Dans un chapitre consacré au « rôle de l’interaction de tutelle dans la résolution de problème »399, Bruner aborde le « processus d’étayage »400 qui rejoint le « processus de tutelle »401. Comment définit-il ce dernier ? Le processus de tutelle correspond aux « moyens grâce auxquels un adulte ou un « spécialiste » vient en aide à quelqu’un qui est moins adulte ou spécialiste que lui »402. Cette aide fournie par l’interviewer ici apparaît comme un soutien, par le biais du langage oral, du processus de prise de conscience, cette dernière se réalisant via le langage oral (la mise en mots pour l’autre est assurée par le processus de thématisation, ainsi que le souligne Vermersch403). Ainsi l’interviewer apparaît comme un spécialiste pour guider l’interviewé vers la prise de conscience. Par contre, il ne maîtrise pas le contenu de cette prise de conscience (nous avions souligné, ci-avant, combien l’interviewer se montrait directif sur les contenants, mais non-directif sur les contenus). Par ailleurs, il est lettré, inscrit dans le monde des lettres, et expert en matière de langage oral. Il vient ainsi en aide à l’interviewé, illettré, qui est moins expert que lui, par la médiation du langage oral.
Bruner rajoute qu’« une large part de la résolution précoce de problème faite par l’enfant au cours de son développement est de cet ordre. Bien que depuis les tout premiers mois de sa vie il résolve « naturellement » des problèmes de son propre chef (par exemple Bruner,1973), il arrive souvent que ses tentatives soient aidées et encouragées par d’autres personnes qui sont plus expertes que lui (Kaye, 1970) »404. Si l’on s’intéresse à l’expertise en matière de langage oral, on peut rappeler ici que les personnes en situation d’illettrisme n’ont pas bénéficié dans leur enfance de suffisamment de tutelle, de médiateurs « bienveillants » afin de développer une expertise suffisante en matière de langage oral : les illettrés « ont été des enfants mal entendus parce que leurs questions, tout au long de leur apprentissage de la langue, sont souvent restées sans réponse ; ils sont aussi les enfants du malentendu, c’est-à-dire des enfants qui ont abouti à un malentendu linguistique fondamental »405. Enfin, soulignons que « l’intervention d’un tuteur peut comporter d’autres apports. La plupart du temps elle comprend une sorte de processus d’étayage qui rend l’enfant ou le novice capable de résoudre un problème, de mener à bien une tâche ou d’atteindre un but qui auraient été, sans cette assistance, au-delà de ses possibilités »406. Nous constatons que cette assertion dépeint un modèle de développement enfantin. Ce modèle est-il valable pour l’adulte ? Nous le pensons effectivement, dans la mesure où le mouvement développemental concerne également l’adulte, dans la perspective d’une éducabilité de la personne tout au long de sa vie.
Quelques extraits d’entretiens vont nous permettre de mieux appréhender la manière par laquelle nous avons étayé les interviewés dans leur processus de prise de conscience à travers l’usage de techniques propres à l’EdE.
Exemple 1 extrait de l’EdE 1 avec Martine :
60 M : et donc comment vous avez fait ensuite, on vous posait la question euh, enfin je vous propose de revenir sur un moment de l’exercice où on vous demandait lors de la première activité de repérer les trois villes les plus importantes, vous retrouvez bien la situation ?
61 Ma : oui
62 M : hein, on vous demandait de repérer les trois villes les plus importantes, comment vous avez fait à ce moment-là pour repérer les trois villes les plus importantes ?
63 Ma : bah c’est simple, elles étaient en caractère gras, trait plus épais, et il suffit de regarder devant moi que les villes les plus importantes sont en caractère gras
L’échange retranscrit dans cet extrait fait suite à toute une période de généralisation, à l’occasion de la question : « Qu’est-ce que c’est pour vous mémoriser ? ». L’étayage par le biais du langage oral que nous proposons se déroule en 2 temps et nous avons recours à diverses techniques. Dans un premier temps (intervention n°60), nous repassons le contrat, à l’occasion d’un nouvel effort demandé à l’interviewée. Nous spécifions la situation en question (« repérer les trois villes les plus importantes »). Nous mettons Martine en contact avec cette situation (« vous retrouvez bien la situation ? »). Puis, en un second temps (intervention n°62), nous répétons la situation (« on vous demandait de repérer les trois villes les plus importantes »), puis nous utilisons un embrayeur (« à ce moment-là »). L’intervention de Martine en 63 témoigne d’une évocation. On le note à travers le changement de temps, quand Martine passe de l’utilisation de l’imparfait de l’indicatif (« elles étaient en caractère gras ») à celle du présent de l’indicatif (« les villes les plus importantes sont en caractère gras »). Les termes « devant moi » renforcent cette idée d’évocation, dans la mesure où ils manifestent une présentification de la situation au moment où Martine s’exprime. Notons un jugement au tout début de sa prise de parole en 63 (« c’est simple »). Peut-être a-t-elle besoin d’initier ses prises de parole par un jugement avant d’accéder à l’évocation. Mais cette dernière reste fugace puisque ensuite les jugements et commentaires réapparaissent (notamment en 69).
