C – Un dispositif qui parie sur l’éducabilité du sujet : de l’éducabilité cognitive à l’éducabilité métacognitive.

Une des forces de notre dispositif consiste en le pari de l’éducabilité du sujet. Qu’entendons-nous par « éducabilité » ? Il s’agit d’un néologisme utilisé en pédagogie au XXème siècle. Rousseau, quant à lui, employait le terme de « perfectibilité » ; selon lui, la liberté et la perfectibilité caractérisent l’homme en propre : « il y a une autre qualité spécifique qui les [l’homme et l’animal] distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner »432. L’éducabilité constitue un postulat de base de l’éducation : « Il s’agit là d’une postulation fondatrice de la possibilité même d’éduquer, et cela simplement d’abord du point de vue logique. Sans cette postulation, l’entreprise serait totalement dérisoire, complètement vaine et, plus radicalement, impossible »433. Qu’en est-il de l’éducabilité des personnes en situation d’illettrisme qui souffrent, selon Bentolila434, d’un handicap linguistique global ? Nous pourrions trouver des éléments de réflexion chez Vygotsky : ce psychologue russe a œuvré auprès d’enfants déficients et handicapés, en tant que membre d’un institut de défectologie. Il place l’éducation de ces enfants au centre de ses travaux. « L.S. Vygotsky défend la thèse de la perfectibilité et de l’éducabilité de l’être humain, en refusant toute action éducative qui maintiendrait l’individu dans une situation adaptée à sa condition actuelle et l’empêcherait ainsi de se transformer, faute de fixer pour lui des exigences plus hautes »435. A propos de ce type d’action éducative, Vygotsky écrit : « Nous rappelons qu’une telle école postule dogmatiquement que l’enfant mentalement arriéré n’est pas en mesure de développer sa pensée abstraite et qu’il ne pense efficacement que sur le plan figuratif et concret. En ce qui nous concerne, devons-nous limiter notre éducation à ce qui est concret, suivre la ligne du moindre effort parce qu’un enfant mentalement arriéré obtient de faibles résultats dans le domaine de l’abstrait ? A mon avis, nous devrions plutôt orienter toute notre attention sur la façon de découvrir et de surmonter le handicap à l’endroit où il est le plus faible »436. Notre propos n’est pas de comparer les personnes en situation d’illettrisme à des enfants mentalement arriérés ; néanmoins, nous effectuons un parallèle avec ce public, d’une part parce que les personnes en situation d’illettrisme souffrent d’un handicap, d’autre part parce qu’elles ont des difficultés à accéder à une pensée abstraite, ainsi que nous l’avons vu dans notre cadrage théorique. Malgré ces difficultés, notre dispositif s’inscrit dans une « exigence du meilleur »437 même si le sujet peut résister. Nous reviendrons sur ce point plus loin.

En premier lieu, notre dispositif se fonde sur l’éducabilité cognitive du sujet. Nous visons, à travers lui, à favoriser le mouvement développemental menant de l’oral vers l’écrit chez les personnes en situation d’illettrisme : en ce sens, nous reprenons ici la première problématique issue de notre cadre théorique. Qu’entendons-nous ici par « développement » ? Le développement de l’homme peut être conçu comme une marche vers « l’heureux déploiement de toutes ses potentialités »438. Dans cette marche, le pédagogue joue un rôle actif, pose un acte éducatif. Cet acte prend sa source dans l’idée qu’il est possible au pédagogue d’éduquer le sujet et que le sujet est éducable. C’est en ce sens que l’on peut parler d’éducabilité. L’acte éducatif qui initie le développement repose sur l’idée d’un bienfait qu’en retire le sujet. Dans notre cas, en quoi le passage de l’oral à l’écrit s’inscrit-il dans une perspective de profit pour la personne en situation d’illettrisme ? Selon Durkheim que Meirieu cite, « l’essentiel, pour un éducateur, est de faire acquérir au sujet les compétences techniques qui seront les plus utiles à la société dans laquelle il se trouve »439. Nous voyons ici combien un savoir inculqué est porté par une conviction du pédagogue : « Pourrait-on enseigner un savoir sans avoir la certitude de son importance dans la formation des hommes ? Et le choix d’un savoir plutôt que d’un autre […] serait-il totalement neutre ? Ne renvoie-t-il pas toujours à une conception de ce qui constitue les qualités nécessaires pour la vie sociale, et, donc, à une certaine représentation de la socialité ? »440. Dans la société actuelle, les compétences techniques que sont la lecture et l’écriture semblent utiles voire nécessaires eu égard à l’élévation des exigences sociales en la matière (ainsi que nous avions pu le souligner dans le chapitre de la première partie présentant l’illettrisme). Ces compétences ne pourront devenir ressources du sujet que si elles rencontrent un projet personnel qui lui est propre. Celles-ci naissent au nouage des exigences sociales et de potentialités du sujet animé d’une dynamique orientée vers un sens, c’est-à-dire d’un projet d’appropriation dans une visée d’autonomisation. Le pédagogue doit se positionner en médiateur entre des attentes sociales fortes, des compétences techniques inscrites socialement, du côté d’une extériorité par rapport au sujet, et les ressources et projets, visées de sens de la personne en situation d’illettrisme, du côté d’une intériorité. C’est ainsi que l’acte éducatif du pédagogue sera générateur d’un développement chez le sujet, dans l’optique d’un mieux, à la fois sur un plan cognitif mais également sur un plan psycho-affectif.

