III – La situation d’illettrisme : une exclusion sociale.

La situation d’illettrisme amène la personne à porter sur elle un regard déprécié. Mais l’autre, les autres, jouent un rôle important dans la construction de cette image de soi. C’est ainsi que la personne en situation d’illettrisme se voit comme écartée du corps social du fait du non partage avec ses membres d’un code commun, celui donné par les lettres. Beaucoup évoquent un sentiment de gêne, de honte, ce qui nous renvoie au sentiment de blessure personnelle qu’abordent ces sujets. En premier lieu, cette exclusion est perçue – ou tout du moins anticipée – dans le regard de l’autre. La personne en situation d’illettrisme tout à la fois se défie du regard d’autrui et, en même temps, en a besoin, en ce qu’il la revalorise, lui apporte une reconnaissance, ce qui s’inscrit en rupture par rapport à l’image de soi ternie par les difficultés en lecture-écriture. L’exclusion apparaît parfois plus nettement à travers la discrimination par autrui qui passe par des paroles sanctionnantes, le rejet affiché. Enfin, le vécu d’exclusion peut se lire en creux dans la volonté exprimée par la personne en situation d’illettrisme de parvenir à la maîtrise du lire-écrire afin de s’afficher comme les autres.

En premier lieu, la personne en situation d’illettrisme a peur du regard de l’autre, anticipé comme dévalorisant, qu’il soit lettré (le plus souvent) ou illettré comme elle. En somme, l’image de soi est mise à mal par le regard supposé de l’autre.

Clotilde484, à propos de qui nous avons évoqué la situation d’illettrisme vécue comme une dépendance par rapport à l’autre, souligne cette réalité douloureuse que constitue le regard dévalorisant de l’autre. C’est ainsi qu’elle explique : « Pour moi, c’était une honte de la famille que je sache pas compter ; pour m’occuper de mes papiers que j’aie besoin de mon frère, de ma mère ». Ce propos résume tout à la fois la blessure personnelle que vit Clotilde à travers le terme de « honte » et en même temps l’enracinement de ce sentiment de honte dans le regard familial sur sa situation. Clotilde évoque ensuite la peur du regard blessant de sa famille sur elle : « Je demandais le plus souvent à mon frère, pour moi c’était gênant parce que je me disais « qu’est-ce qu’ils doivent penser ? »… ils doivent pas me le dire mais ils doivent penser que je suis vraiment bête, que je suis incapable de faire rien ». Clotilde semble redouter le regard de ses proches par rapport à ses difficultés, regard projeté comme dévalorisant, la sanctionnant par rapport à ses compétences intellectuelles et ses capacités d’action. Ce regard porte un jugement sur ce qui la constitue dans sa personne. Elle aborde, un peu avant, la dimension de la formation qui se réalise en groupe. Son sentiment de honte réapparaît parmi ses pairs en situation d’illettrisme comme elle. Ce travail en groupe lui est difficile car l’image de soi est mise à mal face aux personnes qui connaissent la bonne réponse, là où soi-même on ne la connaît pas. Elle explique ainsi : « Disons que le groupe ensemble, on est tous ensemble on s’explique et tout, c’est pas pareil parce qu’on répond pas du tout, enfin pour moi personnellement et ben on a honte parce que on sait que… et on sait pas le département, on sait pas ceci, on sait pas plusieurs choses et qu’il y en a d’autres qui répondent, nous on peut pas répondre… ». Clotilde évoque le rapport au savoir dans un groupe d’apprenants en situation d’illettrisme et le sentiment de honte qui y est lié : d’un côté, il est difficile d’être dans un groupe où certains savent ce que soi-même on ne sait pas, d’un autre côté, il est également difficile de se dire qu’on sait des choses que les autres ne savent pas. Trop savoir ou ne pas savoir expose au regard et au jugement, que l’on vit comme négatif, d’autrui sur soi, d’où ce sentiment de honte, ce vécu de quelque chose de « pas évident ». « Même que je connais bien les autres et tout, bon j’ai honte. Mais pour moi c’est pas évident que moi je sais des trucs et puis ils savent pas, c’est pas… ».

Ghislain485, tout comme Clotilde précédemment, fait allusion à la formation qu’il vit, dont il dit qu’elle se déroule en groupe. A la question de la formatrice : « est-ce que le fait d’être en groupe vous a aidé ? », Ghislain répond : « ça m’aidait parce que , quand on était ensemble, y en a jamais eu un qui s’est moqué de l’autre ». Contrairement à Clotilde, le regard de l’autre n’est pas vécu comme dévalorisant, mais plutôt comme neutre. Ghislain insiste sur l’égalité qui existe entre apprenants en situation d’illettrisme et non sur des rapports au savoir différenciés : « oui parce que je me disais « au moins y a pas que moi »… ». Les autres, dans leur ressemblance avec soi, viennent conforter sa propre identité.