On constate donc que l’étayage de l’interviewer s’appuyant sur l’usage de techniques propres à l’EdE est de nature à favoriser l’évocation chez l’interviewé et que ces techniques sont à employer tout au long de l’entretien, faute de quoi l’évocation n’a plus lieu.
Exemple 2 extrait de l’EdE 2 avec Jérôme :
41 M : alors comment vous saviez par exemple que c’était la lettre « o » ?
42 J : [silence] parce que j’ai, j’le savais en tête
43 M : vous le saviez en tête
44 M : et comment vous le saviez en tête ?
45 J : [silence] parce que j’ai regardé, j’ai regardé sur la feuille et sur la feuille, je me suis souvenu que c’était ça comme lettre qui fallait euh faire
46 M : vous vous êtes souvenu que c’était ça comme lettre qu’il fallait faire ?
47 J : ouais
48 M : et comment vous avez fait juste à ce moment-là pour vous souvenir de cette lettre
49 J : bah euh
50 M : dans votre tête ?
51 J : [long silence] l’alphabet
52 M : l’alphabet
53 J : ouais
54 M : c’est-à-dire ?
55 J : du début jusqu’à la fin
56 M : comment vous avez fait, est-ce que vous pouvez me décrire ce qui s’est passé dans votre tête ? l’alphabet ?
57 J : a, b, c, d, e, f, [silence] g ?, k, l, o, [silence] p, q, euh [silence], w, [silence] y, pff [silence]
58 M : donc c’est l’alphabet
59 J : ouais
60 M : que vous avez repris
61 J : un petit peu, pas tout mais un petit peu
Nous allons, ainsi que le montre cet extrait, utiliser un questionnement qui va amener Jérôme vers une première prise de conscience, puis le guider, par un processus d’étayage lié à l’emploi de techniques propres à l’EdE, vers une nouvelle prise de conscience.
Nous demandons à Jérôme, dans les répliques précédant l’extrait présenté ici, de nous décrire les images qu’il se fait dans sa tête ; ainsi, il cite la lettre « o ». En 41, notre question correspond à une élucidation d’une prise d’information (« comment vous saviez que… »). En 42, Jérôme expose une connaissance en acte (« j’le savais en tête »). Tout l’objet de notre questionnement consistera à l’amener à dépasser cette dimension pré-réfléchie de l’action pour accéder à une dimension réfléchie. En 43, nous employons la technique de l’écho, en reprenant les propos tenus juste avant par Jérôme. Puis en 44, nous demandons à Jérôme d’expliciter cette connaissance en acte (« comment vous le saviez en tête ? »). Une nouvelle dimension pré-réfléchie apparaît alors dans la réponse de Jérôme, à travers l’action « se souvenir que c’était ça comme lettre qui fallait faire ». Cette action est cependant plus explicite que la précédente (« j’le savais en tête »). Ainsi notre questionnement amène progressivement Jérôme à passer du pré-réfléchi à la dimension réfléchie de l’action. S’ensuit un écho interrogatif en 46. Notre questionnement en 48 reprend les propos de Jérôme dans un questionnement en « comment » qui vise à faire expliciter par lui l’action qu’il a précédemment évoquée. A noter que nous employons un embrayeur (« juste à ce moment-là »). Par ailleurs, nous employons en 50 un vocabulaire concret, déjà employé par Jérôme, en 42 (« dans votre tête »). Nous respectons son long silence. Puis il réalise une prise de conscience en nous disant que c’est l’alphabet qui lui a permis juste à ce moment là de se souvenir de la lettre « o ». Il parvient à une conceptualisation, à travers le concept « alphabet » qui fait appel à des connaissances métalinguistiques. Notre questionnement graduel a permis progressivement à Jérôme de passer d’une connaissance en actes (« j’le savais en tête ») à une véritable prise de conscience (« l’alphabet »). Mais afin de préciser cette prise de conscience, Jérôme aura besoin d’un nouvel étayage de notre part. En 54, nous essayons de faire préciser ce concept introduit par Jérôme. Ses propos en 55 restent implicites, il ne construit pas une phrase (« du début jusqu’à la fin »). Notre questionnement suivant vise à ce que Jérôme explicite l’action implicite contenue dans ses propos (« du début jusqu’à la fin »). Nous lui demandons de décrire ce qui s’est passé dans sa tête. Nous constatons alors que, plutôt que de décrire le vécu de son action (ainsi nous pouvons supposer qu’il a déroulé l’alphabet jusqu’à la lettre « o »), Jérôme met en œuvre devant nous cette action en déroulant l’alphabet. Il s’agit néanmoins d’une explicitation, mais à un premier degré qui correspondrait au processus de thématisation que décrit Vermersch407. Nous explicitons, à partir de ces propos, à un second degré (« c’est l’alphabet que vous avez repris »). Jérôme corrobore nos dires.
