4 – Le recours à un guidage trop peu directif par rapport au contenant.

Exemple 1 extrait de l’EdE 1 avec Christine :

Nous prendrons ici un exemple extrait de l’EdE 1 avec Christine.

52 M : alors on va prendre cet exemple-là, cet exemple du chiffre écrit en lettres, hein

53 C : oui

54 M : vous retrouvez bien cet exemple-là ?

55 C : oui, oui, je le vois oui

56 M : vous le voyez ? bon alors, comment vous avez fait pour écrire ce chiffre en lettres ?

57 C : bah je l’ai épelé dans ma tête avant pis j’ai écrit après

58 M : d’accord, vous l’avez épelé

59 C : ouais, oui, oui

60 M : alors est-ce que vous pouvez être un petit peu plus précise

61 C : bah s, e, p, t, pis après bah j’écris « sept » pis après « cent », c, e, n, t, pis bah j’écris quoi, bah je fais les deux en même temps, je sais pas comment expliquer ça

62 M : hum, hum

63 C : ouais c’est pas évident d’expliquer ça

64 M : [silence] et comment ça vous vient le « s » de « sept »

65 C : bah alors là [rires] [silence] non bah là je sais pas, je sais pas répondre là

66 M : non ? [long silence]

67 C : bah si, ça vient parce que je l’ai entendu en fait dans la dictée

Nous initions l’échange par une focalisation reposant sur un moment spécifié (l’exemple du chiffre écrit en lettres). Nous replaçons bien Christine au contact de son expérience, mais nous omettons de repasser le contrat. Nous fragmentons de plus en plus l’action jusqu’à un point de butée lié à l’abstraction croissante. Christine en vient à dire : « je ne sais pas comment expliquer ça », puis : « c’est pas évident d’expliquer ça ». Plutôt que de nous arrêter sur ce qui fait obstacle pour Christine à ce moment de l’entretien, d’être médiatrice dans la mise en mots du pré-réfléchi, nous posons une nouvelle question qui fragmente encore davantage l’action, c’est-à-dire une question sollicitant une abstraction plus grande. La réponse de Christine est très claire : elle rit, puis se tait et dit, au final : « je sais pas, je sais pas répondre là ». Une nouvelle fois, nous n’aidons pas Christine dans sa mise en mots, nous contentant de répondre : « non ? », réponse suivie d’un long silence.

Exemple 2 extrait de l’EdE 2 avec Martine :

92 M : hum, hum, alors vous avez employé les mots « catégorie » et « définitions », est-ce que vous pourriez préciser ce que ça veut dire pour vous « catégorie » et « définitions » ?

93 Ma : « catégorie » et « définitions », bah déjà la catégorie c’est par rapport à tout ce qui est comme le panneau euh qu’on voit là, là [elle désigne des dessins de panneaux sur le mur], donc pour moi je me suis mise à la place du conducteur, et je me suis dit : « là y’a quelque chose qui ressemble à ce panneau, machin, etcetera » et qui est, comme je vous ai dit, le mot de tout à l’heure là, et pour moi c’est euh, quelque chose qui est concret par rapport à ce que la phrase veut dire

94 M : hum, hum

95 Ma : donc ça veut dire beaucoup de choses, et comme dans tous les auto-écoles y’a, il peut y avoir des groupes de mots comme ça qui forment une question

96 M : hum, hum

97 Ma : et pour moi, c’est ce qui, c’est ce qui se passe là

98 M : hum, hum, vous retrouvez une situation d’auto-école ?

99 Ma : voilà, c’est la même chose

100 M : hum, hum

101 Ma : donc là ce soir je vais aller à l’auto-école, donc y’aura certainement des questions sur les priorités, les panneaux de danger, les panneaux d’indication, d’obligation, d’interdiction, pas mal de trucs [inaudible] etcetera, donc moi je me suis mis à la place du conducteur

102 M : hum, hum, pour construire la phrase

103 Ma : exactement

104 M : hum, hum [silence] d’accord

Notre question 92 appelle une définition de deux mots (« catégorie » et « définitions »), soit un savoir théorique, ce qui constitue un frein pour Martine dans l’accession à une évocation. D’ailleurs Martine n’est pas en évocation d’un vécu d’action, au cours de cette séquence, puisqu’elle prend en perception les panneaux affichés sur les murs de la pièce où se déroule l’entretien ; or, nous savons que perception et évocation sont antagonistes dans le cadre de l’EdE. En 95 et 101, apparaissent des commentaires par rapport à la tâche – soit autant de digressions. Il nous aurait alors fallu canaliser cette prise de parole, la guider davantage afin de faire accéder Martine à l’évocation. Au lieu de cela, nous ne faisons que renforcer ces commentaires en acquiesçant (interventions 94, 96, 98, 100, 102, 104).

