G – L’obstacle de la nature de la tâche proposée avant l’EdE.

La nature de la tâche proposée avant l’entretien entrave l’explicitation dans la mesure où elle résonne avec une situation que vit l’interviewé. Aussi ce dernier opère de nombreuses digressions qui sont autant de commentaires.

Exemple 1 extrait de l’EdE 1 avec Martine :

102 Ma : moi je mémorise bien tout ça, bon bah hier soir je me suis remise un peu dans mon code et je mémorise tout ça que le soir, donc avant de me coucher et c’est pareil pour ça, c’est comme si je prenais un itinéraire pour aller à tel endroit, je note toutes les villes importantes, je les affiche dans mon, dans la voiture, je sais à quelle grosse ville je dois passer, à quel endroit et par où passer, donc pour moi c’est, c’est vite fait, donc faut bien regarder par où faut passer pour y aller, donc euh c’est tout simple

L’exercice qui a donné lieu à l’entretien présentait une carte de la Bretagne avec de grands axes routiers ; il s’agissait de déterminer le plus court trajet pour rallier Rennes à Brest. Nous avons choisi cet exercice afin de rejoindre les préoccupations de Martine qui prépare l’examen du code de la route. Cette digression montre toute l’importance du code dans sa vie. Les facteurs affectivo-motivationnels apparaissent clairement ici, à la fois dans notre choix du support mais aussi à travers le contenu de la digression opérée par Martine.

L’exercice support de l’EdE 2 vise à savoir « manier l’organisation d’une phrase » : des groupes de mots sont présentés ; il s’agit de les remettre dans l’ordre pour faire une phrase. Les indices typographiques qui peuvent fournir une aide sont, d’une part, la majuscule du début de phrase, d’autre part, la ponctuation. Nous avons disposé les différents groupes de mots sur des petits cartons ; ainsi Martine a pu manipuler concrètement ces groupes de mots. Les phrases reconstituées sont en fait issues du Code Rousseau (« d’après M. Roche, Le savoir conduire »). Or, Martine est inscrite dans une auto-école afin d’obtenir l’examen du code de la route pour ensuite décrocher le permis de conduire. Ce projet lui tient particulièrement à cœur ; grâce au permis, elle pourra – dit-elle – faire des excursions avec ses enfants le week-end.

La nature de la tâche ne laisse donc pas Martine indifférente, en témoignent les extraits suivants :

Exemple 2 extrait de l’EdE 2 avec Martine :

32 Ma : pour moi ça pas été difficile, pis bah ce qu’y a au code c’est à peu près la même chose

Pratiquement dès le début de l’entretien, Martine met en lien la tâche avec « ce qu’y a au code ». « C’est à peu près la même chose ».

Exemple 3 extrait de l’EdE 2 avec Martine :

61 M : hein, euh comment vous avez fait pour bien réfléchir ?

62 Ma : comment j’ai fait pour bien réfléchir ? bah c’est vrai que c’était pas évident mais euh dans ce cas là c’est comme si on se mettait à la place du conducteur

63 M : hum, hum

64 Ma : on est conducteur, on regarde bien ce qu’y a comme route, c’est comme si on était

65 M : hum, hum

66 Ma : c’est tout simple et pour moi c’est ce qui définit la phrase que j’ai constituée en premier, la phrase exemple

67 M : hum, hum, vous étiez comme un conducteur au volant d’une voiture

68 Ma : voilà c’est ça et j’appliquais la priorité

A travers cet extrait, on peut se rendre compte d’un malentendu : Martine fait-elle référence à la situation d’examen du code de la route (pour lequel le candidat se met à la place du conducteur afin de répondre aux questions) ou bien traite-t-elle de la procédure qu’elle a mise en œuvre afin de reconstituer la phrase (ainsi, elle se serait mise à la place du conducteur pour trouver la phrase exemple) ? Il semble, en tout cas, que Martine ne soit pas dans une posture d’évocation comme le montrent les nombreuses généralisations, à travers l’emploi du « on ».

Exemple 4 extrait de l’EdE 2 avec Martine :

92 M : hum, hum, alors vous avez employé les mots « catégorie » et « définitions », est-ce que vous pourriez préciser ce que ça veut dire pour vous « catégorie » et « définitions » ?

93 Ma : « catégorie » et « définitions », bah déjà la catégorie c’est par rapport à tout ce qui est comme le panneau euh qu’on voit là, là [elle désigne des dessins de panneaux sur le mur], donc pour moi je me suis mise à la place du conducteur, et je me suis dit : « là y’a quelque chose qui ressemble à ce panneau, machin, etcetera » et qui est, comme je vous ai dit, le mot de tout à l’heure là, et pour moi c’est euh, quelque chose qui est concret par rapport à ce que la phrase veut dire

94 M : hum, hum

95 Ma : donc ça veut dire beaucoup de choses, et comme dans tous les auto-écoles y’a, il peut y avoir des groupes de mots comme ça qui forment une question

Nous remarquons ici de nombreux commentaires. Martine sort de l’évocation dans la mesure où elle prend en perception les panneaux sur le mur de la pièce dans laquelle se déroule l’entretien et s’appuie sur cette perception pour bâtir son discours. Le terme « catégorie » renvoie Martine aux diverses catégories de panneaux du code de la route ; nous avons des difficultés à percevoir le lien entre ce commentaire et la tâche support de l’entretien. Martine indique qu’une nouvelle fois elle s’est mise à la place du conducteur. Elle rapproche par ailleurs la situation de l’exercice de la situation de l’examen du code de la route pour lequel des groupes de mots forment des questions.

