H – L’obstacle de l’étonnement par rapport à des questions qui interrogent le domaine du pré-réfléchi.

L’interviewé manifeste un étonnement par rapport à des questions qui interrogent l’évidence, notamment des procédures qu’on fait sans s’être posé la question de la manière dont on les fait (ce qui renvoie au domaine du pré-réfléchi, aux connaissances en actes).

Exemple 1 extrait de l’EdE 1 avec Ludovic :

163 M : alors je vous propose, si ça vous convient L, de voir maintenant le moment de l’exercice où on vous a demandé de trouver le deuxième itinéraire

164 L : ouais

165 M : comment, vous retrouvez bien cette situation ?

166 L : ouais, Rennes, Nantes, Lorient

167 M : hum, hum

168 L : l’autre je ne sais plus

169 M : hum, hum [silence] alors comment vous avez fait pour euh repérer ce deuxième itinéraire ?

170 L : [silence] comment je fais ? [silence] c’est comme le premier, j’ai, j’ai suivi les lignes quoi

171 M : hum, hum [silence] d’accord, vous avez suivi les lignes

172 L : de Rennes, je suis descendu à Nantes

173 M : hum, hum

174 L : Nantes - Lorient [silence]

Les deux silences de Ludovic entrecoupés de l’interrogation « comment je fais ? » (en 170) montrent son étonnement par rapport à nos questions qui interrogent l’évidence, le champ du pré-réfléchi. La réponse de Ludovic est pauvre en termes de vécu d’action. Nous nous heurtons à un point de butée, ne parvenant pas à guider Ludovic vers l’évocation.

Cet obstacle s’est manifesté également lors de l’EdE 3 avec Charlotte. La tâche proposée, support de l’EdE 3, présentait un mode d’emploi relatif au fonctionnement d’une cafetière. 6 phrases et 6 images sont présentées séparément. Il s’agit de faire correspondre les images et les phrases, puis de remettre les images dans l’ordre.

Le premier exemple que nous citons se réfère à la première partie de l’exercice (relier images et phrases).

Exemple 2 extrait de l’EdE 3 avec Charlotte :

136 M : hein, donc comment vous avez fait pour relier les images et les phrases ?

137 C : euh bah j’ai regardé déjà bah les images et j’ai relu les phrases dans la tête, bon pour la première phrase j’ai pris l’image qu’il fallait, pour l’autre phrase pareil euh ce qu’il fallait, les phrases en même temps que, les phrases en même temps que l’image

138 M : hum, hum, et comment vous saviez que c’était l’image qu’il fallait ?

139 C : parce que si je mets dans le désordre je sais pas si la machine [inaudible + rires] déjà, bah parce que c’était la logique même, c’était, bah c’était bien, c’était bien

En 136, nous amenons Charlotte à expliciter le vécu d’une action : « relier les images et les phrases » (soulignons qu’il ne s’agit cependant pas d’un moment spécifié, ce qui va amener l’interviewée à généraliser. On a l’exemple, ici, d’un facteur défavorisant l’auto-réflexivité). En 137, Charlotte exemplifie (elle parle ainsi de la première phrase) puis elle se réfère à un aspect normatif (« j’ai pris l’image qu’il fallait »). En fonction de quels critères a-t-elle fait son choix ? C’est ce que notre question 138 va essayer d’élucider. En 139, surgit l’étonnement de Charlotte face à notre questionnement qui interroge l’évidence et pour la réponse duquel des connaissances en actes suffisent. Son étonnement transparaît par ses rires, la connaissance en actes énoncée étant : « c’était la logique même ».

Le second exemple extrait de l’EdE 3 avec Charlotte présenté ci-après renvoie à la deuxième partie de l’exercice, pour laquelle il s’agit de remettre dans l’ordre les images composant le mode d’emploi d’une cafetière.

Exemple 3 extrait de l’EdE 3 avec Charlotte:

258 M : et comment vous saviez que c’était l’ordre de la logique euh C ?

259 C : bah parce que si je mettais à l’envers dans l’ordre de la logique, je crois pas que la machine elle marcherait, que j’aurais pas un petit problème dedans, ça là-dessus [rires]

260 M : hum, hum

261 C : oui y’aurait un petit problème, alors si on met pas dans l’ordre je crois pas que la machine elle euh, elle marcherait, donc y’aurait vraiment quelque chose qui irait pas [rires]

262 M : hum, hum

263 C : si tu veux, si on veut un café, faut peut-être mettre dans l’ordre de la logique

L’étonnement de Charlotte transparaît en 259, 261 et 263, interventions pour lesquelles Charlotte en appelle à la logique de fonctionnement de la cafetière, soit autant de connaissances en actes. Ses rires en 259 et 261 témoignent également de cet étonnement. Nous nous heurtons ainsi au même point d’achoppement, celui des connaissances en actes dont se contente Charlotte pour répondre à notre demande d’explicitation. Face à l’évidence, elle estime qu’il n’y a rien à expliciter, sinon que c’est la logique qui l’a guidée dans la mise en ordre des images. Elle ne perçoit donc pas l’intérêt, le sens qu’il y aurait à expliciter. Rien n’est à « faire sortir hors des plis » (selon l’étymologie du terme « expliciter »), tout est contenu, en évidence, dans la logique de fonctionnement de la cafetière.