En second lieu, notre dispositif se base sur l’éducabilité métacognitive du sujet, notamment à travers la technique de l’EdE tel que Vermersch441 l’a pensée. En effet, l’EdE constitue un accompagnement qui « s’appuie sur le postulat d’éducabilité métacognitive et donne toute sa place à la singularité et à la parole de l’apprenant »442. En quoi l’EdE est-il inscrit dans un postulat d’éducabilité ? Quelle est la posture de l’interviewer dans un EdE ? L’EdE n’apparaît ni comme une maïeutique, soit un art d’accoucher les esprits de vérités qu’ils portent en eux, ni comme un apport extérieur de savoir par l’interviewer. Il s’inscrit davantage dans une médiation par ce dernier entre l’interviewé et ses ressources propres et le savoir « en acte » que celui-ci s’efforce d’expliciter. En ce sens, « tous les techniciens de l’explicitation partagent ce pré-supposé : « l’interviewé sait implicitement quelque chose que je ne sais pas, l’explicitation de ce savoir « en acte » va me permettre de l’aider à évoluer » »443. Cette dynamique d’évolution, de développement inscrit l’EdE dans une perspective d’éducabilité. Selon Balas-Chanel, l’EdE est « métacognitif dans tous ses usages »444. Qu’entendons-nous par « métacognition » ? La métacognition recouvre des connaissances et des conduites métacognitives : « la métacognition est constituée des connaissances à propos de sa cognition (connaissances métacognitives) et de l’ensemble des processus par lesquels la personne gère sa cognition (planification, choix de stratégies, évaluation, … c’est-à-dire les conduites métacognitives) »445. L’EdE poursuit divers objectifs, pouvant servir le chercheur, le pédagogue et / ou l’apprenant. « Ce que vise l’EdE se définit en structure, c’est-à-dire qu’il s’agit d’aider à la mise à jour de la réalité cognitive et métacognitive subjective de l’interviewé, dans toute sa singularité »446. A travers nos EdE, nous cherchons à ce que l’apprenant opère des prises de conscience, donc fasse l’expérience de sa propre cognition en tant qu’objet de cognition, soit un objectif métacognitif (nous employons ici le terme d’« apprenant » dans la mesure où nos EdE ont une visée pédagogique, ce qui n’est pas le cas de l’EdE tel que pensé au départ par Vermersch447).

Partant du postulat d’éducabilité en général, cognitive et métacognitive en particulier, nous plaçons le sujet dans une « exigence du meilleur »448. Pour autant, cette exigence doit se conjuguer, selon Meirieu, avec l’« acceptation du pire »449. Autrement dit, le sujet peut se dérober à l’acte éducatif du pédagogue qui le pose au nom de ce qu’il croit être le mieux pour l’éduqué. Ainsi que nous l’avons analysé dans le chapitre précédent, les personnes en situation d’illettrisme interviewées se sont toutes montrées plus ou moins réticentes à entrer dans l’explicitation d’un vécu d’action, même si, par ailleurs, elles sont parvenues à opérer quelques prises de conscience. Il nous faut donc « consentir que l’espace d’une liberté se dessine sous nos yeux, prenne des formes que nous n’avions ni souhaitées, ni prévues, en souffrir même pour ce que nous croyons plus encore que pour la blessure narcissique que cela nous inflige »450. Malgré cette souffrance, le pédagogue doit continuer à parier sur l’éducabilité du sujet. Ainsi, « il faut surtout que l’acceptation du pire ne nous fasse pas renoncer à l’exigence du meilleur »451. Ce pari en l’éducabilité de la personne en situation d’illettrisme doit guider l’action pédagogique.

