réponses qu’il avait fournies lors de la tâche précédant l’entretien. Cela nous amène à nous questionner sur la manière dont il saisit la relation entre l’exercice initial et la situation de l’entretien qui a pour objectif de faire retour sur la tâche : s’agit-il de deux réalités déconnectées pour Jérôme, deux réalités qu’il vit chacune dans le présent immédiat et l’intérêt qu’elles lui procurent ? C’est ainsi qu’il dit prendre plaisir à « faire des lettres » (315) et à « parler » (317), « répondre » (319) à nos questions. On peut également penser que les objectifs des divers entretiens ont été pleinement intégrés par Jérôme.

Quant à Charlotte, en second lieu, elle a le souci de rendre intelligibles ses procédures mentales, par le biais du langage oral, et avoue parfois son impuissance à y parvenir, en témoignent les extraits suivants :

Exemple 9 extrait de l’EdE 2 avec Charlotte :

31 M : et en regardant les chiffres, comment vous avez fait ?

32 C : bah j’ai regardé, c’était, c’était, 90, 88, 90, je crois, bah j’ai fait de, normalement, de, j’ai, bah shai pas trop comment dire là

33 M : ouais

34 C : [silence] bah je sais pas trop là

[…]

64 M : et comment vous êtes passé de ce 2 là à la taille 34 ?

65 C : euh bah parce que c’est la taille euh maximum euh, ça c’est bien dit ça, parce que c’est la taille des jeunes filles ?

66 M : hum, hum

67 C : hum, c’est euh souvent par centimètres, c’est vrai que je vois pas trop là-dessus

68 M : hum, hum

69 C : c’est pas évident euh, faudrait mieux regarder le livre [rires]

[…]

94 M : et si on en revient à l’exemple là dont vous me parliez, la taille 50

95 C : hum

96 M : comment vous avez fait pour additionner les chiffres ?

97 C : euh pour additionner euh, ah oui pour 50, là c’est de, ah je sais pas trop, pour m’exprimer moi… euh [silence] je ne sais plus trop, non je sais plus, là dessus

Cet extrait montre diverses manifestations, par Charlotte, d’impuissance à expliciter, manifestations accompagnées d’une dévalorisation d’elle-même (en témoigne l’intervention 97 : « pour m’exprimer moi… »). A contrario, quand elle estime qu’elle s’est bien exprimée, elle met en avant sa production orale, en faisant un commentaire (qui montre d’ailleurs qu’elle sort de l’évocation) : ainsi, à l’intervention 65, elle s’exclame : « ça c’est bien dit ça ».

Ces manifestations d’impuissance à expliciter une procédure mentale doivent nous interpeller, du côté d’une médiation à envisager.