II – La situation d’illettrisme : une blessure personnelle.

Les personnes en situation d’illettrisme qui témoignent vivent leur situation comme une blessure personnelle : celle-ci les atteint dans leur personne, leur être même.

En premier lieu, les personnes en situation d’illettrisme se dévalorisent, se dévaluent, jettent un regard déprécié sur elles-mêmes. Dans son échange avec la formatrice, Clotilde468 s’exprime beaucoup en termes de capacités et d’incapacités. Elle juge sa valeur au regard de ce qu’elle est capable ou incapable de faire. C’est ainsi qu’elle dit : « je suis même pas capable de faire une lettre, je suis même pas capable de compter, je suis même pas capable de lire ». Cette absence de compétences qu’elle pointe semble toucher à sa personne, son être, semble constituer son essence même. L’image qu’elle a d’elle-même est dévaluée, ce qui est accentué par les termes « même pas ». Elle se définit sous l’angle de ses manques. Afin de mieux comprendre le vécu de sa situation d’illettrisme, « il faut apporter la précision suivante : cette femme a fait placer volontairement son premier enfant après le décès de son mari. Au moment où elle parle, elle se trouve à plusieurs centaines de kilomètres de cet enfant. Elle souhaite le voir mais n’a pas les moyens financiers pour se déplacer. En arrivant au centre d’hébergement, elle découvre qu’une procédure d’adoption est en cours parce qu’elle n’a pas communiqué avec celui-ci depuis plus d’un an… Or elle ne sait pas écrire. C’est pourquoi le besoin de savoir le faire devient vital. (Cette procédure n’existe plus au moment où ces lignes sont écrites). Le contact renoué par et avec l’écriture a permis à cette femme de pouvoir vivre à nouveau avec son enfant »469. On comprend ici combien écrire permet de lier (à noter que « lier » est l’anagramme de « lire »…).

Plusieurs de ces personnes en situation d’illettrisme se déprécient par rapport à leurs performances scolaires. Ainsi, Armelle470 explique : « mais où je crois j’ai fait le plus de progrès, c’est dans la dictée, l’écriture et tout ça, parce que moi au début j’étais ce qui s’appelle « nulle » ». Cette tendance à ramener ses capacités à un point extrême se retrouve chez Norbert471. Quand nous le questionnons sur ses souvenirs d’école, voici ce qu’il répond : « bah j’étais nul, j’étais nul ». Le premier souvenir qui réapparaît n’a pas trait aux autres, aux relations avec les camarades ou les enseignants, à ce qui était enseigné, au contexte, mais bien plutôt à soi dans une vision très dépréciée de ses capacités. Son histoire scolaire est faite de nombreuses ruptures : « sur 10 ans d’école, j’ai quand même loupé 5 ans […] avec tous les accidents que j’ai eus de ma jambe là ». Les souvenirs d’une école en pointillés qui lui reviennent s’expriment sous la forme d’une très forte dévalorisation de lui-même. Ces souvenirs scolaires douloureux (en témoignent dans son discours les nombreuses répétitions ainsi qu’un silence inhabituel jusqu’ici) viennent témoigner d’une image de soi extrêmement négative. Armelle472, quant à elle, parle de son rapport à l’écriture de lettres comme quelque chose de « vraiment lamentable » : « de toute façon, j’arrivais pas à dire les choses et je faisais pas mal de fautes, c’était vraiment lamentable ». En pointant ses manques, ses difficultés, ses incapacités, elle porte un jugement dévalué sur elle-même, comme si ses incapacités en matière d’écriture définissaient la valeur de sa personne. En même temps, sa situation dans laquelle l’écriture est une condition nécessaire du maintien du lien parental avec son enfant vient expliquer sa piètre estime d’elle-même : elle se sent peut-être une mauvaise mère qui abandonne son enfant sans lui donner de nouvelles. L’écriture de lettres, dans le même temps qu’elle lie Armelle et son enfant, la restaure dans sa capacité à être une personne dont la valeur est positive.

