II – Les forces de notre dispositif.

A – Un dispositif contraignant mais, au final, promotionnant.

En première lecture, nous pourrions penser que le dispositif que nous avons élaboré semble contraignant pour le sujet, voire enfermant. C’est ainsi que la tâche préalable, même si nous la choisissons en fonction du projet pédagogique de l’apprenant, est imposée au sujet – nous avons pu néanmoins remanier certaines questions au regard du niveau de l’apprenant en matière de lecture-écriture, mais cela provenait de nous. Par ailleurs, les consignes balisent la tâche à réaliser, opérant un cadrage directif de l’activité de l’apprenant. Enfin, le rappel de la lettre (à travers le langage écrit, du côté de la tâche, et le langage oral, du côté de l’entretien) vient enfermer le sujet dans une norme sociale (cela nous renvoie à la première limite que nous avons étudiée, celle de la radicalité des postures que venait exacerber le rapport à la lettre).

Cette limite peut en fait être envisagée comme une force : la contrainte peut être au service de la liberté du sujet qui cherche à s’inscrire dans le monde de la lettre.

On peut opposer à cette limite, en premier lieu, le fait que tout outil présente un caractère de contrainte et d’extériorité vis à vis du sujet qui cherche à se l’approprier. Rabardel le souligne, qui écrit : « l’instrument oppose au sujet un ensemble de contraintes que celui-ci doit à la fois identifier, comprendre et gérer »425. Ici, le terme « instrument » est à entendre du côté de l’« artefact » en tant qu’élaboration artificielle. Notre outil propre, comme tout outil, s’avère donc contraignant. En outre, il se base sur la lettre, tant orale qu’écrite. Or, le langage est une élaboration artefactuelle, sociale et présente un caractère d’extériorité pour tout nouveau sujet humain venant au monde. Nous avons vu, dans le cadre de la deuxième limite que nous avons pointée, que l’outil – extérieur au sujet – devient instrument – au nouage de l’intériorité du sujet et de l’extériorité de l’objet – par un processus d’appropriation par le sujet : se développe ainsi une genèse instrumentale.

En second lieu, cette appropriation d’un outil contraignant ouvre, par ailleurs, le champ des possibles. Ainsi, « l’utilisation d’un instrument accroît les capacités assimilatrices du sujet et contribue à l’ouverture du champ de ses actions possibles »426. Par le moyen de l’explicitation orale d’actions, un processus contraignant qui fait appel au langage oral, notre outil vise à faire entrer les personnes en situation d’illettrisme dans le monde de l’écrit. Or, nous savons combien aujourd’hui la maîtrise de l’écrit sous ses deux versants, lecture et écriture, ainsi d’ailleurs que la maîtrise du langage oral, constituent des conditions nécessaires d’accès à l’autonomie du sujet dans la société.

En outre, le mouvement de fermeture apparaît, aux yeux des psychanalystes, et notamment de Dolto, comme une condition nécessaire d’accession à la lettre. C’est ce que Dolto veut signifier à travers son concept de « castration symboligène » : « Les castrations – au sens psychanalytique – sont des épreuves de partition symbolique. Elles sont un dire ou un agir signifiant, irréversible et qui fait loi, qui a donc un effet opérationnel dans la réalité, toujours pénible à admettre au moment où ladite castration est donnée. Mais elles sont aussi nécessaires au développement de l’individuation de l’enfant par rapport à sa mère, puis à son père, et à ses proches, qu’au développement du langage »427. Ces castrations symboligènes constituent des épreuves difficiles à vivre, exerçant un caractère de contrainte, mais elles sont également promotionnantes, génératrices de parole ; elles font entrer le sujet dans la dimension symbolique (c’est le sens étymologique du terme « symboligène ») qui, à côté de la dimension réelle et de la dimension imaginaire, représente l’ordre du langage.

Le débat sous-jacent ici est celui de la contrainte imposée par un outil et de la liberté du sujet face à cet outil. Il nous semble, au vu des arguments précédents, qu’une dialectique entre la contrainte et la liberté serait à penser. C’est ainsi que la liberté du sujet au regard de son entrée dans le monde de la lettre ne peut se penser en dehors de la contrainte, celle-ci – et cela constitue une force de notre outil (à la fois en tant que dispositif global et en tant que mettant en jeu le langage) – apparaissant structurante, promotionnante.

Notes
425.

RABARDEL, P. Qu’est-ce qu’un instrument ? Appropriation, conceptualisation, mises en situation, Le mathématicien, le physicien et le psychologue, CNDP-DIE, mars 1995, p. 62.

426.

Ibid.

427.

DOLTO, F. L’image inconsciente du corps. Paris : Editions du Seuil, 1984, p. 78.