I – L’obstacle des réactions défensives par rapport à la tâche et aux questions de l’interviewer.

Exemple 1 extrait de l’EdE 1 avec Charlotte :

142 M : hum, hum, d’accord, donc vous avez eu une image euh de la cagoule, portée par une femme, et une cagoule noire

143 C : hum

144 M : d’accord

145 M : et après, qu’est-ce que vous avez fait juste après ?

146 C : après je l’ai, je l’ai marqué sur la feuille, en voyant, en regardant le mot parce que je suis pas trop mauvaise en français quand même, mais bon je l’aurais marqué même qu’elle était pas marquée, je l’aurais marqué pareil

147 M : hum, hum

148 C : oui [rires]

149 M : hum, hum

150 C : mais euh là-dessus, non pas plus

151 M : donc vous avez regardé le mot « cagoules », et vous avez marqué

152 C : oui

153 M : en dessous, hein, d’accord

Charlotte souligne ici, notamment à travers l’intervention 146, que la tâche a été facile pour elle (peut-être trop ?). La tâche lui a-t-elle semblée puérile, tout comme nos questions ?

Nous pouvons mettre ce type d’obstacle en lien avec le précédent : il s’agit ici d’une réaction d’étonnement face à des questions dont la réponse paraît évidente, étonnement qui pourrait engendrer une manifestation défensive. Charlotte semble se défendre ici contre un jugement dévalorisant que nos questions ou bien la tâche pouvaient laisser transparaître, à savoir qu’elle pouvait être « mauvaise en français ». Elle vise, à travers ses propos en 146, à se revaloriser, en témoignent les termes « pas trop », « quand même », « je l’aurais marqué pareil / même qu’elle était pas marquée ».

Exemple 2 extrait de l’EdE 3 avec Charlotte :

47 M : hein, et le mot « soulevez » par exemple, je vous propose, si vous en êtes d’accord

48 C : ouais

49 M : de vous arrêter au mot « soulevez », comment vous avez fait pour lire le mot « soulevez » ?

50 C : ben j’ai euh, j’aurais dû passer ça aux gamins parce que là [inaudible + rires] bah j’ai vu les, comment ça s’appelle euh, les euh, ah merde, je sais plus, ah je sais plus du tout

Nous questionnons Charlotte par rapport au vécu de l’action « lire le mot « soulevez » ». Notre question semble la dérouter et son intervention 50 montre qu’elle juge notre questionnement puéril (« j’aurais dû passer ça aux gamins parce que là »). Son rire en témoigne également. Sa réaction – qu’on pourrait penser défensive par rapport à une dépréciation supposée de ses capacités de lecture – pourrait renvoyer à son étonnement face à une question qui interroge une procédure automatisée chez elle, donc une procédure pour laquelle ne se pose pas la question de la manière dont on procède pour parvenir au résultat final.

Exemple 3 extrait de l’EdE 3 avec Martine :

101 M : et là je vous posais la question « comment vous avez fait pour lire le mot » en fait, hein

102 Ma : bah franchement quand on, on est à l’école depuis longtemps, quand on a été à l’école depuis assez longtemps, on sait quand même euh lire tout ce qui est mot, complément et tout ce qui s’ensuit euh, franchement on arrive à lire correctement les mots qui, qui sont dans la liste

Notre questionnement porte sur le vécu de l’action « lire le mot « autodrome » », soit un questionnement très proche de l’exemple précédent. Martine nous répond d’une voix forte, avec un ton d’agacement (qui se manifeste notamment par le mot « franchement ») que quand on est allé à l’école, on est capable de lire correctement les mots. Nous retrouvons une réaction qu’on pourrait appeler défensive face à une question qui interroge une procédure automatisée. Martine a pu se sentir atteinte dans sa personne, narcissiquement, dévalorisée (comme le montrent les mots « quand même »).

Exemple 4 extrait de l’EdE 3 avec Christine :

14 M : hum, hum, donc vous avez commencé par lire le texte

15 C : oui, bien le lire

16 M : bien le lire

17 C : oui pour bien comprendre [rires]

18 M : pour bien comprendre

19 C : ouais

[…]

29 M : hum, hum [silence] comment vous avez fait pour euh, pour lire le texte ?

30 C : [silence] bah je l’ai lu dans ma tête

31 M : hum, hum

32 C : tout bas [rires]

Nous retrouvons, à l’occasion des deux périodes de rires de Christine, le même questionnement que précédemment portant sur le vécu de l’action « lire le texte ». Quel sens attribuer à ces rires ? En 29, nous demandons à Christine d’expliciter le vécu de l’action « lire le texte ». Elle répond en 30 en formulant une action (« je l’ai lu ») puis en précisant son fonctionnement (« dans ma tête »). Les rires en 32 pourraient traduire une réaction défensive – ou tout du moins un agacement – par rapport à ce que Christine considère comme évident, ne nécessitant pas une explicitation. Les rires en 17 s’inscriraient dans une même logique.

Nous constatons que par rapport à la même action - « lire un mot ou un texte » - à expliciter, se développent des réactions défensives qui pourraient s’entendre sur le versant d’une atteinte narcissique renvoyant à la problématique que vivent ces sujets, à savoir l’illettrisme. Les trois personnes interviewées, pour lesquelles nous avons analysé les extraits d’entretien précédents, s’inscrivent dans un degré de maîtrise certaine de la lecture. Néanmoins, le questionnement peut venir exacerber un vécu douloureux, celui du jugement social sur leurs compétences en lecture, du côté d’un manque ou d’une incomplétude.