B – Les facteurs favorisants liés à la spécificité du public interviewé : des personnes en situation d’illettrisme.

Nous avons remarqué, dans nos différents entretiens, l’importance de l’utilisation d’un vocabulaire concret par l’interviewer comme facteur favorisant l’auto-réflexivité chez l’interviewé. Nous avons également constaté la propension des interviewés à utiliser un vocabulaire concret, ce qui pouvait les éloigner d’une démarche de prise de conscience. Ces facteurs nous semblent liés à la spécificité du public interviewé, à savoir des personnes en situation d’illettrisme. Comme nous l’avons vu précédemment dans la partie théorique, les personnes en situation d’illettrisme présentent des difficultés à abstraire, à conceptualiser, ce qui rend la démarche d’explicitation d’autant plus difficile.

Nous allons analyser un premier extrait dans lequel l’interviewé use d’un vocabulaire concret, ce qui a pour conséquence, dans le cas présent, de l’éloigner d’un processus d’explicitation.

Exemple 1 extrait de l’EdE 2 avec Jérôme :

140 J : ou en haut [rires] pour faire le ménage, en haut pour euh, pour euh fermer les volets, en haut pour se laver, en haut pour euh, pour euh faire de la tapisserie, en haut pour euh [rires] faire, écouter de la musique

Dans les interventions précédentes, Jérôme mentionne la lettre « o » qu’il dit connaître. L’enjeu de notre questionnement est de savoir comment il connaissait cette lettre « o ». Nous lui demandons de nous citer un exemple de mot dans lequel figure la lettre « o ». Il cite « ovale », puis plus loin, « en haut », mots pour lesquels il se fait une image. Quand nous lui demandons de nous décrire ces images, il fait une réponse déroutante en donnant un sens concret aux mots « en haut » dans une phrase ; c’est ainsi qu’il dit : « on va en haut de la chambre ». Il associe l’image à une situation concrète. Dans son intervention 140, Jérôme poursuit ses associations d’idées en utilisant toujours un vocabulaire concret. Il rit à deux reprises : peut-être ne comprend-il pas le sens de notre questionnement (nous souhaitons savoir si ce sont des images ou bien des sons qu’il se fait en prononçant ces mots concrets), ainsi que l’incitation implicite que nous lui donnons à ce qu’il poursuive ses associations.

On voit donc que Jérôme est passé d’un concept métalinguistique abstrait (la lettre « o ») à des concepts concrets. Cela l’éloigne de la démarche d’explicitation dans laquelle on prend ses pensées comme objet de réflexion (ainsi Jérôme a du mal à dire s’il voit des images ou entend des sons et il ne semble pas percevoir le sens de ce questionnement).

Pour replacer l’interviewé dans un processus d’explicitation, dans lequel il passe du concret à l’abstrait, un étayage de l’interviewer s’avère nécessaire. C’est ce qu’illustre l’extrait suivant.

Exemple 2 extrait de l’EdE 3 avec Jérôme :

71 M : hum, hum, alors vous allez essayer de bien revenir dans cette situation où vous avez tracé le « a » en premier

72 J : ouais

73 M : vous aviez la feuille blanche

74 J : ouais

75 M : le crayon noir dans la main droite

76 J : ouais

77 M : et vous avez tracé le « a »

78 J : ouais

79 M : vous êtes en train de tracer le « a », comment euh, comment vous faites à ce moment-là ?

80 J : quand j’ai tracé le « a » ?

81 M : ouais, comment vous faites ?

82 J : j’ai pris le cr, y’avait une feuille

83 M : ouais

84 J : un crayon

85 M : hum, hum

86 J : et j’ai, j’ai, j’ai fait la lettre

87 M : hum, hum [silence] alors comment vous avez fait pour faire la lettre ?

88 J : avec le, avec le crayon, par la, par les idées

89 M : par les idées ?

90 J : qui vient en tête

91 M : ouais, c’est-à-dire ? les idées qui viennent en tête

92 J : [silence] [chuchote : « je cherche »] par l’alphabet

93 M : par l’alphabet

94 J : que j’ai, que je connais

95 M : d’accord

96 J : ça m’a, ça m’a revenu, c’est là que j’ai marqué sur la feuille

Dans cet extrait, notre questionnement vise à faire expliciter à Jérôme les procédures qu’il a utilisées quand il a tracé la lettre « a ». Après avoir réalisé une focalisation en 71, nous recontextualisons la situation (en 73, 75 et 77) afin de favoriser l’évocation chez Jérôme. Au départ, celui-ci expose des situations très concrètes (en 82 : « y’avait une feuille » ; en 84 : « un crayon » ; en 86 : « j’ai fait la lettre »). Nous réitérons en 87 le questionnement déjà formulé en 79. C’est alors que Jérôme progresse vers une conceptualisation (le passage par le concret l’a-t-il préparé à évoluer vers une pensée plus abstraite ?) : s’il dit qu’il a tracé la lettre « avec le crayon », il poursuit en indiquant « par les idées ». Nous l’encourageons à poursuivre dans ce cheminement. En 92, il emploie le concept métalinguistique d’« alphabet » et dit, en 96 : « ça m’a revenu, c’est là que j’ai marqué sur la feuille ».

On voit donc que le respect du cheminement mental de Jérôme (lié à la spécificité de sa situation) associé à un étayage de l’interviewer peut conduire l’interviewé vers une prise de conscience.

Enfin, voici un dernier extrait qui montre que l’emploi d’un vocabulaire concret par l’interviewer s’avère un facteur favorisant l’auto-réflexivité chez l’interviewé.

Exemple 3 extrait de l’EdE 2 avec Jérôme :

35 M : donc vous me disiez tout à l’heure que vous vous faisiez des images dans votre tête

36 J : [silence] ah oui, des, des images, ah oui, oui, oui

37 M : hein, oui, c’est bien ça ?

38 J : oui, ouais

39 M : je vous propose, si vous en êtes d’accord, de, de me dire quelles sont ces images dans votre tête

40 J : [silence] la lettre « v », la lettre « p », la lettre « a », la lettre euh [silence] « o »

41 M : alors comment vous saviez par exemple que c’était la lettre « o » ?

42 J : [silence] parce que j’ai, j’le savais en tête

43 M : vous le saviez en tête

Dans l’intervention 35, nous employons un vocabulaire concret (nous parlons d’« images » et utilisons les termes « dans votre tête »). Cela semble parlant pour Jérôme qui acquiesce. En 39, nous répétons les termes « images » et « dans votre tête ». A l’intervention suivante, après un silence, Jérôme se montre capable de nous décrire les images qu’il a dans sa tête, à savoir des lettres qu’il nomme. C’est ainsi qu’il évoque. Dans la réplique 42, il emploie, de lui-même, le vocabulaire concret que nous avions utilisé auparavant (« en tête »).

Ainsi donc, avec des personnes en situation d’illettrisme, qui présentent des difficultés de conceptualisation, il apparaît adapté d’utiliser un vocabulaire concret. D’elles-mêmes elles y font appel, ce qui peut les éloigner du processus d’explicitation, mais un étayage de l’interviewer pourra permettre de faire cheminer la personne d’un ancrage concret vers un pôle plus abstrait.

Le présent chapitre visait à analyser qualitativement les entretiens d’explicitation menés dans le cadre de l’enquête et plus précisément à dégager les facteurs défavorisant et favorisant l’auto-réflexivité de l’interviewé. Dans le chapitre suivant, nous allons faire retour sur notre problématique afin de la discuter et de la repositionner.