B – Les facteurs défavorisants liés au dispositif en tant que tel, avec ses objectifs, visant un public spécifique.

1 – L’utilisation d’un questionnement trop abstrait.

Le cadre de l’EdE, les objectifs que nous visons à travers lui nous amènent souvent vers un questionnement abstrait, ce qui n’est pas sans poser problème à nos interviewés qui sont en situation d’illettrisme. Souvent, un étayage est nécessaire pour amener l’interviewé vers une parole plus abstraite.

Exemple 1 extrait de l’EdE 1 avec Jérôme :

55 M : hum, hum, et pour chaque mot, si on prend un mot en particulier, par exemple, le premier mot de la première série, de la première liste, hein, est-ce que vous retrouvez un petit peu ce mot-là ?

56 J : ah euh « film »

57 M : alors mettons « film » hein, donc vous retrouvez ce mot

58 J : ouais

59 M : vous êtes bien dans la situation

60 J : [silence] ouais

61 M : hein

62 J : « film »

63 M : « film » comment vous avez fait pour entourer le mot ?

64 J : [silence] [murmure : « film »] par rapport à la lettre

65 M : ouais

66 J : ça commence par [f], « film », [se]

67 M : comment vous saviez que c’était la première lettre ?

68 J : [silence] on entend le, le mot

69 M : on entend le mot

70 J : ouais, « film »

71 M : et quel mot on entend ?

72 J : [murmure : « film »] [très long silence] [i]

73 M : ouais

74 J : [i], [se]

75 M : hum, hum [silence] et là vous êtes en train de faire euh toute une petite gymnastique là [rire] comment ça se passe dans votre tête ? est-ce qu’y a des images, des sons

76 J : des [silence] des images

77 M : ouais, est-ce que vous pouvez me décrire ces images ?

78 J : [silence] dans le film ?

Après avoir spécifié une situation (le mot « film » à entourer), nous interrogeons Jérôme sur les procédures qui l’ont amené à entourer le mot (63). Nous profitons d’une réflexion que Jérôme mène (en 72) pour l’interroger directement sur ce qui s’est passé dans sa tête à ce moment-là (« toute une petite gymnastique », 75). Nous le questionnons pour savoir s’il a plutôt en tête des images ou des sons. Il nous répond avoir des images. Nous lui demandons alors de décrire ces images (77). Il associe film et image et pense que nous lui demandons de décrire les images d’un film. Le mot « image » provoque un glissement de la procédure (décrire ses images mentales afin de savoir comment il a fonctionné) vers l’objet (les images qu’on voit dans un film). Nos interventions ultérieures viseront à recentrer Jérôme sur la procédure. Notre questionnement (« est-ce que vous pouvez me décrire ces images ? ») apparaît trop abstrait. Jérôme aura besoin d’un étayage pour le comprendre.

Exemple 2 extrait de l’EdE 3 avec Charlotte :

107 M : je vous propose, si vous en êtes d’accord, de nous arrêter sur cette image : « soulever le couvercle »

108 C : ouais

109 M : comment vous avez fait pour observer cette image ?

110 C : oh bah j’ai regardé bah l’image, comment est dessiné bah déjà le couvercle, comment il s’ouvre

111 M : hum, hum

112 C : la cafetière, et bah pour euh, comment elle, bah elle se ferme après forcément, et c’est tout

113 M : vous avez regardé l’image, hein, comment s’ouvre la cafetière

114 C : ouais

115 M : comment elle se ferme

116 C : ouais

117 M : hein, qu’est-ce que vous avez vu dans cette image ?

[…]

122 C : et bah des cercles si on peut dire

Notre question en 109 est très abstraite : nous demandons à Charlotte de décrire les procédures qu’elle a mises en œuvre pour observer l’image (observer étant un terme abstrait). En 110, elle ne répond pas directement à notre question, elle reprend l’action contenue dans notre question précédente (« j’ai regardé bah l’image »). Aussi, pour pallier les difficultés que peut induire ce type de questionnement, nous utilisons, en 117, un questionnement plus concret (« qu’est-ce que vous avez vu dans cette image ? »). En 122, Charlotte manifeste un discours plus abstrait en parlant de « cercles » qu’elle a observés, soit une abstraction par rapport à la forme. Nous voyons ici qu’un vocabulaire plus concret de la part de l’interviewer peut amener l’interviewé vers une parole plus abstraite.

A travers ces deux exemples, nous voyons que notre dispositif est en jeu ainsi que la spécificité du public interviewé.

Nous avons déjà souligné l’aspect paradoxal de notre dispositif : d’un côté, nous souhaitons faire accéder les personnes en situation d’illettrisme à l’abstraction, accès nécessaire (mais pas forcément suffisant) pour l’entrée dans le langage écrit ; ce qui caractérise, notamment, la situation d’illettrisme, ce sont les difficultés d’abstraction ; d’un autre côté, afin de réaliser cet objectif, nous leur demandons de manifester des capacités d’abstraction, en posant notamment des questions sollicitant ces facultés. Aussi, notre dispositif génère lui-même ses propres facteurs défavorisants.