K – L’obstacle de la conformité aux attentes supposées de l’interviewer.

L’interviewé pense que l’interviewer détient la réponse aux questions qu’il lui pose. Il devance ce qu’il suppose être les attentes de l’interviewer. Plutôt que de se référer à son fonctionnement personnel, l’interviewé se réfère à une norme.

Exemple 1 extrait de l’EdE1 avec Christine :

225 M : hum, hum, comment ça vous vient ça « d, a, n, s » ? vous venez de le dire là, juste à ce moment-là, et juste au moment où vous venez de le dire, comment vous avez fait pour le dire ?

226 C : ah là, là [rires] [silence] pff, je sais pas moi, ça vient comme ça, je sais pas, ça vient comme ça, ouais, bah ouais je pense [silence] ah, ça y est

227 M : oui

228 C : par la prononciation

229 M : par la prononciation ?

230 C : ouais pour savoir si c’est « an » ou « en » peut-être

231 M : hum, hum

232 C : fin c’est une supposition hein, je pense hein parce que je suis pas sûre

233 M : par la prononciation, est-ce que vous pouvez développer un petit peu C ?

234 C : bah alors là, « d, a, n, s », bah non c’est « dans », c’est quand on le lit alors, ah non je sais pas développer moi

235 M : hum, c’est quand on le lit, c’est-à-dire, qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

236 C : bah la lecture de la dictée par exemple, on prononce chaque mot quoi, le mot, shai pas

237 M : ce qui vous a aidée, c’est quand j’ai prononcé, c’est ça ?

238 C : ouais je pense, ouais, comme toutes les dictées c’est pareil

239 M : hum, hum [silence] ça vous a aidée

Ici, Christine n’est pas dans une position de parole incarnée, en témoignent les nombreuses modalisations épistémiques (« peut-être, c’est une supposition, je pense, je suis pas sûre »). Après un temps de silence, elle nous indique qu’elle a trouvé une réponse qu’elle présente très vite comme une hypothèse. Cette réponse est peut-être celle qu’elle pensait que nous désirions obtenir. Au final, elle généralise (en 236, 238), ce qui montre une nouvelle fois qu’elle n’est pas dans une position de parole incarnée.

Exemple 2 extrait de l’EdE1 avec Christine :

148 M : est-ce que c’est l’image du mot ?

149 C : bah oui c’est l’image du mot en fait ouais

150 M : hum, hum, et est-ce que c’est ça qui vous aide ou plutôt le son du mot ?

151 C : bah je crois que c’est plutôt le son du mot normalement qui m’aide, ouais

152 M : hum, hum

153 C : mais bon [silence]

154 M : normalement, c’est-à-dire euh d’habitude ou dans cette situation-là en particulier ?

155 C : bah dans cette situation-là ouais, mais même les autres fois normalement c’est le truc du nom là ouais

156 M : hum, hum [silence]

Dans cet extrait, on peut constater que Christine se réfère à une norme plutôt qu’à son fonctionnement personnel. Une nouvelle fois, on peut se demander si Christine ne cherche pas à se modeler aux attentes qu’elle suppose chez l’interviewer.

Au fil des EdE, nous avons pu mesurer combien Christine souhaitait se conformer aux attentes qu’elle nous prêtait. C’est ainsi qu’elle a supposé que nous attendions d’elle une remémoration fidèle des éléments présents dans la tâche à effectuer (par exemple, retenir les phrases d’un texte, pour l’EdE 2, ou bien, par rapport à une recette de cuisine, retenir les ingrédients, pour l’EdE 3).

Lors de l’EdE 2, elle manifeste sa frustration de n’avoir pu tout retenir. L’EdE 3 nous apprend que durant l’exercice précédant l’entretien, elle a fait l’effort de se souvenir de tous les éléments qu’elle pouvait.

Exemple 3 extrait de l’EdE2 avec Christine :

47 M : est-ce qu’y a eu d’autres mots faciles euh

48 C : bah oui y’en a eu d’autres, mais je ne les ai plus en souvenir, c’est ça le problème [silence] si y’a eu quand même le fruit dans une autre phrase avec les légumes, parce que je sais que les fruits et les légumes c’est important d’en manger quoi, pour notre alimentation

L’intervention 48 montre ce que Christine suppose de nos attentes : « mais je ne les ai plus en souvenir, c’est ça le problème ». La bonne attitude, selon elle, aurait été d’avoir en mémoire ces mots-là. Puis elle fait un effort de rappel après un silence et parvient à citer deux mots faciles (« fruits » et « légumes ») tout en faisant appel à un savoir théorique (en témoigne la modalisation épistémique : « je sais »). Elle n’est donc pas dans une posture d’évocation.

