C – Un dispositif limité au vécu cognitif d’action au détriment de la sphère affective.

Nous entendrons ici par « dispositif » plus spécifiquement la technique de l’entretien d’explicitation (que nous noterons par l’abréviation EdE) telle que Vermersch417 l’a formalisée.

La troisième limite dont il est question ici concerne la centration majoritaire du dispositif sur la sphère cognitive, le but de l’EdE étant d’expliciter un vécu cognitif d’actions et non un vécu émotionnel (ce dernier type de vécu serait explicité dans une relation d’aide), la dimension affective étant mise au second plan.

Or, le pédagogue, dans son acte éducatif, se trouve confronté à une personne dans sa globalité et les actions qu’il propose rencontrent un écho tant sur le plan cognitif que sur le plan affectif. Piaget, qui, par ailleurs, a beaucoup travaillé, notamment, le développement cognitif de l’enfant et de l’adolescent, affirme cette indissociabilité entre la sphère cognitive et la sphère affective ; il affirme ainsi qu’« il n’y a pas de mécanisme cognitif sans éléments affectifs, et réciproquement, il n’y a pas non plus d’état affectif pur sans élément cognitif »418. Afin d’illustrer cette citation, nous allons étudier l’impact d’une technique cognitive utilisée dans le cadre de l’EdE sur la sphère psycho-affective, la technique du résumé et de l’écho (utilisée également dans la relation d’aide) : à travers un résumé ou un écho, l’interviewer se montre fidèle au fonctionnement cognitif de l’interviewé, s’efforce de restituer les propos que celui-ci a pu tenir auparavant. Cette technique peut avoir un impact sur le plan psycho-affectif dans la mesure où l’interviewer vient valider le fonctionnement cognitif propre de l’interviewé, lui montrer la valeur de son fonctionnement cognitif (ainsi l’interviewé peut se dire qu’il lui est possible de fonctionner ainsi, qu’il n’est pas mauvais) – même si ce fonctionnement cognitif l’a amené à faire des erreurs (l’interviewer reconnaît la logique de l’erreur). Aussi, résumés et échos peuvent être à même de revaloriser narcissiquement l’interviewé qui se sent reconnu dans sa personne. Il est à noter que l’EdE ne prend pas en compte cet impact sur la sphère psycho-affective.

Cette centration de l’EdE sur la sphère cognitive peut s’observer à travers le fait que ce type d’entretien ne se préoccupe pas de la résonance affective de la tâche qui lui sert de support. Or, une tâche – aussi centrée soit-elle sur le plan cognitif – ne met pas uniquement en jeu cette sphère ; la sphère affective se trouve également concernée. Aucune tâche n’est neutre, elle résonne toujours du côté d’un vécu affectif. C’est ainsi que Boimare419 montre combien une tâche consistant à diviser, sur un plan mathématique, pouvait faire écho, chez certains enfants ou adolescents, à une problématique de séparation, de division, de rupture parentale, l’élève refusant dès lors d’entrer dans la tâche qui venait exacerber un vécu douloureux. Dans le cadre du dispositif utilisé, le fait de laisser de côté l’impact affectif de la tâche sur le sujet ne présente-t-il pas le risque d’un resurgissement plus ou moins néfaste par rapport à la sphère cognitive ? Le fait de permettre une explicitation du vécu affectif n’est-il pas complémentaire d’une explicitation du vécu cognitif ?

Un second exemple nous montre cette limite de l’outil que nous avons utilisé, à travers le traitement, par l’interviewer, des informations satellites de l’action : même si celles-ci viennent éclairer l’action, elles sont contournées durant l’EdE pour lequel l’interviewer est directif par rapport aux contenants, autrement dit aux domaines de verbalisation. Leur expression peut cependant venir traduire des éléments affectifs dont il paraît intéressant que l’interviewer s’avise, mais, plus fondamentalement, qu’il semble pertinent que l’interviewer creuse avec l’interviewé. Ce peut être le cas avec les savoirs théoriques, par exemple, pour lesquels l’interviewé émet une connaissance conceptualisée : cela peut venir traduire une volonté de revalorisation de l’interviewé aux yeux de l’interviewer. Les jugements, qui constituent une autre information satellite de l’action, peuvent éclairer sur l’impact émotionnel de la tâche ainsi que sur le vécu émotionnel de l’entretien. En ce sens, les informations satellites de l’action – en tant qu’elles éclairent l’action, tant sur un plan cognitif que sur un plan affectif – pourraient avoir leur place dans le cadre de notre pédagogie de l’explicitation.

Nous voudrions, pour finir, émettre un point de vigilance par rapport à une idée que nous pourrions ici laisser entendre, à savoir que la dimension affective ne serait en aucune façon prise en compte dans le cadre de l’EdE. Parmi les trois grandes techniques de l’EdE (focaliser, élucider, réguler), figure la régulation. Celle-ci consiste à quitter le cadre du questionnement lorsque « la quête d’information pose problème ou [qu’]elle n’est plus le but principal de l’interaction »420. « De ce fait, c’est aussi changer de niveau logique, passer à un niveau méta par rapport au but de l’activité, le nouveau but visé restant subordonné au précédent »421. A travers la régulation, l’interviewer ajuste ses interventions par rapport à ce qu’il perçoit de l’état émotionnel de l’interviewé, des impacts sur le plan affectif de ses sollicitations. C’est ainsi qu’il peut faire preuve d’authenticité, abondant par exemple dans le sens de l’interviewé lorsque celui-ci trouve ses questions étranges. Ainsi, à travers l’EdE, outre un étayage cognitif, est pensé également un étayage narcissique par le biais de la bienveillance de l’interviewer. Soulignons néanmoins que c’est l’étayage cognitif qui est privilégié.

Notes
417.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF éditeur, 1994

418.

PIAGET, J., Les relations entre l’affectivité et l’intelligence dans le développement mental de l’enfant. Paris : C.D.U., 1958, p. 3 cité par DOLLE, J.M., Au-delà de Freud et Piaget : jalons pour de nouvelles perspectives en psychologie. Toulouse : Privat, 1987, p. 73-74.

419.

BOIMARE, S., L’enfant et la peur d’apprendre. Paris : Dunod, 1999 (Enfances) - Notamment le chapitre : « Apprendre à diviser avec Castor et Pollux »

420.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF éditeur, 1994, p. 121.

421.

p. 155.