A plusieurs reprises dans nos EdE, nous avons explicité un vécu d’action à la place de l’interviewé, à partir de ses propos antérieurs, en réalisant une inférence.
Exemple 1 extrait de l’EdE 1 avec Charlotte :
64 M : et dans ce mot « chemises », par quoi avez-vous commencé pour le lire ?
65 C : « che », « che » « mi » « ses »
66 M : « che »
67 C : « mi »
68 M et C : « ses »
69 C : ouais
70 M : d’accord, donc vous avez décomposé le mot
71 C : hum
72 M : en syllabes
73 C : en syllabes [silence]
74 M : d’accord, ouais
75 C : et pis c’est tout
Nous pouvons distinguer deux degrés d’explicitation dans cet extrait : une explicitation à un premier degré, lorsque Charlotte oralise la procédure qu’elle a mise en œuvre pour lire le mot « chemises ». Elle opère une thématisation, c’est-à-dire qu’elle traduit par le biais du langage pour l’autre son vécu. Il s’agit bien d’une forme d’explicitation : en effet, « cette mise en mots pour l’autre est une des clefs de la conceptualisation »380. Ensuite, en 70 et 72, nous reprenons ce vécu thématisé pour conceptualiser davantage et opérer une nouvelle explicitation, à un second degré (« vous avez décomposé le mot […] en syllabes »). Nous ne laissons pas Charlotte réaliser elle-même cette nouvelle conceptualisation (d’ailleurs, le peut-elle ? Nous savons en effet que les personnes en situation d’illettrisme présentent des difficultés de conceptualisation). Elle clôt ce tour de parole par « et pis c’est tout » (75) montrant qu’elle se suffit de cette explicitation. Elle n’est donc plus dans une posture d’évocation. Notre explicitation à un second degré l’a fait sortir de l’évocation.
Exemple 2 extrait de l’EdE 2 avec Christine :
172 M : vous avez hésité [silence] et qu’est-ce qui vous a fait hésiter ?
173 C : bah le mot « fruit » en fait parce que au début j’ai pensé à l’eau, mais shai pas pourquoi parce qu’y était déjà dans la première phrase alors, pis j’ai dit « ça va pas, eau fruit ça va pas », c’est « jus de fruit » forcément [silence] surtout qu’y avait « soda » derrière quoi
174 M : hum, hum, donc ce qui vous aide c’est ce qui vient après, au fond
175 C : bah là oui, bah ça dépend des phrases en fait
176 M : c’est ça
177 C : ouais, mais là oui
178 M : là, juste à ce moment-là
179 C : c’est le mot après oui
180 M : c’était le mot après [silence]
En 173, Christine expose ce qui l’a fait hésiter par rapport au choix du mot « jus » devant « fruit ». Après cette longue réplique, nous proposons une reformulation élucidante (174) qui apparaît comme une explicitation des propos de Christine en 173. Il ne s’agit pas d’un simple reflet dans la mesure où nous ne reprenons pas les termes exacts employés par Christine. Dans le cadre d’un EdE, les récapitulations se doivent d’être fidèles aux propos de l’interviewé, sinon l’interviewer risque d’être trop directif par rapport au contenu de l’entretien, d’induire le contenu des réponses de l’interviewé. Il apparaît en 174 que nous explicitons à la place de Christine : nous conceptualisons, en généralisant, l’exemple particulier qu’elle évoque en 173 (nous aurions dû d’ailleurs rester dans ce moment spécifié en introduisant le terme « ici » ou « là ». Christine va elle-même employer ce terme en 177).
A travers ces deux exemples, nous constatons que nous souhaitons venir en aide aux interviewés en explicitant à leur place. En effet, nous connaissons leurs difficultés de mise en mots, ceci constituant une spécificité du public interrogé. Au-delà, notre visée est de ne pas leur faire ressentir un échec de la parole qui achoppe à se faire comprendre. Nous notons également que, bien qu’explicitant à la place des interviewés, nous souhaitons les accompagner dans leur dynamique d’explicitation : suite à une explicitation à un premier degré, nous leur proposons une explicitation à un degré supérieur afin qu’ils puissent s’approprier ce mouvement d’abstraction. Nous nous situerions ici dans une zone proche de développement, au sens de Vygotsky381. Enfin, nous pouvons nous questionner sur une place éventuelle des reformulations élucidantes dans notre pédagogie de l’explicitation : il s’agirait, dans ce cadre, de mettre notre explicitation au service de l’explicitation de l’apprenant en l’inscrivant dans cette zone proche de développement, soit une médiation dans la mise en mots pour l’autre d’un vécu.
p. 83.
Vygotsky, L.S. (1935). Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 95-117.