I – Les limites de notre dispositif.

A – Un dispositif qui exacerbe la radicalité des postures.

L’une des limites de notre dispositif global (composé au préalable d’une tâche puis d’un entretien d’explicitation – que nous désignerons par l’abréviation EdE) est constituée par le fait qu’il exacerbe la radicalité des postures entre l’interviewer, d’un côté, et l’interviewé, d’un autre.

En premier lieu, nous pouvons souligner qu’à travers le dispositif que nous avons conçu, l’interviewer a tendance, plus ou moins consciemment, à s’ériger en détenteur du savoir. C’est ainsi, par exemple, qu’il détient la réponse aux questions relatives à la tâche qui précède l’entretien puisqu’il s’inscrit dans le monde des lettrés. L’interviewé, pressentant ce rapport au savoir particulier, a donc tendance à questionner l’interviewer afin que ce dernier statue quant à une erreur éventuelle. Le rapport de l’interviewer au savoir induit ainsi un certain rapport de l’interviewé à l’erreur ; un rapport de dépendance s’instaure entre un interviewer supposé savoir et un interviewé qui questionne ce savoir. Le fait d’annoncer avant ou pendant l’entretien qu’on met en suspens, pendant l’entretien, la question des erreurs qui ont pu se produire lors de la tâche, apparaît-il de nature à réduire cette radicalité des postures constatée (d’autant plus, et l’interviewé le sait, qu’après l’entretien, nous délivrons le corrigé de la tâche) ? L’interviewé peut-il différer son désir de connaître les réponses aux questions, l’EdE apparaissant comme un temps plus neutre dans la mesure où les questions posées par l’interviewer ne semblent pas rhétoriques ? En effet, celui-ci questionne le fonctionnement mental de l’interviewé alors qu’il n’en connaît rien, hormis les inférences qu’il a pu faire à partir des observables relevés pendant la situation de tâche. Cela rejoint la dimension, durant l’EdE, de la non directivité quant au contenu, à savoir que l’interviewer, d’une part ne connaît pas le contenu des propos qui vont être rapportés par l’interviewé, d’autre part, qu’il s’efforce de ne pas influencer un contenu chez l’interviewé. Néanmoins, nous avons pu observer que les interviewés se soumettaient à la lettre, autrement dit à la consigne de l’exercice : ils s’y réfèrent fréquemment, se protègent derrière elle plutôt que de décrire leur fonctionnement mental, ce qui les ouvrirait à davantage d’incertitudes.

L’interviewer apparaît en second lieu détenteur du savoir dans la mesure où il est inscrit dans le monde des lettrés alors que l’interviewé est illettré. L’interviewer incarnerait ainsi un modèle à atteindre, une norme sociale. Il propose par ailleurs un dispositif qui incarne cette norme étant donné qu’il est centré sur la lettre, tant dans sa visée (le but du dispositif est de permettre à l’interviewé d’entrer dans la lettre – sur les plans tant oral qu’écrit) que dans sa nature (c’est ainsi que la tâche préalable sollicite le langage écrit alors que l’EdE convoque le langage oral). L’extériorité du dispositif par rapport à l’interviewé est doublée par celle de l’artefact social qu’est l’outil de la lettre en regard de l’interviewé illettré. Si nous avions vu, dans le chapitre 1 de cette partie, que dans le cadre de l’entretien non directif de recherche, l’interviewer est maître de la communication et donc que se jouent des rapports de pouvoir entre interviewer et interviewé, nous avons pointé également que l’interviewer, lettré, se pose en maître du savoir, l’interviewé, illettré, étant plutôt dans une posture de disciple du savoir.

Ainsi donc, notre dispositif met en présence deux protagonistes, l’interviewer lettré, d’une part, comme modèle à atteindre, l’interviewé illettré, d’autre part, du côté du manque. Or, notre dispositif vient creuser les écarts entre ces deux protagonistes, en pointant le manque chez les personnes en situation d’illettrisme. Premièrement, c’est la nature même du dispositif qui vient marquer le manque : ainsi la tâche préalable fait appel au langage écrit par rapport auquel sont en défaut les interviewés ; l’EdE quant à lui sollicite le langage oral que maîtrisent plus ou moins aisément ceux-ci. En second lieu, les questions de l’interviewer peuvent venir souligner le manque du côté de l’interviewé : c’était le cas d’une question interrogeant les procédures mentales de l’interviewé relativement à l’action de lire (la question était ainsi formulée : « Comment avez-vous fait pour lire ? »). Cette question a résonné avec la problématique de l’illettrisme que vivent les interviewés, sur le mode d’une dévalorisation de leurs capacités de lecture. Enfin, comme nous l’avions souligné plus avant, l’interviewer, dans le cadre de l’EdE, est directif par rapport aux contenants mais non directif par rapport aux contenus. Ainsi, il laisse place à une parole de l’interviewé libre quant aux contenus, dirigée quant aux contenants. L’interviewé est laissé maître de son discours (ainsi que le souligne Blanchet408 par rapport aux relations de pouvoir dans l’entretien non directif de recherche), livré à lui-même pour le bâtir, tant syntaxiquement que sémantiquement. Il est donc renvoyé directement à ses difficultés langagières orales, l’interviewer le laissant construire ses formulations. Ainsi, à n’être pas assez directif par rapport aux contenus, l’interviewer renvoie l’interviewé illettré à sa situation, sa solitude et sa différence radicales ; ce faisant, il renforce la radicalité des postures de chacun.

La radicalité des postures entre interviewer et interviewé apparaît au départ comme un état de fait puisque, d’un côté, un interviewer lettré interroge, d’un autre côté, des interviewés illettrés (il s’agit du public visé par notre étude). Notre dispositif vise à ce que cette radicalité s’atténue, à ce qu’une évolution s’opère dans le sens d’une entrée des interviewés illettrés dans le monde de la lettre. Nous souhaitons amener les personnes en situation d’illettrisme vers moins de manque, du côté de la lettre. Ainsi que nous l’avions souligné plus avant, ce dispositif qui place l’interviewé illettré en face d’attentes normatives provenant de l’interviewer lettré lui est extérieur, tout comme l’est le langage, tant oral qu’écrit, comme artefact social. Se pose donc la question de la liberté du sujet, le dispositif apparaissant contraignant. Comment les interviewés illettrés vont-ils s’emparer de ce dispositif, au sens d’une appropriation en toute liberté d’une norme sociale, celle de l’entrée dans le monde de l’écrit ? Cette proposition n’est-elle pas antinomique ? Autrement dit, il s’agit que les interviewés illettrés concilient la contrainte que représente le dispositif ainsi que la lettre et leur propre liberté, et, pour reprendre les propos de Pestalozzi, qu’ils fassent de leur situation « une œuvre d’eux-mêmes » afin de se réaliser pleinement. C’est ainsi que nous pourrons dépasser le paradoxe de notre dispositif, à savoir que sa principale limite est constituée par ce qui la fonde - la lettre - en ce qu’elle vient exacerber la radicalité des postures des protagonistes en présence.

Notes
408.

BLANCHET, A., L’entretien dans les sciences sociales. Paris : Bordas, 1985