Ainsi donc, nous avons, au long de cette discussion, dégagé les principales limites et les principales forces de notre dispositif. En quoi celle-ci vient-elle répondre à notre question de recherche ? Rappelons-en la formulation : « S’il est établi que l’explicitation orale d’actions favorise le mouvement développemental menant de l’oral vers l’écrit chez des personnes en situation d’illettrisme, alors quels moyens mettre en œuvre pour engager un processus d’explicitation chez ce public ? ».

Trois grands moyens se font jour à l’issue de cette discussion :

Les moyens que nous avons pointés ci-avant se comprennent également par rapport à des points de vigilance : c’est ainsi, premièrement, qu’il s’agit de tenir compte de la distance, au départ irréductible, entre le pédagogue – lettré – et le sujet – illettré. Autrement dit, le rapport des deux protagonistes à l’objet langage n’est pas le même, ce qui peut compromettre leur dialogue ; en second lieu, il nous faut être vigilant à la question du sens, d’une part que nous attribuons à notre dispositif, d’autre part que le sujet attribue ou non à celui-ci ; par ailleurs nous ne devons pas perdre de vue qu’il nous faut prendre en compte le sujet dans une perspective holistique, tant dans son versant cognitif que dans son versant affectif. Enfin, nous devons avoir conscience de l’intrusion dans l’intimité psychique du sujet qu’engendre notre dispositif et prendre les mesures nécessaires afin d’en atténuer les effets.

Au final, nous pourrions repositionner notre problématique de la manière suivante, sous la forme de deux questions :

  1. Quelle pédagogie de l’explicitation penser qui dialectise contrainte et liberté, par rapport à laquelle le pédagogue se pose en médiateur, étaye l’apprenant et postule l’éducabilité de celui-ci ?
  2. Quelle pédagogie de l’explicitation penser qui soit vigilante par rapport à la distance entre le pédagogue et l’apprenant, la différence de sens attribué au dispositif, son aspect intrusif, une prise en compte trop parcellaire de l’apprenant ?

Nous allons nous attacher à ces deux questions dès à présent, dans la troisième partie de notre travail.

Notes
432.

ROUSSEAU, J.J. (1755), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Paris : Nathan, 1981, p. 54.

433.

MEIRIEU, P., Le choix d’éduquer : éthique et pédagogie. Paris : E.S.F., 1991, p. 25.

434.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996

435.

MURZEAU, S. La place de l’éducation intellectuelle dans l’œuvre de L.S. Vygotsky. In GATE, J.P., Dirs, De l’éducation intellectuelle : héritage et actualité d’un concept. Paris : L’Harmattan, 2000, p. 102

436.

VYGOTSKY, L.S., Défectologie et déficience mentale. Textes de base en psychologie. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1994, p. 148-149.

437.

MEIRIEU, P., Le choix d’éduquer : éthique et pédagogie. Paris : E.S.F., 1991, p. 84.

438.

REBOUL, O., Le langage de l’éducation : analyse du discours pédagogique. Paris : PUF, 1984

439.

MEIRIEU, P. (1987). Apprendre… oui, mais comment. Paris : E.S.F., 3ème éd., 1988, p. 32.

440.

MEIRIEU, P., Le choix d’éduquer : éthique et pédagogie. Paris : E.S.F., 1991, p. 82.

441.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF éditeur, 1994

442.

BALAS-CHANEL, A. L’entretien d’explicitation : accompagner l’apprenant vers la métacognition explicite. Eduquer, 2002, n°1, p. 100.

443.

Ibid.

444.

p. 95.

445.

p. 113.

446.

p. 112.

447.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF éditeur, 1994

448.

MEIRIEU, P., Le choix d’éduquer : éthique et pédagogie. Paris : E.S.F., 1991, p. 84.

449.

Ibid.

450.

Ibid.

451.

Ibid.