L – L’obstacle des doutes par rapport à l’exactitude de ses propos ou par rapport à la réponse à l’exercice.

Cet obstacle inclut un autre obstacle traité ci-avant, l’obstacle pour lequel l’attention est davantage portée sur les contenus que sur les processus. Il inclut également l’obstacle du recours aux modalisations épistémiques, celles-ci correspondant à « tous les énoncés qui portent sur la valeur de connaissance de ce que le sujet dit comme croire, penser, affirmer, etc. »354, montrant que l’interviewé n’est pas dans une position de parole incarnée.

Ainsi, les doutes qu’éprouve l’interviewé par rapport à l’exactitude de ses propos ou par rapport à la réponse à l’exercice précédant l’entretien viennent parasiter l’évocation. Certaines modalisations épistémiques (telles que « je crois », « je pense ») montrent que le sujet doute par rapport à ce qu’il avance.

Exemple 1 extrait de l’EdE 1 avec Ludovic :

12 M : donc je vous propose L, si ça vous convient, de revenir à un moment de l’exercice, la première partie

13 L : ouais

14 M : la toute première partie, au moment où on vous demandait d’observer le document, hein, euh et d’observer les noms écrits en gras, en majuscules et en lettres penchées, voilà, vous étiez assis là, à cette table-là avec la carte sous les yeux, hein euh, est-ce que vous retrouvez bien ce moment-là ?

15 L : bah ce moment-là, je me demande déjà ce que c’est

16 M : ouais

17 L : les caractères gras, je pense que j’ai trouvé

18 M : hum, hum

19 L : juste les lettres penchées que je savais pas

20 M : hum, hum

21 L : donc ça m’a mis un doute quoi

22 M : donc vous retrouvez bien ce moment-là

23 L : oui

Ludovic emploie, à l’intervention 17, une modalisation épistémique. Celle-ci s’inscrit dans un contexte de doute ; ce mot est d’ailleurs employé par Ludovic lors de l’intervention 21. « La présence de modalisations épistémiques indique que l’interviewé est en évaluation de son propre discours et que, au moment où il le formule, il n’est peut-être pas vraiment dans la position de parole incarnée »355. On remarque également que Ludovic reste centré sur la tâche avec le souci du résultat exact.

Exemple 2 extrait de l’EdE3 avec Christine :

76 M : et pour vous le texte le plus facile, c’était le numéro 2 alors ?

77 C : bah oui, parce que c’était à se suivre quand même

78 M : hum, hum

79 C : ouais parce que par exemple, si on commence une recette par exemple, on sait tout de suite les ingrédients, on sait après tout de suite ce qu’y a à faire, que l’autre ça donne pas l’impression pareil

80 M : hum, hum

81 C : bah pour moi, toujours, pour moi parce que pour d’autres c’est peut-être l’inverse, c’est peut-être la présentation qui les aide davantage à comprendre, comme c’est plus espacé et moins long à lire, pour moi j’aime bien lire les phrases, hop, entièrement, quitte à les relire deux ou trois fois pour les comprendre mais

En 81, Christine se décentre de son propre fonctionnement mental pour décrire le fonctionnement potentiel (souligné par les deux « peut-être ») d’autres personnes. Ce faisant, elle quitte l’évocation pour laquelle on adopte un point de vue en première personne.

A travers cette intervention 81, on peut remarquer que Christine reste centrée sur le contenu au détriment des procédures. Puis elle fait une généralisation par rapport à son fonctionnement mental (« j’aime bien lire les phrases »), ce qui s’apparente à un commentaire. Christine n’est pas dans un moment spécifié.