Exemple 4 extrait de l’EdE2 avec Christine :

81 M : est-ce que vous avez trouvé d’autres mots faciles euh également ?

82 C : bah je sais que y’avait un verbe

83 M : oui

84 C : mais je vois pas du tout le début ni la fin de la phrase alors euh

85 M : et là, au moment où vous êtes en train de le rechercher là, vous voyez une image ou vous entendez un son ? Le son du verbe ou l’image du verbe ?

86 C : bah le son du verbe mais je sais que la terminaison alors shai pas le début alors, je suis pas avancée

87 M : hum, hum [long silence]

88 C : oui parce qu’en fait, j’ai pas assez lu, c’est pour ça ?

89 M : vous avez pas assez lu ? c’est-à-dire euh ?

90 C : bah j’ai fait l’exercice une fois quoi et pis c’est tout

91 M : oui

92 C : j’ai pas relu après en fait

93 M : vous avez pas relu après

94 C : ouais, c’est peut-être ça je sais pas, j’ai voulu aller trop vite

95 M : hum, hum [silence] ouais

96 C : fin je sais qu’y avait un verbe mais

Les interventions 85 et 86 témoignent de deux discours en parallèle : en 85, nous nous centrons sur la procédure de l’acte de remémoration, alors qu’en 86, Christine se focalise sur le produit de l’acte de remémoration avec un constat d’échec quant au rappel du début et de la fin de la phrase. En 88-90-92-94, Christine tente d’expliquer les raisons de cet échec : selon elle, elle n’a « pas assez lu » (88), elle a « voulu aller trop vite » (94). A travers la tournure interrogative en 88, elle nous prend à témoin, sollicite notre avis.

Ainsi, cette attente supposée ne permet pas l’accession à la posture d’évocation : le but de l’entretien d’explicitation n’est pas de rechercher, par un effort de rappel, les mots du texte support à l’exercice réalisé auparavant, mais de laisser revenir à soi, dans une attitude de « lâcher prise », les éléments de la situation passée. L’effort de remémoration qu’opère Christine s’oppose à l’attitude consistant à laisser revenir les éléments. Cette dernière attitude met en jeu l’incertitude, le doute, l’hésitation, le tâtonnement, c’est-à-dire un lâcher prise pour aller chercher en soi des éléments sans effort de contrôle. Les conditions préalables d’accès à l’évocation sont donc insécurisantes et viennent inhiber les sujets pour qui la certitude est plus rassurante.

Nous évoquions, ci-avant, les deux discours en parallèle de l’interviewer et de l’interviewé au long de l’EdE 2. Deux interventions permettent d’illustrer ce point :

193 M : tout à l’heure, hein, si vous vous remettez dans cette situation, je vous propose de vous remettre dans cette situation de retrouver les mots euh, comment vous faites pour retrouver des mots C ?

Notre intervention 193 montre que nous questionnons les procédures à l’œuvre dans l’acte de remémoration. Nous profitons d’un effort de rappel opéré par Christine pour l’aiguiller vers une réflexion sur ces procédures.

Mais Christine ne semble guère s’en soucier :

262 M : voilà, après je vous ai demandé de laisser revenir à vous le texte, et « jus de fruit » vous est revenu, et vous avez dit « c’est peut-être grâce à la réflexion ou la mémorisation » hein et vous n’en étiez pas sûre hein

263 C : mais y m’est revenu [rires]

En 262, nous reformulons les propos antérieurs de Christine relatifs à des procédures de remémoration, puis elle souligne en 263 que l’essentiel, à ses yeux, réside dans le fait que le mot lui soit « revenu », ce qui correspond à une centration sur le contenu, le résultat.

Christine va tirer leçon de cet EdE 2 (à savoir qu’elle n’a « pas assez lu » (88), qu’elle a « voulu aller trop vite » (94)) et s’efforcer lors de l’exercice précédant l’EdE 3 de mémoriser un maximum de mots afin de se modeler aux attentes qu’elle nous prête.

