B – Un dispositif auquel les deux protagonistes n’accordent pas le même sens.

Une seconde limite que présente l’outil que nous avons conçu réside dans la divergence par rapport au sens que chacun des protagonistes en présence (soit l’interviewer et l’interviewé) attribue à l’outil. De ce sens divergent naissent des attentes différentes de part et d’autre. Cette divergence est surtout perceptible par rapport au sens donné au questionnement durant l’EdE. Ainsi, d’un côté, nous visons à faire expliciter par l’interviewé les procédures mentales qu’il a mises en œuvre durant la tâche préalable via le langage oral : il s’agit pour l’interviewer de faire mettre en mots, non l’action en tant que telle, mais le vécu d’action. D’un autre côté, nous avons remarqué que l’interviewé se centrait non sur les procédures (le « comment ») mais sur le contenu (le « quoi »). Il s’agit davantage pour lui de répondre à des questions afin de relater la tâche préalable comme si nous n’avions pas été présente à ce moment (c’est ainsi qu’il s’attache aux consignes et qu’il se contente de nommer l’action). En outre, c’est le sens de l’EdE qui est également questionné par l’interviewé, l’EdE s’inscrivant dans une procédure contre-intuitive à travers des questions qui interrogent le domaine du pré-réfléchi. Aux yeux de l’interviewé, quel sens y aurait-il à dire là où tout est déjà dit, contenu « dans les plis » de la question posée par l’interviewer (nous nous référons ici à l’étymologie du terme « implicite »). Ce que vise l’interviewer à travers son questionnement ne semble pas « évident » (pour reprendre le terme de Ludovic lors d’un EdE) pour l’interviewé.

Par ailleurs, le sens de l’entretien est rendu plus difficile à saisir que notre guidage est trop peu directif par rapport aux contenants, d’une part, d’autre part que bien souvent les techniques sont utilisées pour elles-mêmes. Cela est lié à l’intention formative que nous donnons à notre recherche : nous visons en effet à faire accéder l’interviewé illettré à l’écrit par le biais de l’explicitation orale d’actions ; dans ce processus, notre intention est d’initier des prises de conscience afin de susciter une abstraction croissante propice, par hypothèse, à l’entrée dans le monde de l’écrit. Aussi notre intention ne s’inscrit pas pleinement dans le cadre des objectifs poursuivis par l’EdE tel que le définit Vermersch409 (nous ne cherchons pas à nous informer sur le fonctionnement mental mis en œuvre par l’interviewé lors de la tâche, ni à aider l’interviewé à s’auto-informer – quoique cet objectif puisse paraître pertinent en seconde intention – ni à aider l’interviewé à s’informer de la manière par laquelle il s’est auto-informé, soit un objectif qui vise l’apprendre à apprendre). Visant des prises de conscience successives, nous n’avons donc pas de guide d’entretien pré-défini. Nous ne sommes pas aussi directive par rapport aux contenants que ne le préconise Vermersch410 dans le cadre de l’EdE et nous utilisons les techniques dans le but de provoquer des prises de conscience : nos questions peuvent ainsi apparaître décousues pour l’interviewé qui aura d’autant plus de difficultés à saisir la trame et le sens de l’entretien.

L’interviewé illettré présente donc des difficultés à percevoir le sens de l’entretien, ou, tout du moins, il lui attribue un sens autre que celui que lui donne l’interviewer. Cela peut être lié au fait que l’outil n’a pas été l’objet, chez l’interviewé, d’une genèse instrumentale (Rabardel, 1995).

Rabardel distingue l’instrument de l’artefact : « l’identité même de l’instrument […] ne peut être réduite à l’artefact matériel ou symbolique »411. Ici, nous élargissons ce concept d’artefact au dispositif – que nous appellerons aussi « outil » - que nous avons conçu à destination d’un public en situation d’illettrisme. Il s’agit d’un artefact au sens où cet outil résulte d’une élaboration sociale, extérieure au sujet illettré. Cette élaboration est sociale pour trois raisons essentiellement : tout d’abord, la posture du concepteur de l’outil en rend son élaboration sociale dans la mesure où celui-ci est inscrit dans le monde des lettrés ; en second lieu, sa visée l’inscrit dans une sphère sociale étant donné que celle-ci est de faire entrer les personnes en situation d’illettrisme dans le monde des lettrés ; enfin, son élaboration est sociale du fait de sa nature : il repose en effet sur le langage, oral et écrit ; or, le langage peut être considéré, à la suite de Vygotsky412, comme une élaboration artefactuelle.

Afin de donner du sens à un outil, il faut que l’individu se l’approprie psychiquement, en fasse un instrument au service de sa pensée. L’artefact doit être élaboré psychiquement : « l’instrument et l’artefact ne se confondent pas : l’instrument réel du sujet résulte d’une élaboration progressive »413. Tout instrument comporte une double dimension : il est constitué, d’une part, d’un artefact – il s’agit ici d’un outil que nous avons conçu dans un cadre social ; il se compose d’autre part d’« un ou des schèmes d’utilisation associés »414 provenant d’une construction propre du sujet ou bien d’un recours à des « schèmes sociaux d’utilisation (SSU) »415. Ainsi l’instrument apparaît au nouage d’une intériorité (la construction propre du sujet) et d’une extériorité (l’artefact comme donnée extérieure au sujet). « L’instrument n’est donc pas un « donné » mais doit être élaboré par le sujet. L’appropriation de l’instrument par les utilisateurs résulte d’un processus progressif de genèse instrumentale »416. Si l’interviewé illettré s’approprie l’outil que nous avons conçu pour en faire un instrument au service d’une possibilité d’actions plus vaste, alors il percevra le sens que nous lui avons attribué. Ce ne sera par contre pas le cas si – pour l’interviewé – notre dispositif ne garde que le statut d’outil, avec son caractère d’extériorité et de contrainte, sans avoir été le fruit d’une élaboration psychique. Ainsi, le sens de l’outil naît d’une genèse instrumentale.

Notes
409.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF éditeur, 1994

410.

VERMERSCH, op. cit., 1994

411.

RABARDEL, P. Qu’est-ce qu’un instrument ? Appropriation, conceptualisation, mises en situation, Le mathématicien, le physicien et le psychologue, CNDP-DIE, mars 1995, p. 63.

412.

VYGOTSKY, L.S. (1935). Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 95-117.

413.

RABARDEL, P. Qu’est-ce qu’un instrument ? Appropriation, conceptualisation, mises en situation, Le mathématicien, le physicien et le psychologue, CNDP-DIE, mars 1995, p. 63.

414.

p. 64.

415.

Ibid.

416.

Ibid.