Ainsi, à travers un processus d’étayage se manifestant par le biais du langage oral dans l’utilisation des techniques de l’EdE, nous avons amené Jérôme à opérer des prises de conscience. Nous constatons également que l’explicitation peut se réaliser à divers degrés, certaines restant très proches de l’action (c’est le cas quand Jérôme déroule l’alphabet devant nous), d’autres s’en distanciant (quand nous reprenons, en la conceptualisant à travers le langage oral, l’explicitation proche de l’action précédemment développée par Jérôme).
Exemple 3 extrait de l’EdE 3 avec Ludovic :
119 M : et pour le mot « repas » est-ce que vous coupez aussi ?
120 L : là non, je regarde plus la lettre, autrement je peux le couper aussi, ça dépend [long silence]
121 M : comment vous arrivez à le lire ce mot « repas » ? [silence] laissez-le revenir dans votre tête et lisez-le dans votre tête et décrivez-moi comment ça se passe
122 L : [long silence] y’a le « r », le « e », le « p », le « a »
123 M : ouais
124 L : et il me semble que y’a le « s » là
125 M : hum, hum [silence] alors comment vous avez fait dans votre tête pour me dire tout ça : y’a le « r », y’a le « e », y’a le « p », y’a le « a », y’a le « s », juste à ce moment-là, comment vous avez fait ?
126 L : bah je l’ai coupé aussi
127 M : vous l’avez coupé
128 L : par, par sons quoi
129 M : [silence] et quels sons là euh ?
130 L : bah « re » pis « pa »
131 M : hum, hum, d’accord, donc vous avez dit comment vous avez fait pour euh lire le mot « repas », un mot qui est facile pour vous, des fois ça vient comme ça
132 L : ouais
133 M : d’autres fois vous le coupez, comme là, là quand je vous ai demandé de le faire vous l’avez coupé, hein, pis un mot difficile vous le coupez, hein, voilà,
Voici un autre exemple d’étayage de la part de l’interviewer qui amène à une prise de conscience chez l’interviewé.
En 110, nous demandons à Ludovic comment il procède pour lire le mot – difficile pour lui – « olympique ». Il dit couper le mot. D’où notre question en 119 qui s’intéresse à un autre mot, le mot « repas » (présent dans le texte de l’exercice précédant l’entretien). Nous aurions dû spécifier davantage la situation puisqu’en 120, Ludovic généralise (il dit ainsi : « ça dépend »). Suite à son long silence, nous le questionnons sur la manière dont il s’y prend pour lire ce mot « repas ». Face au long silence précédent et au silence qui suit notre question, nous décidons de venir en aide à Ludovic, par le biais d’un étayage qui s’avère plutôt directif. Il s’agit ici d’un soutien actif, directif tant sur le contenant (« laissez-le revenir dans votre tête », « décrivez-moi comment ça se passe ») que sur le contenu (à travers l’injonction : « lisez-le » qui induit un contenu particulier, alors que les deux autres interventions ne nomment pas le contenu). En 122, 124, Ludovic décrit son vécu d’action en épelant le mot « repas » : il agit donc une procédure plutôt qu’il ne la conceptualise en disant, par exemple : « j’ai épelé le mot ». Il s’agit ici d’une explicitation « en actes », à un premier degré ; nous retrouvons une situation analogue à celle évoquée dans l’exemple 2. En 125, notre questionnement vise à faire conceptualiser à Ludovic sa procédure d’épellation. Notons l’utilisation d’un écho en 127 et d’une focalisation en 129 pour amener Ludovic à préciser les sons qu’il a coupés. En 131 et 133, nous proposons une récapitulation.
Notre étayage, dans cet exemple, aura permis à Ludovic de réaliser deux prises de conscience, l’une à un premier degré, comme « en actes » dans la mesure où celui-ci agit une procédure, l’autre à un second degré, en conceptualisant cette procédure. C’est Ludovic lui-même qui a réalisé cette prise de conscience à un second degré, contrairement à l’exemple précédent dans lequel nous avions nous-même explicité pour Jérôme.
BRUNER, J.S. Le rôle de l’interaction de tutelle dans la résolution de problème. In BRUNER, J.S., Le développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire. Paris : PUF, 1983, p. 261-280.
p. 263.
p. 261.
Ibid.
VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF éditeur, 1994, p. 80.
BRUNER, J.S., Le développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire. Paris : PUF, 1983, p. 261.
BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 45. C’est l’auteur qui souligne.
BRUNER, J.S., Le développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire. Paris : PUF, 1983, p. 263.
VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF éditeur, 1994, p. 80.