L’EdE 3 avec Ludovic nous fournit également quelques exemples d’étonnement face à des questions qui interrogent l’évidence.

Exemple 4 extrait de l’EdE 3 avec Ludovic :

42 M : comment vous avez fait pour lire le premier texte ?

43 L : comment j’ai fait ? j’ai, j’ai lu

44 M : hum, hum [silence] par exemple le mot « repas », comment vous l’avez, comment vous avez fait pour le lire ?

45 L : « repas » ? c’est un, c’est un mot que je connais alors déjà

46 M : hum, hum

47 L : [très long silence] je vois pas plus

48 M : vous voyez pas plus [silence] laissez revenir peut-être la situation euh de ce mot « repas », euh vous êtes en train de lire ce mot « repas » euh laissez revenir des éléments euh de la situation

49 L : [très long silence] les enfants [très long silence] non je vois pas plus

50 M : les enfants vous disiez ?

51 L : ouais, de trois, ou les gens, fin je ne sais plus

52 M : les gens ouais

53 L : les gens au repas

54 M : alors dans cette phrase-là, là, « les gens », « repas »

55 L : euh nourriture

56 M : « nourriture », comment vous faites pour lire là, juste à ce moment-là, pour lire « repas » ?

57 L : [long silence] comment je fais ?

Notre question 42 déroute manifestement Ludovic qui répond, en 43 « comment j’ai fait ? », et qui indique qu’il a lu. Il n’explicite donc pas le vécu de l’action « lire le premier texte » (qui n’est d’ailleurs pas assez spécifiée), il ne fait que répéter verbalement cette action, comme si la seule nomination de l’action suffisait à expliciter le vécu de cette action. Par rapport au mot « repas », Ludovic indique que c’est un mot qu’il connaît (45). On peut supposer qu’il a automatisé la procédure de lecture qui doit donc se faire par voie d’adressage ici. Face à une action automatisée, il paraît difficile à Ludovic de déconstruire cette action pour en expliciter les diverses étapes (intervention 47, en témoignent le très long silence ainsi que la phrase « je vois pas plus »). En 56, à l’instar de l’intervention 42 – sauf que l’action est davantage spécifiée en 56 – nous demandons à Ludovic comment il a fait pour lire le mot « repas ». Son étonnement face à notre questionnement se manifeste en 57 par son long silence, d’une part, à travers son interrogation « comment je fais ? », d’autre part. Cette interrogation signifie peut-être que pour Ludovic la réponse est déjà nommée dans la question, sous la forme de l’action en jeu.

Exemple 5 extrait de l’EdE 3 avec Ludovic :

176 M : et comment vous avez fait pour compter ? [long silence] c’est une question un peu bizarre

177 L : ouais [rires] comment j’ai fait pour compter ? j’ai compté mes traits tout simplement [silence] non

178 M : vous avez compté vos traits [long silence] et au moment où vous comptiez vos traits qu’est-ce qui se passait dans votre tête ?

179 L : [très long silence] je sais pas, je sais pas trop, il fallait 7 euh 7 mots toujours

Nous retrouvons ici cet étonnement face à une question qui interroge des procédures pour lesquelles on peut très bien réussir sans forcément comprendre les raisons pour lesquelles on a réussi353. C’est le cas ici de la procédure qui consiste à « compter ». Dans sa réponse, Ludovic se contente de nommer l’action : « j’ai compté mes traits tout simplement ». Les mots « tout simplement » montrent que la question interroge, pour lui, l’évidence. Ludovic aurait besoin d’une médiation afin de dépasser ce point de butée. Nous proposons, en 178, une reformulation de notre question 176 en incluant un moment spécifié. Mais après un très long silence, Ludovic ne parvient pas à en dire davantage sur ses procédures en jeu dans l’action de « compter ses traits ». Il se centre sur la consigne (« fallait 7 euh 7 mots toujours »).

Au final, à travers un étonnement, l’interviewé manifeste qu’il se suffit de l’expression d’une connaissance en actes et ne perçoit ni le sens ni l’intérêt qu’il y aurait à développer davantage. Cet étonnement constitue donc bien un frein à l’auto-réflexivité, un point d’achoppement par rapport auquel, nous l’avons vu, nous étions assez désemparée en termes de médiation à apporter.

Notes
353.

Cf. PIAGET, J., Réussir et comprendre. Paris : PUF, 1974