Il nous apparaît que ce qui fait problème dans les deux exemples présentés ci-avant, et on pourrait étendre ce constat à d’autres entretiens, c’est notre guidage.

Le guidage, dans un entretien d’explicitation, doit être directif quant aux contenants mais non-directif quant aux contenus : « privilégier la verbalisation d’une tâche réelle et spécifiée, ou accorder plus de prix à la mise en mots du procédural, sont encore des manières de définir une logique de contenant. Le guidage s’effectue de manière directive en ce qui concerne les contenants. En revanche, en ce qui concerne les contenus verbalisés j’accompagne l’interviewé vers une expression libre de ce qu’il peut dire, je l’aide à le faire avec ses propres mots. […] Les contenus sont donc accueillis de manière non directive pour autant qu’ils appartiennent à un des contenants visés par l’explicitation »375.

Dans cet exemple, nous ne sommes pas parvenue à être directive en ce qui concerne les contenants.

Or, ainsi que le souligne Vermersch, « sans cette directivité, la verbalisation reste spontanément floue, générale, non descriptive du déroulement de l’action, bloquée par le moindre « Je ne sais pas » ou « Je ne me rappelle pas ». Le guidage est un des enjeux techniques essentiels à la réalisation de l’explicitation. Ne pas savoir guider, ne pas être capable d’intervenir pour canaliser la verbalisation rend impuissant à aider l’autre à expliciter »376. Nos longs silences, rencontrés fréquemment, notamment avec Ludovic, témoignent de cette impuissance à aider l’autre à mettre en mots. L’interviewer comme l’interviewé parviennent à un point de butée qu’ils ne peuvent surmonter.

On pourrait pointer ici une explication concernant ce manque de directivité relativement aux contenants. Comme le souligne Vermersch par rapport à l’élucidation (« le but de la technique de l’entretien d’explicitation »377), « il faut prendre en compte un critère de pertinence : « De quelles informations ai-je besoin par rapport au but que je poursuis dans ce questionnement ? » »378. L’objectif de notre questionnement, en lien avec notre question de recherche, est d’amener l’interviewé à réaliser des prises de conscience susceptibles – par hypothèse – de favoriser le mouvement développemental menant de l’oral à l’écrit. Le support, la tâche à accomplir ne constituent qu’un prétexte à l’explicitation, sont seconds (mais pas nécessairement secondaires). Nous avons choisi des tâches faisant appel au langage écrit dont la verbalisation s’appuie sur le langage oral avec l’hypothèse d’un retentissement éventuel sur le langage écrit. Par rapport à l’objectif de ce questionnement, nous n’avons pas besoin d’informations particulières. Ainsi, nous ne cherchons pas à « rendre intelligible la production d’une action particulière de manière à en comprendre l’inefficacité ou les erreurs, ou bien pour mettre en évidence ce qui en fait l’efficience »379. Aussi, nous n’avons pas de guide d’entretien défini, nous ne savons pas précisément dans quelle direction orienter notre questionnement puisque nous visons uniquement à ce que l’interviewé opère des prises de conscience (même si cela se réalise à travers une description d’actions particulières).

Cette limite que nous pointons apparaît comme propre à notre dispositif mais peut être liée également à une maîtrise insuffisante des techniques de l’EdE.

L’ensemble des facteurs défavorisant l’auto-réflexivité vus précédemment s’inscrivaient dans cette dernière logique. A présent, nous allons aborder les facteurs défavorisants liés au dispositif en tant que tel, avec ses objectifs, visant un public spécifique.

Notes
375.

p. 157.

376.

p. 158.

377.

p. 135.

378.

Ibid.

379.

Ibid.