Chapitre 1 – Eléments anthropologiques pour une pédagogie de l’explicitation.

L’objectif de ce chapitre est de pointer des éléments anthropologiques qui peuvent entrer en jeu dans le phénomène de l’illettrisme. Cela nous permettra de dégager des caractéristiques de ce public et par conséquent de penser une pédagogie de l’explicitation adaptée.

Afin de bâtir ce que nous pourrions appeler une petite phénoménologie de l’illettrisme, nous nous sommes appuyée sur des témoignages de personnes en situation d’illettrisme recueillis par des formateurs à l’occasion d’une formation entreprise par ces personnes afin d’apprendre à lire et à écrire. Le témoignage de Martine a été recueilli suite à un entretien réalisé en marge du dispositif formatif : étant donné que Martine opérait souvent des digressions lors des entretiens d’explicitation, évoquant sa scolarité, nous avons estimé opportun de lui proposer un temps de parole pendant lequel elle a pu pleinement s’exprimer autour du vécu de sa scolarité. Les témoignages de Norbert et d’Yvonne résultent d’entretiens effectués dans le cadre d’un groupe de recherche dont nous faisons partie, le groupe CAPSILL453. Ces entretiens avaient pour objet de faire expliciter à ces deux personnes, en formation dans un atelier de formation de base (l’association E que nous avons présentée dans la deuxième partie), le vécu de leurs difficultés en lecture-écriture. Enfin, les témoignages des autres personnes émanent d’entretiens ou de textes écrits par ces personnes collectés dans un ouvrage de Vinérier454. Les textes réunis dans cet ouvrage « proviennent d’adultes qui ont entrepris une formation à l’Entr’Aide Ouvrière à Tours ; la plupart sont – au moment de leur formation – en centre d’hébergement et de réadaptation sociale (C.H.R.S.) ; quelques textes viennent de personnes accueillies dans d’autres lieux de formation »455. Ces textes « ont été sélectionnés parmi trois cents documents collectés entre 1980 et 1987 ». Certains extraits que nous présentons dans ce chapitre émanent de « textes dans lesquels les apprenants parlent de leur démarche de formation. Ces textes ont tous été écrits pour être publiés et/ou pour témoigner. Certains des apprenants ne savaient pas du tout écrire. Ils ont alors dicté ce qu’ils avaient envie de dire aux formateurs. Ils ont ensuite appris à lire leurs textes »456. D’autres extraits proviennent « d’entretiens enregistrés après plusieurs mois de formation ou de présence dans un C.H.R.S. Dans cette série les personnes transmettent oralement leurs souhaits d’apprentissage »457.

Jusqu’à présent, nous avons envisagé le phénomène de l’illettrisme sous un angle essentiellement cognitif, celui du déficit en matière de lecture-écriture que nous avons lié, par hypothèse, à un déficit dans le registre du langage oral. Or, l’illettrisme constitue un phénomène global qui se répercute sur la totalité de la personne et concerne non seulement ses dimensions cognitives, mais également ses dimensions affectives et sociales. Cette petite phénoménologie de l’illettrisme s’attachera à considérer la personne entière et à prendre en compte la pluralité de ses aspects.

Nous explorerons successivement, dans ce chapitre, la dimension de la situation d’illettrisme comme un rapport de dépendance, c’est-à-dire le fait que la non-maîtrise du lire-écrire rend dépendant à l’autre, la dimension de la situation d’illettrisme comme une blessure personnelle, ce qui renvoie à une image de soi dépréciée (cela correspond au volet psycho-affectif de la personne), la dimension de la situation d’illettrisme comme une exclusion sociale, ce qui se rapporte au regard dévalorisant que porte l’autre sur la personne en situation d’illettrisme, voire aux paroles discriminantes (cela renvoie à l’aspect social de la personne). Lorsqu’il est question du phénomène de l’illettrisme, il est fréquemment fait mention de l’école. Nous verrons que le vécu scolaire ainsi que le vécu de formation sont très souvent exprimés en termes manichéens. Enfin, la situation d’illettrisme interroge la parentalité, notamment à l’occasion de la scolarisation des enfants.

Notes
453.

« Comprendre et accompagner les personnes en situation d’illettrisme ». Ce groupe fait partie du GRILL (Groupe de recherche sur l’illettrisme) qui est inséré dans le LAREF (Laboratoire de recherche en éducation et formation), à l’université catholique de l’ouest, à Angers. L’intitulé « CAPSILL » articule des mots-clefs auxquels le groupe tient :
- Comprendre : le groupe mène une recherche compréhensive selon une approche plutôt clinique, voire phénoménologique ;
- Accompagner : le groupe a une préoccupation praxéologique forte autour de l’accompagnement en formation des publics concernés ; soulignons au passage l’inter-relation qui existe entre comprendre et accompagner ; le « et » signale que ces deux postures sont solidaires dans la recherche.
- Personnes : le groupe met l’accent sur le sujet dans sa singularité, sa globalité et sa complexité existentielle.
- Situation d’Illettrisme : cette expression (moins stigmatisante que le terme « illettré ») suggère l’idée d’une évolution possible et non d’un état déficitaire irréversible ainsi que celle d’une contextualisation de l’illettrisme dont les manifestations sont toujours singulières.

454.

VINERIER, A., Combattre l’illettrisme : permis de lire, permis de vivre… Guide pratique et méthodologique. Paris : L’Harmattan, 1994

455.

p. 31.

456.

p. 33.

457.

Ibid.