A – Les facteurs favorisants liés à l’utilisation des techniques de l’EdE.

1 – Description des principales techniques employées et analyse de leurs impacts.

1.1 – La présence d’un contrat de communication explicite, d’une tâche réelle et spécifiée, d’embrayeurs.

Lorsque nous avons étudié les facteurs défavorisant l’auto-réflexivité, nous avons vu combien l’absence d’un contrat de communication explicite et l’absence de référence à une tâche spécifiée pouvaient s’avérer préjudiciables à l’accession à l’évocation. Qu’en est-il dans le sens inverse ?

Nous avons rajouté, par ailleurs, une nouvelle technique, celle de l’utilisation d’embrayeurs. Il s’agit de formulations telles que « et quand », « et au moment où », « et juste quand » qui visent à ce que l’interviewé soit en prise directe et intime avec son action.

Voici quelques exemples qui montrent la présence, concomitamment ou non, de ces trois techniques :

Exemple 1 extrait de l’EdE 1 avec Charlotte :

126 M : alors je vous propose C, si vous en êtes d’accord, de revenir sur les mots que vous avez écrits, parce que j’aimerais vraiment comprendre comment vous avez fait pour écrire les mots, vous avez dit « instinctivement », on va essayer de voir comment vous avez fonctionné dans votre tête pour écrire ces mots

127 C : hum

128 M : hein, donc euh, est-ce que vous pourriez prendre un autre mot que le mot « chemises » par exemple ?

129 C : « cagoules »

130 M : « cagoules », voilà, comment vous avez fait pour l’écrire ce mot « cagoules »

131 C : euh bah j’ai vu déjà l’image comment c’est, et j’ai fait euh « cagoules » euh, j’ai relu, j’ai écrit pareil qui marque, que c’était marqué sur la, sur la feuille, j’ai fait pareil, j’ai fait les mêmes, les mêmes lettres de, bah de, d’écriture, c’est pour ça j’ai écrit ce qui me, bah ce qui m’est passé sur euh, bah dans la tête, comme ça

132 M : hum, hum

133 C : ouais

A travers notre intervention 126, nous manifestons que nous voulons dépasser une connaissance en actes énoncée précédemment par Charlotte (« vous avez dit « instinctivement » »). Pour l’aider dans ce dépassement et la guider vers une évocation, nous repassons, en 126, le contrat de communication (« si vous en êtes d’accord »). Nous l’amenons, en 128, à prendre un nouveau mot-exemple. Elle choisit en 129 le mot « cagoules ». La tâche que nous mentionnons en 130 est bien spécifiée (il s’agit d’« écrire le mot « cagoules » »). Par ailleurs, nous faisons preuve d’authenticité (« j’aimerais vraiment comprendre ») et nous employons un vocabulaire concret (« comment vous avez fonctionné dans votre tête »).

Ainsi, les conditions d’une accession à l’évocation sont réunies et Charlotte adopte une position de parole incarnée à l’intervention 131. On notera qu’elle s’exprime en « je ». Néanmoins, à la fin de son intervention, surgit un élément relatif au pré-réfléchi à travers les termes « comme ça ».

Exemple 2 extrait de l’EdE 2 avec Martine :

18 M : alors je vous propose, Ma, si vous en êtes d’accord, de revenir à un moment de l’exercice

19 Ma : hum, hum

20 M : au moment où euh je vous ai demandé de faire la phrase exemple, hein euh, je vous ai dit : « il y a euh une phrase exemple avec des mots, des groupes de mots qui sont dans le désordre, à vous de les remettre dans l’ordre »

21 Ma : d’accord

22 M : donc vous étiez assise à cette table-là, y’avait des bouts de carton qu’étaient là, euh vous retrouvez bien la situation ?

23 Ma : oui

24 M : oui ?

25 M : comment vous avez procédé, comment vous avez fait ?

26 Ma : bah c’est simple, j’ai regardé les groupes de mots pour former une phrase euh et j’ai bien réfléchi à ce que j’allais mettre en premier

27 M : hum, hum

28 Ma : et ce que j’ai mis en premier c’est ce qui commence par une phrase, c’est euh, les mots commencent toujours par une lettre majuscule

Dans cet extrait, apparaît le contrat de communication avec l’interviewée (« si vous en êtes d’accord »). Nous opérons une focalisation vers une tâche réelle et spécifiée (« faire la phrase exemple »). En 22, nous remettons Martine en contact avec la situation passée. L’intervention 25 représente l’aboutissement des interventions précédentes : il s’agit d’un questionnement sur les procédures que Martine a mises en œuvre pour faire la phrase exemple. En 26, après un jugement (« c’est simple »), survient une évocation, en témoigne la posture en « je » de l’interviewée. Cette évocation est fugace (peut-être que la posture d’évocation a été rendue assez difficile par le contexte bruyant dans lequel nous nous trouvions) puisqu’en 28 apparaît une généralisation (à travers le terme « toujours ») ainsi qu’un savoir théorique (« les mots commencent toujours par une lettre majuscule »). Il nous faudra guider Martine vers une nouvelle évocation.

