I – La situation d’illettrisme : un rapport de dépendance conséquent.

Les personnes en situation d’illettrisme qui témoignent, soit par écrit, soit par oral, montrent combien ne pas savoir lire ni écrire les place dans une posture où elles ont besoin d’être aidées par un tiers pour les démarches nécessitant les compétences de lecture et d’écriture. Souvent d’ailleurs, ce tiers est un proche, un membre de la famille.

Ainsi, Frédéric458 se projette dans un avenir (« quand je saurai bien lire ») pour lequel il n’aura « plus besoin de toujours demander » à ses frères et sœurs. A travers le terme « toujours », Frédéric insiste sur son rapport permanent de dépendance à l’autre. Frédéric, quant à lui (une autre personne459), met l’accent sur le fait que sa « mère ne sera pas toujours là ». C’est donc un proche qui pallie ses difficultés de lecture et d’écriture. Philippe460 évoque le rapport de dépendance à l’autre dans le cadre de son travail. Comme il ne sait ni lire, ni écrire, ni compter, c’est une collègue qui lui vient en aide : « quand il fallait mettre le nom de la ville pour l’expédition (Reims par exemple), je savais pas, c’est la fille qui m’aidait ». Il souligne le fait que bien souvent dans sa vie, on a fait ou on fait encore à sa place : « plus grand, je demandais à ma sœur pour mes feuilles de maladie ou autre chose, c’était elle qui le faisait ».

Clotilde461 de son côté souligne ses incapacités en matière de rédaction de lettres, et l’impérieuse nécessité de faire appel à autrui. Dans ses premiers propos, ces autres ne sont pas identifiés : « quand j’avais des lettres à faire ou n’importe, à écrire pour l’électricité, et ben j’l’aurais pas fait : si personne aurait été là pour m’aider, j’aurais pas fait des lettres, j’aurais laissé et ça s’accumule parce que j’étais pas capable de le faire ». Elle décline ensuite ce terme générique « personne » en 3 individus : sa mère, son frère, son mari, qui lui apportaient ou lui apportent encore une aide pour les démarches administratives ou les comptes. « Y a des jours que j’étais obligée d’aller voir ma mère ou de dire à mon frère de descendre le week-end pour venir m’expliquer des papiers parce que j’étais pas capable de remplir mes papiers ». « C’est lui [son mari] qui faisait tous les comptes, alors quand il est décédé, je savais pas comment il fallait s’y prendre ; c’est mon frère qui a tout arrangé les papiers pour que ce soit tout bien en règle et tout ».

Yvonne462, elle aussi, avait besoin d’un tiers pour ses démarches administratives. C’est ainsi qu’elle explique : « tous mes papiers que j’avais à remplir, j’allais chez ma fille à Noyant hein [silence] et c’est elle qui remplissait tous mes papiers, et avant sur Donges quand les enfants étaient petits, j’avais une femme où j’allais faire les ménages, j’emmenais tout mon courrier chez elle, c’est elle qui me le faisait et tout ». Quand ses enfants ne pouvaient pas encore l’aider pour remplir ses papiers, elle se rendait chez l’une de ses patronnes. Quand ses enfants ont été plus âgés, elle s’est fait aider par sa fille. Le rapport de dépendance à autrui s’exerce par rapport à des éléments de la vie quotidienne (effectuer des démarches administratives, faire les comptes, écrire des lettres, …) ou du travail (écrire le nom d’une ville pour l’expédition par exemple).

Evoquant sa situation d’illettrisme qui l’amène souvent à solliciter autrui pour remplir ses papiers, Norbert463 souligne qu’il « faut vouloir aussi demander, y’en a des fois ça intéresse pas ». Il faut donc accepter de faire cette démarche pour laquelle on expose ses difficultés, ses manques, sa dépendance par rapport à l’autre qui est expert. Il faut accepter de révéler un pan de sa vie.

Au regard de ce sentiment de dépendance constante à l’autre, que ressent la personne en situation d’illettrisme quand elle commence à savoir écrire ? Armelle464 témoigne en disant : « peut-être que je suis plus libre qu’avant ? Je sens que ça m’a servi ». Aussi, savoir écrire libère de la tutelle, du joug de l’autre toujours derrière soi (comme le souligne Philippe465 : « faut toujours quelqu’un derrière moi »). Savoir lire, savoir écrire ôte d’importants obstacles à l’autonomie : on peut ainsi gérer soi-même ses affaires de la vie quotidienne, sans faire appel à l’autre. Frédéric466, qui se projette dans un avenir où il sait lire, indique : « quand je recevrai une note de service ou un papier, je pourrai les lire tout seul ». Savoir lire permet de préserver son intimité, de ne pas donner à s’exposer au regard de l’autre. Ainsi, Frédéric continue : « quand il faudra voter pour les syndicats, je saurai lire les listes et les copains ne sauront pas pour qui je vote ». Savoir lire permet ici d’exercer pleinement son droit de vote, de sauvegarder son identité de citoyen.

Le savoir lire-écrire contribue à rendre autonome. Philippe467 dit ainsi : « je veux savoir, je veux me débrouiller tout seul ». Yvonne emploie les mêmes termes lorsqu’elle aborde le thème de son avenir, de ses projets. Elle explique ses projets en ces termes : « réussir à me débrouiller toute seule, je voudrais bien, mais j’ai quand même rempli des papiers pour ma retraite et pis j’ai bien réussi ». Elle a conscience de l’autonomie que contribuerait à procurer le savoir lire-écrire. Elle indique avoir atteint aujourd’hui une part d’autonomie en montrant qu’elle a réussi à remplir ses papiers de retraite. Ainsi la personne en situation d’illettrisme investit l’apprentissage du lire-écrire dans l’optique espérée d’une autonomie à conquérir.

La dépendance à l’égard d’autrui par rapport au lire-écrire n’est pas sans entacher l’estime que la personne en situation d’illettrisme peut avoir d’elle-même. On sent ainsi apparaître une blessure personnelle à travers le propos suivant : « faut toujours quelqu’un derrière moi… ça je veux plus ». Ce rapport constant de dépendance à l’autre fait souffrir. Ce sentiment larvé apparaît parfois plus clairement dans les propos. Ainsi Philippe parle-t-il de « honte » quand il évoque le fait qu’il ne peut se débrouiller seul dans son travail dans la mesure où il ne sait ni lire, ni écrire, ni compter : « quand je vois J.M. travailler, moi aussi je sais faire ça, je sais coller du papier, mais il faut me le découper, il faut quelqu’un pour le faire, la honte ! ». C’est de gêne dont parle Clotilde : « je demandais le plus souvent à mon frère, pour moi c’était gênant parce que je me disais « qu’est-ce qu’ils doivent penser ? »… ». La dépendance à l’autre expose à son regard, implicitement dévalorisant.

Nous allons à présent creuser cette dimension de l’illettrisme comme une blessure personnelle.

Notes
458.

Apprenant cité par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

459.

Idem

460.

Idem

461.

Idem

462.

L’apprenante que nous avons rencontrée.

463.

L’apprenant que nous avons rencontré.

464.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

465.

Apprenant cité par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

466.

Idem

467.

Idem