2 – L’absence de spécification d’une occurrence singulière d’une tâche ou d’une situation passée.

L’une des techniques de l’EdE se nomme la focalisation : « focaliser un échange c’est déterminer et délimiter avec l’interviewé la situation ou la tâche passée qui va faire l’objet de l’entretien »362. Ici, dans le cadre de notre recherche, la focalisation est donnée par la tâche de lecture-écriture initiale, préalable à l’entretien. Néanmoins, au sein de cette tâche, de multiples actions se font jour. Si la focalisation délimite « globalement ce sur quoi va porter l’échange »363, « une fois cette délimitation assurée, il reste toujours indispensable de faire spécifier une occurrence singulière d’une tâche ou d’une situation passée, et guider si nécessaire l’interviewé vers la position de parole incarnée »364.

Qu’est-ce qu’une tâche spécifiée ? Une tâche spécifiée renvoie à une action singulière, à l’opposé d’une action générale, abstraite (nous avons pu constater qu’un questionnement se basant sur ce dernier type d’action engendre une généralisation dans les propos de l’interviewé, généralisation qui s’oppose à l’évocation ; nous en donnerons quelques exemples ci-après).

« Une des conditions essentielles du questionnement d’explicitation du vécu de l’action est qu’il porte bien sur une tâche réelle et spécifiée »365. Cette tâche doit être réelle, c’est-à-dire qu’elle a été réalisée ; elle doit être spécifiée, c’est-à-dire renvoyer à une tâche singulière, particulière. Dans notre recherche, notre questionnement portait sur une tâche réelle (l’exercice de lecture-écriture déjà réalisé juste avant l’entretien), mais pas toujours spécifiée : c’est ainsi que nous ne nous référions pas toujours à une action singulière mais une action plus générale, plus abstraite.

Quelques exemples vont nous permettre d’appréhender ce constat :

Exemple 1 extrait de l’EdE 2 avec Jérôme :

73 M : alors je vous propose de voir, si vous en êtes d’accord, comment vous la connaissiez cette lettre « o » [silence] vous m’avez dit tout à l’heure c’était l’alphabet

74 J : ouais [silence]

75 M : alors ? [long silence]

76 J : un mot, pis dans le mot peut y avoir la lettre « o »

77 M : hum, hum

78 J : dans le mot

79 M : est-ce que vous avez un exemple de mot où y’a la lettre « o » ?

80 J : [silence] ovale

Notre intervention 73 sollicite un nouvel effort d’explicitation pour l’interviewé : aussi, nous repassons le contrat de communication (« si vous en êtes d’accord »). Notre question porte sur l’action « connaître la lettre « o » », soit une action très abstraite, ce qui nous éloigne d’une action singulière. Nous induisons par ailleurs un élément de réponse en reprenant des mots antérieurement prononcés par l’interviewé (« vous m’avez dit tout à l’heure c’était l’alphabet »). Aussi Jérôme acquiesce-t-il puis se tait. Nous lui demandons, en 75 : « alors ? ». Cette intervention nous montre que nous ne nous référons à aucune action. Notre question est trop vague, trop implicite et ne porte pas sur une tâche spécifiée. Après un long silence, Jérôme développe un propos pour lequel l’explicitation est inachevée ou insuffisante pour permettre la compréhension. Nous allons ensuite spécifier une situation en demandant à Jérôme s’il connaît « un exemple de mot où y’a la lettre « o » » (intervention 79). A partir de là, Jérôme va pouvoir évoquer différents mots et nous l’interrogerons sur les procédures qu’il a mises en œuvre pour ce faire.

Exemple 2 extrait de l’EdE 2 avec Ludovic :

33 M : donc y fallait compléter les mots euh par des lettres là où y avait des points, comment vous vous y êtes pris ?

34 L : bah j’ai lu la phrase

35 M : vous avez lu la phrase

36 L : pis après je suis revenu sur le mot qu’y avait le point pour rajouter la lettre, et après j’ai relu pour voir si ça correspondait bien

37 M : ouais, et quand vous avez lu la phrase, comment vous avez fait ?

38 L : comment j’ai fait ? [long silence] j’ai lu la phrase

[…]

46 M : donc vous avez lu la phrase pis après vous êtes revenu sur le mot

47 L : où que y’avait le point

48 M : où y’avait le point, et là comment vous avez fait ?

49 L : [silence] pour euh [long silence] comme je disais tout à l’heure, des sons, si on met un « b » ça fait « bécembre », ça correspond pas

En 33, notre intervention porte sur une tâche spécifiée (« compléter les mots par des lettres là où y avait des points »). En effet, elle correspond bien à un exercice particulier réalisé juste avant l’entretien. Cependant l’action à laquelle cette tâche fait référence reste assez générale : nous évoquons les mots troués à compléter en général et non un mot troué à compléter en particulier. Cela nous amène à la remarque suivante : il semble exister différents niveaux d’abstraction dans les actions singulières : un niveau général (« compléter les mots troués de l’exercice ») et un niveau plus concret (« compléter ce mot troué de l’exercice »). Peut-on cependant toujours parler d’action singulière quand le niveau est général ? La prise de parole de l’interviewé (telles les interventions 34 et 36 de Ludovic) ne constitue-t-elle pas une théorisation ? En effet, « quand on se réfère au vécu tout ce qui n’est pas singulier n’est plus du vécu, il est un point de vue décalé sur un vécu, il est métaposition par rapport à un vécu, il est déjà passé dans le début de « théorisation » »366.