Exemple 3 extrait de l’EdE 2 avec Charlotte :

23 M : donc euh je vous propose, si vous en êtes d’accord, de revenir donc à ce moment de l’exercice, hein, au moment où je vous ai dit que il fallait trouver la taille pour madame Adam, hein euh par quoi avez-vous commencé ?

24 C : euh j’ai commencé bah par euh, par regarder les chiffres déjà, les chiffres de la taille de la poitrine

25 M : hum, hum

26 C : et les chiffres de la taille des hanches, c’est comme ça que, puisque comme y’a plusieurs chiffres des centimètres de poitrine, bah c’est comme ça qu’on déduit à la fin quelle taille elle fait

En 23, à l’occasion d’un nouvel effort demandé à Charlotte, nous repassons le contrat de communication avec celle-ci (« si vous en êtes d’accord »). Par ailleurs, la tâche mentionnée est bien réelle et spécifiée (« trouver la taille pour madame Adam »). Nous le verrons plus loin, notre questionnement (« par quoi avez-vous commencé ? ») est une invitation à une description du déroulement temporel et s’inscrit dans le cadre de la technique de fragmentation ou d’élucidation. En 24, Charlotte accède à l’évocation (en témoigne sa posture en « je »), mais celle-ci reste fugace, à l’image de l’exemple précédent, puisqu’en 26, Charlotte énonce un savoir théorique (« comme y’a plusieurs chiffres des centimètres de poitrine ») puis un « on » de généralisation.

Exemple 4 extrait de l’EdE 3 avec Charlotte :

160 M : comment est-ce qu’elle vous revient cette image ?

161 C : elle me revient par des petites visions, des petites choses euh, des euh

162 M : hum, hum

163 C : par des petites lueurs que je vois dans, de voir les choses

164 M : hum, des petites visions, des petites lueurs, d’accord, ça vous revient comme ça hein

165 C : ouais des petites choses un peu je vois

166 M : c’est des petites choses que vous voyez

167 C : ouais

168 M : et vous les voyez en ce moment dans votre tête ?

169 C : oui en même temps, oui

170 M : en même temps

171 C : oui [rires]

172 M : hein que vous me parlez

173 C : ouais

Nous nous basons, en 160, sur une situation spécifiée, dans la mesure où nous faisons référence à « cette image » et non une image en général. En 161, 163 et 165, Charlotte évoque comme le montrent l’emploi du présent ainsi que l’utilisation du « je ». Cette évocation lui permet de décrire « des petites visions », « des petites lueurs ». Les images semblent lui revenir à mesure qu’elle parle ; s’opérerait une simultanéité (en 169, Charlotte dit qu’elle voit des petites choses « en même temps » qu’elle nous parle). Lors du tour de parole suivant, dans lequel nous demandons à Charlotte comment elle s’y est prise pour relier la phrase : « mettre le film dans la cafetière » et l’image qu’elle voit par « des petites lueurs, des petites visions », celle-ci ne parvient pas à expliciter un vécu d’action.

Nous constatons, à travers ces différents exemples, que si la présence d’un contrat de communication explicite, d’une tâche réelle et spécifiée et d’embrayeurs est de nature à favoriser l’évocation chez l’interviewé, celle-ci reste néanmoins passagère, c’est-à-dire qu’il accède à une posture d’évocation le temps d’une ou de quelques courtes répliques, mais qu’au tour de parole suivant il n’est plus en évocation : nous devons alors opérer un guidage directif afin de le faire accéder de nouveau à l’évocation.

Soulignons à présent qu’il est des situations dans lesquelles les conditions idéales sont réunies pour une évocation, mais que l’interviewé n’accède pas à celle-ci.

Exemple 5 extrait de l’EdE 1 avec Christine :

42 M : hum, hum, et comment vous avez fait pour euh réfléchir [silence] comment ça s’est passé ce moment-là où vous avez réfléchi ?

43 C : bah dans ma tête

44 M : dans votre tête, ouais [silence] je vous propose, si vous en êtes d’accord, C, de me décrire ce qui s’est passé dans votre tête quand vous réfléchissiez

45 C : ouais mais je sais pas comment décrire ça

46 M : avec vos mots à vous, en prenant bien le temps de revenir dans cette situation

47 C : [soupir] [long silence] par exemple pour les chiffres euh, bah de l’écrire en lettres en fait

48 M : oui

49 C : réfléchir à l’écrire en lettres

Notre première intervention (42) comporte quelques facteurs susceptibles de défavoriser l’évocation chez Christine. Ainsi, notre focalisation ne porte pas sur un moment spécifié mais reste à un niveau général. Par ailleurs, la question : « comment ça s’est passé ce moment-là… ? » pouvait générer un jugement. Mais à l’intervention suivante (44), nous repassons le contrat avec Christine. Celle-ci s’avoue alors impuissante à décrire ce vécu d’action. Aussi nous intervenons (46) afin de ralentir le processus réflexif, nécessairement plus lent que ne l’a été le déroulement d’actions. Après un soupir et un long silence propice à la réflexion, Christine en reste à un niveau de généralité et de ce fait n’est pas dans une posture d’évocation.