Exemple 5 extrait de l’EdE 2 avec Martine :

124 M : hein, comment ça vous est venu ce mot « rétroviseur » ? est-ce que c’est une image qui vous est venue dans votre tête, ou est-ce que c’est un son, le son du rétroviseur qui vous est venu dans votre tête ?

125 Ma : pour moi, c’est une image

126 M : hum, hum

127 Ma : donc le rétroviseur définit particulièrement quand on est à la place du conducteur, c’est que on regarde bien à l’intérieur, comme à l’extérieur, à l’intérieur y’a un rétro pour regarder derrière

128 M : hum, hum

129 Ma : dans les rétros de chaque côté c’est pour mieux voir de chaque côté du véhicule qui va me dépasser par euh, par la gauche, qui c’est qu’arrive derrière mon véhicule quoi c’est, les rétroviseurs servent à, comment dire euh, à bien regarder euh dedans pour voir qui c’est qu’arrive derrière, s’il est pas près, s’il est rapproché ou éloigné, s’il va me dépasser ou si y’a quelqu’un qu’arrive sur une voie d’accélération

130 M : hum, hum

131 Ma : donc tout ça c’est ce qu’y a sur le véhicule

A l’intervention 110, nous avons demandé à Martine si des mots lui revenaient des « différentes phrases » qu’elle avait auparavant remises dans l’ordre. Le mot « rétroviseur » lui revient. Malgré notre questionnement sur des procédures (124), Martine fait appel à des savoirs théoriques (« à l’intérieur y’a un rétro pour regarder derrière » ainsi que 127 et 129). Le mot « rétroviseur » est l’occasion pour elle de faire partager ses connaissances du code de la route. La nature de la tâche est inductrice, dans la mesure où les phrases, qui correspondent à des savoirs théoriques, sont issues du Code Rousseau et viennent faire écho aux propres connaissances de Martine. Cela est renforcé par la valeur particulière que revêtent code et permis aux yeux de Martine.

L’EdE 3 avec Martine fournit une autre illustration du même obstacle, à savoir l’obstacle de la nature de la tâche. Avant l’EdE 3, l’exercice proposé à Martine avait pour objectif de « lire avec un grand angle » : 6 listes comportant chacune 8 mots sont présentées. Il s’agit, pour chaque liste, de lire les mots rapidement en faisant glisser le regard le long du trait (il s’agit d’un trait vertical qui coupe les mots de chaque liste en deux). Chaque mot doit être saisi en un seul coup d’œil. Il faut repérer l’intrus dans chaque liste. Ces 6 listes ont toutes pour thématique « les transports ».

Exemple 6 extrait de l’EdE 3 avec Martine :

41 M : alors je vous propose de revenir sur le mot « autocar »

42 Ma : oui

43 M : Ma, si vous en êtes d’accord

44 Ma : hum

45 M : et de voir comment vous avez fait pour le lire ce mot

46 Ma : comment j’ai fait pour le lire ? bah euh, pour moi ce mot-là veut dire « transports en commun » euh ça va sur la route et je sais que euh ça correspondait comme si on était à l’auto-école des trucs comme ça donc euh, en tous cas, des fois y’a des questions sur les autocars, quand ils sont à l’arrêt de quel côté est le clignotant donc moi je sais que ça correspond à, à des listes qu’étaient euh un peu plus par rapport à la route

A l’intervention 45, nous demandons à Martine comment elle a procédé pour lire le mot « autocar ». Très vite, en 46, Martine expose des savoirs théoriques (quand elle dit : « ça va sur la route » ; elle emploie, par ailleurs, une modalisation épistémique : « je sais que »). Puis elle fait une digression en indiquant qu’à l’auto-école également il est question d’autocar. Cette réplique 46 montre que Martine n’est pas dans une posture d’évocation. Elle n’explicite pas le vécu de l’action « lire le mot autocar ».

En choisissant ce type de tâche, notre objectif est de rencontrer le projet formatif de l’apprenant afin de nous inscrire en cohérence avec ce qu’il travaille déjà et de susciter une motivation et une adhésion du sujet. Néanmoins la situation motivante proposée peut parfois résonner si fortement avec une situation vécue par l’apprenant qu’elle s’avère au final parasiter le bon déroulement de l’explicitation en amenant le sujet à parler davantage de la situation qui résonne que de la tâche support de l’EdE. Si dans le cadre de l’EdE tel que Vermersch l’a formalisé, les digressions sont autant de commentaires qui ne correspondent pas à un vécu d’action et donc apparaissent comme des obstacles à l’explicitation, on ne peut néanmoins les ignorer (une tâche fait toujours écho à une situation vécue) et peut-être même faudrait-il leur accorder une place pour bâtir une pédagogie de l’explicitation.