Armelle486, quant à elle, pointe la peur du regard dévalorisant de l’autre sur des productions qui exposent, des lettres. Elle explique ainsi : « De toute façon, j’arrivais pas à dire les choses et je faisais pas mal de fautes, c’était vraiment lamentable. Quelqu’un qui pourrait le relire pourrait se foutre de moi… Ça dépend quelle personne mais… ». Les productions écrites viennent témoigner des capacités de la personne en matière d’écriture. Armelle évoque le poids des fautes dont la présence livre au jugement d’autrui.

Cette crainte du jugement négatif sur soi se retrouve dans le témoignage de Marie-Paule487. Elle parle en effet de personnes « qui savent pas lire, pas écrire » qui sont venues la voir afin qu’elle leur écrive une lettre. Après quelques instants de discussion, elle sent « une gêne en eux » qui finalement avouent ne savoir ni lire ni écrire. Marie-Paule leur parle alors des cours du soir. Elle poursuit : « Et je les ai sentis gênés en disant : « - Oui, à mon âge… on va se foutre de moi ». Le jugement dévalorisant sur la personne en situation d’illettrisme est lié pour elle à ce qu’elle ressent comme un écart à la norme sociale : elle se vit comme trop âgée pour apprendre ou réapprendre à lire, écrire, elle a passé l’âge « normal » d’acquisition de la lecture-écriture.

Il arrive, dans le vécu de la situation d’illettrisme, que le regard dévalorisant d’autrui sur soi n’en reste pas au niveau d’une peur ou d’une crainte, c’est-à-dire d’une anticipation, mais devienne réalité. Dans ses souvenirs d’école, Martine488 parle de ses différentes classes : « c’était pas facile mais j’ai quand même redoublé mon CP et mon CE1 », des enseignants : « en CP, la, le professeur que j’avais, c’était une femme […] elle était très difficile à comprendre, elle aidait pas beaucoup », de son parcours scolaire : « après l’école d’A, bon, j’étais en perfectionnement à C », de ses camarades : « avec les copains et copines, c’était pas ça quoi, j’avais un surnom là-bas à C, j’aimais pas ce surnom-là ». Ce surnom était-il lié à ses difficultés en lecture-écriture visibles dès cette époque ? Toujours est-il que ces relations de moqueries avec ses camarades, vécues comme dévaluantes, étaient difficiles à supporter. L’image de soi renvoyée par l’autre s’avère dépréciée.

Quant au témoignage d’Yvonne489, il montre que l’écriture expose particulièrement au jugement d’autrui. Elle indique ainsi qu’auparavant, elle écrivait sa liste de courses sous forme de bâtons ; son mari ne lui disait alors rien. Mais maintenant qu’elle l’écrit avec des lettres, son mari corrige ses erreurs d’orthographe. Elle explique, suite à notre question : « qu’est-ce qu’il vous dit à ce moment-là votre passé ? », « bah y me dit « tu marches avec des bâtons et maintenant t’écris » et quand y’a des fautes, surtout quand y’a des fautes que je corrige, j’ai pas bien écrit le mot et pis que mon mari voit ça, il dit : « dis donc y’a une faute hein, tu chercheras dans ton dictionnaire comment ça s’écrit », alors ça c’est vexant […] oui, très vexant, qu’avant quand je faisais des bâtons il me disait rien ». Ecrire expose donc, notamment par rapport à la justesse de l’orthographe ; cela exacerbe également le rapport au savoir, son mari se posant en maître, en expert. Il renvoie à Yvonne un regard dévalorisant, notamment à travers le terme : « faute ». Les autres peuvent renvoyer un jugement dévalorisant à la personne en situation d’illettrisme, se centrant sur ses difficultés. C’est ainsi qu’Yvonne témoigne, lorsqu’elle a passé son permis de conduite : « alors bah moi c’est pareil euh j’avais des gens qu’étaient très méchants à côté de moi pis qui savaient que je savais pas lire alors on avait été dire que l’illettrisse elle n’aurait pas eu son permis ». La personne en situation d’illettrisme est ici directement nommée par ses difficultés : « l’illettrisse » ; elle apparaît donc comme stigmatisée de par cette étiquette dévalorisante. En somme, les lettrés renvoient à Yvonne une image dévalorisante par rapport à sa situation, une image d’échec. La situation d’illettrisme est difficile à vivre, comme l’explique Yvonne, du fait des moqueries d’autrui : « c’est très difficile, parce que des fois, on se fout de toi, comme là cette fille avec mon permis de conduire ».

Le regard de l’autre est donc redouté, perçu comme menaçant. D’un autre côté, il est recherché par la personne en situation d’illettrisme, il devient nécessaire, dans sa fonction de revalorisation qui apporte une reconnaissance dans des tâches où elle n’est plus en difficulté. C’est par rapport à une tâche d’écriture que la personne en situation d’illettrisme expose le plus ses difficultés et s’expose au jugement d’autrui. C’est ainsi que nous avions mentionné la situation de Clotilde pour qui savoir écrire est vital dans le maintien du lien avec son enfant.