En second lieu, à travers cette dévalorisation d’elles-mêmes, les personnes en situation d’illettrisme montrent qu’elles se sentent atteintes dans leur être, dans leur personne. Ne pas savoir lire ni écrire les affecte dans ce qui vient constituer leur essence même. En ce sens, on peut parler de la situation d’illettrisme comme d’une véritable blessure narcissique, entachant l’image de soi. Clotilde473, pour qui savoir écrire une lettre est gage de sa valeur maternelle, explique : « avant, je me sentais pas quelqu’un parce que j’étais pas capable de faire une lettre. Pour moi j’étais capable de rien faire. Pour moi j’étais indigne sur tous les points que maintenant je me sens beaucoup plus facilitée que avant que je savais pas ». Ces paroles montrent combien Clotilde se sent atteinte dans sa personne même du fait de ne pas être capable de rédiger une lettre. Elle étend son incapacité à savoir écrire une lettre à une incapacité globale : « pour moi j’étais capable de rien faire ». Pour elle, sa dignité de mère se mesure à l’aune de sa capacité à savoir écrire une lettre, ce qu’explique la situation qu’elle vit. Ghislain474, quant à lui, parle de sa situation d’illettrisme comme d’un « complexe » : « pour moi avant c’était un complexe ». « Avant quand on faisait une lettre, on me disait : « Tu mets ça »… je rougissais… c’était un complexe pour moi, quand je voyais arriver une feuille que je savais pas lire… ça me gênait énormément ». Ghislain décrit ici le mal-être qui l’envahit lorsqu’il est placé dans un contexte qui met en exergue sa situation d’illettrisme.

En troisième lieu, on remarque, à travers leur discours, que les personnes en situation d’illettrisme s’inscrivent du côté de la perte (perte des capacités scolaires par exemple), du manque. Marie-Paule475 explique ainsi : « y’a certains trucs que j’ai appris à l’école que j’ai oubliés ». Ce qui est évoqué ici, c’est le désapprentissage de compétences acquises à l’école. Elle souligne plus loin : « on arrive à perdre ». Faute de pratique, la personne en arrive jusqu’à perdre ses capacités installées à l’école en termes de lecture-écriture : « y a tout un tas de trucs qu’on apprend à l’école : ce qu’on a besoin, on s’en sert ; ce qu’on n’a pas besoin, on s’en sert pas et c’est quand on arrive devant qu’on sait plus »476. Marie-Paule expose une vision utilitariste des connaissances apprises à l’école : « ce qu’on a besoin, on s’en sert » et inversement. Un peu plus loin, elle parle de sa situation d’illettrisme comme de « points faibles » : « si on revoit nos points faibles, c’est bien ». L’illettrisme apparaît comme une faiblesse, voire un manque. Norbert477 souligne, de son côté, ses manques, ses incapacités à l’âge de 16 ans en matière de lecture et d’écriture. Il a connu deux écoles dans sa scolarité, celle de R dont il garde un très mauvais souvenir et un IMPRO478 à B dont il garde un très bon souvenir dans la mesure où elle lui a appris un métier et lui a permis d’obtenir un diplôme, le CAP. A l’âge où il a changé d’école, il indique : « parce que moi à l’âge de 16 ans, 14, 15 ans, je savais pas écrire N B [son prénom et son nom], mon nom, mon prénom je savais pas l’écrire, l’alphabet je la connaissais pas, il a fallu que je me remette dans tout ça à B hein ». A l’âge de 16 ans, Norbert explique qu’il ne savait rien dans le domaine du lire-écrire. Il ne s’agit pas ici d’une perte de capacités acquises à l’école (comme c’était le cas précédemment pour Marie-Paule), mais bien plutôt d’une non acquisition imputable à ses absences répétées au fil de sa scolarité.