Exemple 3 extrait de l’EdE3 avec Christine :

110 M : est-ce qu’il y a d’autres choses que vous avez retenues ?

111 C : bah le saladier, pis un petit peu les ingrédients quand même mais pas dans l’ordre par contre

112 M : hum, hum

113 C : je sais qu’y a les œufs, le fromage blanc, le sucre [long silence] bon je vais pas en dire plus parce que je vais mélanger avec les numéros des [rires] parce que je m’apprêtais à dire « sel et poivre » alors euh je crois que c’est dans le deux ça, donc euh j’arrête là

Soulignons d’emblée que notre questionnement en 110 induit chez Christine un effort de rappel et ne sollicite pas une évocation pour laquelle on laisse revenir à soi des actions passées sans effort – ou du moins intentionnalité – pour les rappeler. Cette question peut être perçue du côté des facteurs défavorisant l’auto-réflexivité. Les interventions 111 et 113 montrent que Christine n’est pas dans une posture d’évocation : apparaissent des jugements en 111, soit des informations satellites de l’action (« un petit peu », « quand même », « mais pas dans l’ordre par contre ») ainsi que des modalisations épistémiques en 113 (« je sais », « je crois »). Puis elle indique qu’elle ne va pas en dire plus de peur de « mélanger », autrement dit elle manifeste qu’elle ne souhaite pas passer d’une posture d’effort de rappel à une posture d’évocation pour laquelle on laisse revenir les éléments passés sans effort pour les rechercher. Le doute qui s’empare de Christine au moment de son effort de rappel l’empêche d’accéder à une autre posture, celle de l’évocation. Christine aurait ici besoin d’une médiation pour accéder à une nouvelle attitude par rapport au ressouvenir d’actions passées.

Exemple 4 extrait de l’EdE3 avec Christine :

247 M : hum, hum [silence] c’est comme ça que vous vous y êtes prise ?

248 C : oui, bah oui, ou alors j’ai pensé les faire et je les ai peut-être pas faits, mais je ne sais plus, mais j’ai pensé à en faire toujours, mais c’est vrai que j’ai peut-être pas fait sur la feuille, maintenant que ça me revient [rires] pourtant l’autre fois je les ai bien faits, je sais, aux légumes, aux courgettes, oignons tout ça, poivrons, je sais que je les ai faits

Suite à une description d’une procédure par Christine, nous lui demandons confirmation de son fonctionnement (247). Elle se met alors à douter par rapport à ce qu’elle a dit plus avant (en témoignent les deux « peut-être »). Les deux modalisations épistémiques - « je sais » - montrent au contraire une affirmation par rapport à ce qu’elle est sûre d’avoir fait. Le doute vient ainsi parasiter l’évocation que notre question, centrée sur les procédures, appelait. Les jugements s’opposent également à l’évocation (248 « pourtant, l’autre fois je les ai bien faits »).

Nous avons pointé ici 12 obstacles qu’ont pu rencontrer les apprenants pour expliciter un vécu d’action. Il s’agit d’autant d’obstacles à la posture d’évocation, à la position de parole incarnée. Certains de ces obstacles sont liés à la procédure de l’entretien, aux techniques que nous avons pu ou non utiliser, d’autres sont inhérents à l’apprenant.

Il s’agit maintenant d’aller plus avant dans cette démarche compréhensive des obstacles à l’explicitation. Ainsi que le souligne Vermersch, « chaque fois que vous vous escrimerez pour obtenir que la personne soit en évocation d’une situation passée spécifiée et que vous n’y arriverez pas, demandez-vous s’il n’est pas temps de réguler, de sortir de la fascination d’y arriver à tout prix, pour passer dans la recherche d’une compréhension de ce qui fait obstacle, dans la renégociation du but poursuivi ou l’accord sur les moyens mis en œuvre »356. Si nous n’avons pas toujours pu ou su faire cette régulation au moment des entretiens, le recul réflexif que nous permet cette analyse pourra être une voie de « la recherche d’une compréhension de ce qui fait obstacle »357.

Nous allons à présent nous centrer sur l’interviewer en nous questionnant sur les facteurs qu’il met en œuvre qui défavorisent l’auto-réflexivité chez l’apprenant.

Notes
354.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF éditeur, 1994, p. 63.

355.

p. 163.

356.

p. 165.

357.

Ibid.