IV – Un vécu scolaire, un vécu de formation exprimés en termes manichéens.

Un aspect essentiel du vécu de la situation d’illettrisme a trait au rapport de la personne à la scolarité passée qu’elle met en lien, soit en termes de rupture, insistant sur le vécu difficile de la scolarité en contraste avec un vécu plus heureux de la formation, soit en termes de continuité, avec la formation actuelle qui l’amène à rencontrer l’interviewer à l’origine des entretiens. Le plus souvent, le vécu scolaire marqué par les difficultés prégnantes en lecture-écriture s’est avéré douloureux, la formation étant perçue comme salvatrice, établissant une partition entre deux temps, celui où l’on était incapable (par exemple de rédiger une lettre, un chèque, …) et celui où l’on devient capable. Fréquemment, le vécu scolaire et le vécu de formation sont exprimés sans nuances, en termes manichéens. Ce qui apparaît essentiel dans ce parcours, c’est la présence de médiateurs (enseignants, formateurs) présentés en termes dichotomiques, soit comme bons, soit comme mauvais. D’ailleurs, l’une des raisons essentielles de l’appréciation de la scolarité ou de la formation (appréciation positive ou négative) réside en la présence de tiers (le plus souvent des adultes) bienveillants ou malveillants495. Les médiateurs peuvent être aussi, c’est plus rare cependant, des livres. Cet aspect relationnel avec les médiateurs, présenté de manière dichotomique, prime dans le vécu de la scolarité, de la formation.

Ce sentiment positif ou négatif rattaché aux expériences scolaires ou à la formation, sentiment présenté de manière dichotomique, comme en témoignent les propos des personnes interrogées, s’enracine dans un certain nombre de raisons que celles-ci pointent.

En premier lieu, la présence d’un tiers joue pour beaucoup dans la constitution d’un vécu négatif ou positif. Ainsi, Norbert496 raconte qu’il a connu deux écoles, R, dont il garde le souvenir d’un vécu très douloureux, un IMPRO, à B, dont il garde un souvenir heureux. Il oppose ainsi, de manière manichéenne, ces deux écoles même si à l’IMPRO « au début ça a été dur aussi ». A R où il a suivi une scolarité pendant un an et demi, vers l’âge de 14-15 ans, « ça ne marchait pas, ça ne me plaisait pas ». A la question : « qu’est-ce qui vous plaisait pas à la R ? », Norbert répond : « ah bah tout, tout, l’environnement euh c’était, un truc pour moi c’était trop strict ». « A la R on faisait des petites conneries de rien du tout, ah bah tout de suite on était punis comme si on avait fait, comme si on avait fait une banque, comme dirait l’autre, on avait cassé une voiture ou un truc comme ça, on était punis ». Pour expliquer ce vécu scolaire difficile, Norbert souligne la présence de professeurs trop sévères voire rigides qui appliquaient des sanctions démesurées par rapport à l’importance des bêtises effectuées.

Ce tiers vécu négativement peut également prendre la forme de pairs en lesquels on ne se reconnaît pas, pour lesquels on éprouve une étrangeté. A R, Norbert explique : « pis y’a des enfants qu’étaient beaucoup euh handicapés et tout ça, et que c’est pas leur faute et moi, pour moi, j’étais pas à l’aise dans un groupe comme ça ». N’ayant pu s’identifier à ses pairs, Norbert a vécu douloureusement sa scolarisation, se sentant différent, jetant un regard empreint de mal être sur les autres. Clotilde497 évoque également ce ressenti de la différence lorsqu’elle parle de sa scolarisation : « Puis j’ai été en classe de perfectionnement qui m’a aidée sans m’aider… ». La formatrice qui l’interviewe lui demande : « pourquoi dites-vous « ça m’a aidée sans m’aider » ? ». Elle répond : « parce que c’est pas comme ici, c’est des enfants… y’en a qui sont pas normal, y’en a qui savent pas… c’est pas tout… en toute une journée on était dans la classe à rien faire, c’est pas du tout comme ici qu’on apprend ». Elle compare en fait sa formation actuelle à sa scolarité en classe de perfectionnement. Elle pointe à son tour la différence : si Norbert en parle en utilisant le terme de « handicap », Clotilde, quant à elle, évoque l’écart à la normalité. Cette différence engendrait, selon elle, une absence de stimulation cognitive de la part des enseignants : « en une journée on était dans la classe à rien faire ». La formation actuelle diffère de la classe de perfectionnement car le public est un public d’adultes qui a des facultés d’apprentissage.