Dans leur discours, les personnes en situation d’illettrisme, ainsi que nous avons eu l’occasion de le voir, pointent de nombreuses incapacités en matière de lecture-écriture. Parallèlement, elles décrivent les effets bénéfiques de la formation ou des formations qu’elles ont pu entreprendre en termes de capacités développées remplaçant leurs incapacités. C’est ainsi que leurs prises de parole sont rythmées par le couple « capacité / incapacité ». Clotilde479 par exemple explique : « y a des choses que je fais maintenant que j’aurais pas fait avant… comme les opérations et tout, ben… les thèmes ? Y a des choses que j’aurais pas fait avant, y a beaucoup de choses que j’aurais pas été capable d’écrire une lettre, un texte ; je me sentais pas capable de faire une lettre ou quelque chose en prenant mes expressions ». Elle poursuit un peu plus loin : « y a des papiers qu’on a rempli que je savais pas remplir : pour envoyer une lettre recommandée, pour faire un mandat ; j’aurais pas été capable de faire un mandat à la poste avant… que maintenant je me sens capable de faire un mandat ». Ces propos montrent combien il apparaît difficile d’avoir confiance en soi, de se sentir capable, de se reconnaître des potentialités. La formation redonne cette reconnaissance. Armelle480, quant à elle, se disait nulle avant la formation : « ben oui, parce qu’avant j’apprenais tout, mais rien restait dans la tête, j’arrivais pas à retenir… Une lettre, j’étais pas capable de la faire correctement. De toute façon, j’arrivais pas à dire les choses et je faisais pas mal de fautes, c’était vraiment lamentable ». Elle pointe les mêmes incapacités que Clotilde481 auparavant : savoir rédiger une lettre.

Jusqu’ici, nous avons vu les difficultés présentées par les personnes en situation d’illettrisme en matière de lecture et d’écriture. Nous avons souligné, dans le point précédent, des capacités qu’exposaient ces personnes au regard d’incapacités avant une formation. Dans ce dernier point, nous souhaitons insister sur le fait que nous avons remarqué que bien souvent, en réaction à la présentation de leurs difficultés en lecture-écriture, les personnes en situation d’illettrisme pointent des capacités, se revalorisent. Nous avons noté cette attitude, à de nombreuses reprises, chez Norbert482. Ainsi, nous soulignons à un moment de l’entretien que « ce qui est un peu au centre de votre vie là, c’est la séparation d’avec la mère de vos enfants et en même temps, vos enfants ». Dans sa réponse, Norbert semble se mettre en avant : « il [son fils] le sait aussi ça, et ben que je serai toujours pour quoi que ce soit pour lui, c’est le rôle du papa ». Cette posture peut s’expliquer par le fait, d’une part, qu’il veuille se démarquer de son ex-femme (il a obtenu la garde de ses enfants, son ex-femme gardant les enfants pendant les vacances), d’autre part, qu’il souhaite se revaloriser suite à la présentation de ses difficultés en lecture-écriture. Il nous dit ainsi que malgré ses difficultés dans le domaine du lire-écrire, il est capable d’être par ailleurs un bon père. Un peu plus loin, Norbert prend l’interviewer à témoin par rapport à une capacité (la volonté) qui permet de se sortir de difficultés importantes : son alcoolisme, la situation d’illettrisme : « ah bah j’en ai ouais de la volonté hein ». Il établit un parallèle entre son combat contre l’alcool et sa volonté de se sortir de sa situation d’illettrisme. Il indique combien, à force de volonté, il a pu vaincre la situation d’alcoolisme dans laquelle il se trouvait. Parallèlement, il pense pouvoir surmonter sa situation d’illettrisme en usant de volonté. Quand il aborde de manière directe ses difficultés en lecture-écriture, il pointe ses succès, se revalorise, plutôt que de présenter ses incapacités, ses manques, ses difficultés : « la lecture, y’a pas de problème, la lecture c’est bien, l’orthographe c’est, c’est bien mais y’a encore un peu, c’est pas 100%, mais je dirais c’est 50%, y’a eu 50% de réussite, et la lecture y’a eu 100 presque 100% ». Cela peut-il être mis en lien avec le discours des formateurs, qui accentue les succès, les réussites, à l’atelier de formation de base où se rend Norbert ? Ou faut-il y voir une volonté d’affirmer que, quoi qu’il en soit de ses difficultés en lecture et écriture, la réussite est possible ? Suite à la présentation de ses difficultés en lecture-écriture montrées sous l’angle des capacités, Norbert revient au thème qui le préoccupe le plus : ses enfants. Il explique : « moi mes enfants passent avant tout […] c’est eux qui passent en priorité […] c’est comme une mère avec ses enfants, la mère elle va penser plus à ses enfants qu’à elle ». Là encore, dans la position du père qui se compare au rôle d’une mère, il a la volonté de se valoriser, de donner de lui l’image d’un père qui se sacrifie pour ses enfants. Cette revalorisation apparaît en compensation des difficultés en lecture-écriture exposées auparavant.