Nous pouvons évoquer également Armelle490 qui pointe toute l’importance du regard de l’autre qui revalorise. « Quand on a commencé, qu’on m’a dit que je faisais des progrès, je sais que j’écrivais, j’ai fait que deux textes libres, que deux ou trois et c’est A. qui m’a dit que ça allait bien, que c’était logique ce que j’écrivais, parce qu’elle n’a pas changé mon texte, elle a seulement corrigé les fautes que j’avais fait… ». En soi-même, peut-on trouver les ressources nécessaires pour parvenir à une image de soi suffisamment positive ? Par ailleurs, A., la formatrice, n’a pas remanié le contenu des textes d’Armelle mais plutôt le contenant (« elle a seulement corrigé les fautes ») ; Armelle, se sentant respectée dans ses idées, peut se sentir par conséquent respectée dans sa personne, ce qui contribuerait à la restauration d’une image de soi positive.

Ce regard d’autrui qui revalorise est recherché également par Norbert491, apparaît comme nécessaire dans la lutte qu’il mène contre ses difficultés. Il fait un parallèle entre son combat contre l’alcool, « parce que j’étais alcoolique, vla 5 ans de ça », et la lutte contre sa situation d’illettrisme, pointant dans les deux cas l’importance décisive de la volonté. Il dit avoir arrêté l’alcool du jour au lendemain, par le biais d’une promesse : « je lui ai dit « oui je te le promets, je vous promets à tous les deux qu’à partir de demain matin, je ne touche plus une goutte d’alcool » et j’ai tenu ma promesse […] et ma fille elle en est fière ». Norbert a besoin de cette image positive de lui-même que lui renvoie sa fille pour avancer dans son combat contre l’alcool, tout comme il aurait besoin d’être soutenu dans sa lutte contre ses difficultés en lecture-écriture.

Martine492, de son côté, souligne le fait qu’elle a eu deux modèles de professeurs positifs qui lui renvoyaient une bonne image d’elle-même : « quand j’étais en 4 ème 3 ème , j’avais des professeurs, bah deux professeurs qui z’étaient vraiment gentils qui s’appelaient Monsieur et Madame Richou, Mr Richou c’était un prof de maths et Mme Richou la prof de français, elle était vraiment gentille parce que elle me comprenait, et elle me faisait comprendre bien des choses que moi j’aurais pas pu comprendre auparavant ». Son professeur de français la comprenait, c’est-à-dire qu’elle lui renvoyait l’image qu’elle n’était pas si anormale compte-tenu de ses difficultés en lecture-écriture qui devaient être au-devant de la scène dans cette matière qu’est le français. Un peu plus loin, Martine évoque sa seule amie depuis l’école avec qui elle est toujours en contact aujourd’hui. Elle explique : « elle est contente de moi parce que j’ai trois beaux garçons et pis j’ai fait ma vie ». Cette amie lui renvoie ainsi une image positive d’elle-même qui vient la conforter au regard de ses difficultés en lecture-écriture par ailleurs.

En troisième lieu, l’exclusion sociale que vit la personne en situation d’illettrisme peut s’exprimer non plus symboliquement mais directement à travers la discrimination, le rejet d’autrui. Ghislain493 par exemple évoque l’attitude discriminante de connaissances : « des copains qui disaient : « Oh ! Celui-là, il sait pas lire, on sort pas avec » ». Ce rejet, du fait même de sa situation d’illettrisme, est abordé frontalement. Pascal494 aborde également cette question du rejet. Par contre, à la situation d’illettrisme, se rajoute un vécu carcéral, facteur à même d’expliquer cette exclusion au même titre que les difficultés en lecture-écriture. Il témoigne ainsi : « J’ai vécu dans la pauvreté et rejeté par mes parents. […] mes frères disaient à ma mère : « Pourquoi as-tu repris ce taulard, c’est un bon à rien ». […] elle aussi prenait parti contre moi. Dans la rue, les gens me laissent de côté parce que je ne fais rien pour arranger les choses… ». Ce regard de ses frères, de sa mère, des gens dans la rue est dévalorisant, excluant, source de rejet.

Face à cette discrimination, ce rejet, la personne en situation d’illettrisme espère une intégration dans la société des lettrés, une reconnaissance des experts en matière de lire-écrire, à travers l’apprentissage de la lecture-écriture. Ainsi, une formatrice demande à Ghislain : « pourquoi avez-vous voulu apprendre ? ». Il répond : « d’abord pour devenir comme tout le monde ». Ghislain affiche ainsi un souci de normalisation, une volonté d’être intégré dans le monde des lettrés. Au fond, la lettre constitue, pour la personne en situation d’illettrisme, ce qui va l’inclure dans la société.

Ainsi donc, l’exclusion sociale que vit la personne en situation d’illettrisme peut se manifester à travers le regard, le jugement dévalorisants d’autrui, à travers la discrimination ou le rejet directs. A l’inverse, le regard d’autrui revalorisant est perçu comme un besoin par cette même personne qui recherche, par le biais de l’apprentissage du lire-écrire, une intégration sociale.

Notes
484.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

485.

Apprenant cité par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

486.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

487.

Idem

488.

Apprenante que nous avons rencontrée.

489.

Idem

490.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

491.

Apprenant que nous avons rencontré.

492.

Apprenante que nous avons rencontrée.

493.

Apprenant cité par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

494.

Idem