Le but de l’EdE est de conduire progressivement l’interviewé, à partir du domaine du pré-réfléchi – des connaissances en actes, à des prises de conscience successives (à travers un processus de réfléchissement, puis de thématisation, puis de réflexion) vers un vécu comme objet de connaissance. Il arrive souvent que les connaissances en actes soient prégnantes, constituant le vécu du sujet, et qu’elles viennent faire obstacle à un possible dépassement, soit un processus d’explicitation. Ce dépassement est rendu d’autant plus difficile que l’interviewer ne sait pas toujours comment guider l’autre pour dépasser l’évidence.
Exemple 1 extrait de l’EdE 1 avec Ludovic :
96 M : oui, euh, comment vous avez fait pour repérer les 3 villes les plus importantes ?
97 L : bah les 3 villes les plus importantes, pour moi c’étaient celles qu’étaient en caractères noirs, les plus gros
98 M : hum, hum
99 L : donc Rennes, Nantes pis Metz
100 M : hum, hum [silence] et comment vous le saviez ça euh que c’étaient les lettres écrites en gros ?
101 L : bah en principe sur une carte c’est comme ça quoi, c’est, c’est marqué en gros
102 M : hum, hum [silence] d’accord
Notre questionnement se heurte ici à une évidence, à ce qui relève du pré-réfléchi, en témoignent les propos de Ludovic en 101 : « en principe », « c’est comme ça ». Nous ne parvenons pas à dépasser l’évidence pour amener Ludovic à entrer dans l’explicitation ; nous atteignons un point de butée, à la fois du côté de Ludovic (il se suffit de cette réponse) et de notre côté (nous ne savons pas quelle question poser qui amènerait Ludovic sur le chemin de l’explicitation).
Exemple 2 extrait de l’EdE 1 avec Christine :
91 M : alors on va prendre l’exemple du mot « cerise » si vous voulez bien C, si vous en êtes d’accord
92 C : oui, oui
93 M : euh l’exemple du mot « cerise », vous avez hésité donc, pour vous, se dire est-ce que c’est « un s », est-ce que c’est « deux s », hein, comment vous avez fait pour trouver la bonne manière d’écrire ?
94 C : bah j’ai écrit ce qui m’a semblé, ça m’a passé par la tête comme ça, j’ai écrit quoi
A travers ce propos (« ça m’a passé par la tête comme ça »), Christine montre qu’elle a réalisé une action (ici écrire) sans avoir réfléchi à la procédure qui lui a permis de mener à bien cette action. Autrement dit, elle reste dans le domaine du pré-réfléchi sans parvenir à réfléchir un vécu d’action. Dans le restant de l’entretien, nous n’avons pas su, par une médiation appropriée, la guider vers cette réflexion. Il s’agit pourtant là de la visée de l’entretien d’explicitation. Ainsi, « réaliser ce guidage, c’est compenser par une médiation le fait que la mise en mots spontanée n’est que rarement descriptive, qu’elle se rapporte plus souvent à des généralités, un « parler autour de », qu’elle ne vise quasiment jamais une tâche spécifiée : c’est rattraper l’auto-blocage de notre mémoire par un accompagnement habile vers un accès dont nous avons peu ou pas l’expérience réfléchie »349.
p. 156-157.