Exemple 5 extrait de l’EdE3 avec Christine :

104 M : hum, hum, hum, les images vous ont aidée également euh

105 C : oui

106 M : à mémoriser le texte

107 C : oui parce que l’appareil électrique j’ai bien retenu [rires]

A travers un jugement positif quant à ses capacités de mémorisation, Christine souhaite attirer notre attention sur le fait que, contrairement à l’EdE 2, elle a réussi à retenir des mots de l’exercice (« l’appareil électrique j’ai bien retenu »). Ses rires montrent également la gratification qu’elle retire du fait d’être parvenue à bien mémoriser un objet.

Les deux discours en parallèle que nous évoquions ci-avant transparaissent également à cet endroit : après une question de mise en situation d’une action de rétention (110 : « Est-ce qu’il y a d’autres choses que vous avez retenues ? ») – question se centrant sur le produit de cette action – nous opérons une focalisation relative au vécu de cette action – soit une question qui interroge les processus à l’œuvre dans l’acte même de remémoration. (114 : « hum, hum, et là aussi vous venez de me dire des ingrédients hein euh, juste au moment où vous avez redit ces ingrédients, comment vous avez fait euh C ? »). Autrement dit, nous nous efforçons de détourner l’attention de Christine centrée sur le contenu, pensant ainsi répondre à nos attentes, pour l’amener à réfléchir sur le processus.

Exemple 6 extrait de l’EdE3 avec Christine :

157 M : alors, je vous propose, si vous en êtes d’accord de revenir à la deuxième partie de l’exercice, on vous demandait de recopier

158 C : un texte

159 M : un texte

160 C : oui

161 M : voilà, hein, on vous demandait de recopier un texte, donc là aussi vous étiez assise ici

162 C : oui [rires]

163 M : avec la feuille sous les yeux, avec le crayon dans la main droite, avec une feuille auprès de vous

164 C : ouais toujours

165 M : hein, toujours

166 C : ouais

167 M : est-ce que vous retrouvez bien la situation ?

168 C : oui, je retrouve même le début, le titre « ratatouille » [rires]

Nous abordons la seconde partie de l’exercice qui a précédé l’entretien. Après avoir repassé le contrat, nous recontextualisons la situation afin de favoriser l’évocation. L’intervention 167 (« est-ce que vous retrouvez bien la situation ? ») vise à replacer Christine au contact du vécu de l’action passée (ici, « recopier un texte »). Elle interprète notre question comme une invitation à décliner les mots qu’elle a mémorisés, pensant ainsi répondre à nos attentes. C’est ainsi qu’elle dit, en 168 : « oui, je retrouve même le début, le titre « ratatouille » [rires] ». Le mot « même » ainsi que ses rires montrent qu’elle souhaite se valoriser par rapport à une expérience précédente (l’EdE 2) qu’elle a vécue comme un échec.

Exemple 7 extrait de l’EdE3 avec Christine :

181 M : hum, hum, et là c’est « ratatouille » que vous avez mieux retenu ?

182 C : ah bah si, bah les ingrédients aussi, à peu près [rires]

183 M : ouais

184 C : bah oui parce que y’avait des courgettes, y’avait des poivrons rouges et poivrons verts, des tomates bien mûres [rires] j’ai retenu, qu’est-ce qu’y avait d’autre euh, bah si y’avait ail et basilic, persil, sel et poivre, aubergine, bah ça oui, aubergine, oignon je crois, et pis c’est tout, et deux gousses d’ail

185 M : alors là, vous avez fait un effort pour vous souvenir de ce qui vous revenait

186 C : oui

187 M : hein, comment vous avez fait pour vous souvenir de ça ?

L’intervention 182 est assez similaire, dans son contenu et dans l’analyse que nous pourrions en faire, à l’intervention 168. Christine indique qu’elle a retenu « les ingrédients aussi, à peu près », puis elle rit. Elle se lance ensuite, en 184, dans une énumération exhaustive des ingrédients qu’elle a retenus. Là encore, nous profitons de « cet effort » de remémoration (185) pour interroger les processus à l’œuvre dans cet effort (187), autrement dit le déroulement du vécu de l’action de se souvenir.

Ainsi donc, nous avons pu réaliser une lecture longitudinale des 3 EdE menés avec Christine en montrant l’importance et l’impact des attentes que l’interviewé prête à l’interviewer sur la production langagière de l’interviewé, production déclinée en termes de contenu et de sens visé pour rejoindre l’interviewer.