On observe cette même attitude chez Yvonne483 également. L’entretien avec elle avait pour objet ses difficultés en matière de lecture et d’écriture. D’ailleurs il commençait par la question suivante : « Alors Y est-ce que vous pourriez témoigner euh autour de vos difficultés de lecture et d’écriture ? ». A de nombreuses reprises durant l’entretien, Yvonne s’est valorisée comme en réaction contre l’exposé de ses difficultés. Cette présentation peut avoir eu lieu bien auparavant, comme dans l’extrait suivant où Yvonne parle de ses divers employeurs et du fait qu’elle était « bien vue partout » malgré ses difficultés par ailleurs. Elle explique : « partout où j’ai passé, ça été ça, même à la ferme au, quand j’ai eu 14 ans, donc je suis arrivée pour une troisième naissance et ben le patron fallait qui quittait ses bottes pour rentrer à la maison hein parce que c’était trop propre, il avait jamais vu ça [rires] mais partout on me le disait ». Apparaît ici une volonté de revaloriser son image auprès des personnes qui l’ont employée, auprès de nous également qui sommes sa formatrice et qui connaissions donc particulièrement bien ses difficultés dans le domaine du lire-écrire. Mais la présentation des difficultés peut avoir eu lieu juste auparavant. Yvonne aborde ainsi le fait que ses difficultés l’ont entravée dans l’exercice de ses divers emplois. Elle indique : « alors euh j’ai, j’ai beaucoup, ça m’a beaucoup empêchée de travailler parce que la lecture c’était tout, écrire les mots et tout, bah j’étais pas capable, mais ça m’a pas empêchée de gagner ma vie à droite à gauche, sans me déclarer j’ai passé toute ma vie comme ça ». Yvonne indique ainsi qu’elle a pu s’en sortir sans lecture ni écriture pour vivre. Elle semble en quête de reconnaissance, elle se revalorise immédiatement après la présentation d’une incapacité en matière de lecture et d’écriture. Elle veut montrer une image d’elle-même positive là où le témoignage sur ses incapacités est de nature à la dévaloriser.

Notes
468.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

469.

VINERIER, A., Combattre l’illettrisme : permis de lire, permis de vivre… Guide pratique et méthodologique. Paris : L’Harmattan, 1994, p. 66.

470.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

471.

Apprenant que nous avons rencontré.

472.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

473.

Idem

474.

Apprenant cité par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

475.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

476.

Ces témoignages viennent d’ailleurs corroborer l’une des explications de l’illettrisme souvent invoquée dans la littérature : soit une perte des capacités de lecture et d’écriture, faute de pratique en ce domaine, ce qui est désigné par le terme « d’illettrisme de retour ».

477.

Apprenant que nous avons rencontré.

478.

Institut médico-professionnel

479.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

480.

Idem

481.

Idem

482.

Apprenant que nous avons rencontré.

483.

Apprenante que nous avons rencontrée.