Notre questionnement en 37 en reste à une action très générale : « lire la phrase ». Il s’agit en fait des phrases en général et non d’une phrase en particulier. La réaction de Ludovic en 38 nous amène à penser qu’il aurait fallu exemplifier en se focalisant sur une phrase en particulier. En effet, il reprend notre questionnement, reste silencieux un long moment, puis répète les mots de notre question (« j’ai lu la phrase ») sans expliciter davantage. Peut-être peut-on y voir également un effet d’étonnement ou un blocage par rapport à une question qui interroge le préréfléchi. Par ailleurs, nous avons souvent observé que lorsque nous ne spécifiions pas un moment, restant à une action générale (comme c’est le cas en 46, 48), l’interviewé donnait lui-même un exemple afin de spécifier (ainsi en 49, Ludovic, après deux silences, prend l’exemple du mot « décembre » auquel manquerait la lettre « b »). L’interviewé a, de lui-même, besoin de se raccrocher à une situation concrète ce qui lui permettra d’évoquer.

Exemple 3 extrait de l’EdE 2 avec Charlotte :

35 M : […] donc vous avez regardé les chiffres

36 C : ouais, et ça m’a donné bah la taille euh de la personne

37 M : hum, hum

38 C : vis à vis des additions

39 M : hum, hum

40 C : à faire

41 M : alors vis à vis des additions à faire, est-ce que vous pouvez me préciser un petit peu plus ?

42 C : euh bah c’est un peu de, du mental, c’est souvent, c’est souvent euh, ça va de 2 en 2, les chiffres des tailles

43 M : hum, hum

44 C : souvent, et ben vis à vis des additions qu’on fait ben on retrouve la taille si on peut dire, la taille des chiffres, la taille euh de la personne

[…]

51 M : hein, alors, par exemple, pour madame Adam, quelles additions vous avez fait ?

Notre intervention 41 est une question d’enquête, si l’on se réfère aux attitudes de Porter. L’action à laquelle nous faisons référence reste générale, abstraite : « faire des additions » (nous tirons cette action des interventions 38 et 40 de Charlotte : elle sous-entend qu’elle a fait des additions afin de retrouver la taille de la personne). L’action en question n’est donc pas singulière. Cela va engendrer divers effets sur le discours de Charlotte : tout d’abord, en 42, elle se réfère à une connaissance en actes (« c’est un peu de, du mental »). Puis, toujours en 42, elle énonce un savoir théorique (elle sait que « ça va de 2 en 2 les chiffres des tailles »). Puis en 44, elle généralise, en témoigne le « on » qui revient trois fois là où aucun « je » n’est prononcé. Pressentant l’impact négatif de ce moment non spécifié sur l’accès à l’évocation chez Charlotte, nous nous référons à une situation particulière en 51 (« par exemple, pour madame Adam, quelles additions vous avez fait ? »).

Exemple 4 extrait de l’EdE 2 avec Charlotte :

186 M : hein, donc vous avez étudié le tableau, comment vous avez fait pour étudier le tableau ?

187 C : ah [très long silence] je sais pas trop [silence]

188 M : si vous revenez à la situation quand je vous ai demandé quelle était la taille du vêtement de madame Adam

189 C : hum

190 M : hein, vous avez regardé les chiffres

191 C : hum

192 M : vous avez étudié le tableau, juste à ce moment-là, comment vous avez fait pour étudier le tableau ?

L’exemple suivant montre également un type d’effet d’un moment non spécifié sur le processus réflexif chez Charlotte. L’intervention 186 contient une action très générale et abstraite (« étudier le tableau »). Cela engendre un blocage de la mise en mots, l’action restant dès lors pré-réfléchie. Après un très long silence, elle indique ne pas trop savoir, puis se tait de nouveau. C’est alors que nous allons spécifier une situation (en 188 : « quand je vous ai demandé quelle était la taille du vêtement de madame Adam »). Cela nous permet de réitérer en 192 notre question visant l’explicitation du vécu de l’action : « étudier le tableau pour déterminer la taille du vêtement de madame Adam ». Cet exemple nous montre combien il est important de guider l’interviewé à partir d’une action singulière, sans quoi l’évocation semble compromise.

Notes
362.

p. 130.

363.

p. 133.

364.

Ibid.

365.

p. 52.

366.

Ibid.