Pour Martine498 également, le vécu scolaire difficile est à mettre en lien avec la présence d’un tiers. Nous la questionnons sur la manière dont s’est déroulé son apprentissage de la lecture et de l’écriture. Elle nous répond : « comment ça s’est déroulé ? au départ ça s’est mal déroulé parce que la maîtresse était difficile, mais bon euh c’était pas évident non plus à apprendre à lire, à écrire et à compter, mais on y est arrivé, j’y suis arrivée grâce au collège G ». Elle a donc éprouvé des difficultés à entrer dans l’apprentissage du lire-écrire du fait d’un tiers, la maîtresse, qui était difficile.

Mais ce peuvent être des tiers également qui rendent la scolarité agréable à vivre. Ainsi Martine a-t-elle de son collège un vécu très positif qu’elle relie à ses professeurs : « mais c’est quand même grâce à ces professeurs que j’ai pu réussir à lire, à écrire et à compter, et à apprendre un métier, même plus d’un métier, qui sont vraiment super quoi ». En somme, elle impute la réussite de ses apprentissages fondamentaux à des tiers, en l’occurrence des professeurs.

Amené à s’exprimer autour de ce qui lui plaisait lors de sa scolarité en IMPRO, Norbert explique : « les profs ils étaient stricts si on veut mais pas méchants, gentils ». Ce qui marque Norbert dans son vécu scolaire, c’est la présence de tiers présentés comme justes, contrairement aux tiers de R évoqués précédemment : les sanctions appliquées étaient à la hauteur des dommages commis. On voit apparaître ici un point de vue dichotomique entre le vécu en négatif de R, et le vécu en positif de l’IMPRO.

On retrouve chez Clotilde499 ce point de vue dichotomique entre le vécu douloureux de l’école et le vécu quasi-réparateur de la formation. Parlant de la formation, elle explique : « Ici, on n’apprend pas pareil et c’est plus agréable, on explique, c’est pas de la même façon. On est plusieurs mais c’est pas pareil. Si on comprend pas, on le dit tout de suite que moi, à l’école, je comprenais pas, je disais rien ». La formation permet d’accomplir, d’une manière beaucoup « plus agréable », ce qui n’avait pu se faire à l’école. Le point de vue d’Armelle500 sur la comparaison école-formation apparaît moins manichéen : « Au début ça m’embêtait, je voulais pas aller à l’école et puis, à l’âge que j’ai, je voulais pas… trente et un an à l’époque. – La formatrice : est-ce que ça ressemblait à l’école ? – Armelle : pas tout à fait, non… C’était pas pareil que si j’étais à l’école, pas du tout pareil. Ça m’a pas fait le même effet ». On retrouve ce rapprochement entre l’école et la formation, autrement dit la formation vécue comme un retour à l’école.

Parmi les raisons rattachées au vécu positif de la scolarité ou de la formation, figure le sens accordé à l’école ou à la formation. Quand la personne en situation d’illettrisme perçoit une activité scolaire ou de formation comme ayant un sens en rapport avec ses projets personnels, autrement dit lorsqu’elle vit des expériences signifiantes pour elle, elle appréhende alors sa situation d’apprentissage de manière positive. C’est ainsi que Martine501 explique pourquoi le collège a été une expérience aussi positive : « quand j’ai commencé à passer euh en 4 ème , en si-, ouais en 4 ème , eh ben ça m’a permis de trouver du travail après […] ça m’a permis de faire beaucoup de choses et pis même de trouver, d’essayer de trouver du travail dans l’horticulture ou en couture ». Apprendre un métier, trouver du travail sont autant d’expériences signifiantes offertes par l’école que souligne Martine. Elle pointe un peu plus loin d’autres activités qui ont suscité son intérêt : « on avait aussi avec Mme euh bah la professeur de français en 4 ème 3 ème , on faisait aussi euh, comment on appelle ça, euh ? si je me souviens bien, un truc euh sur, la puberté, les trucs de la vie euh, qui faut se protéger, etcetera […] pour moi c’était, c’était bien et puis on apprenait bien, en plus on avait une personne qui intervenait dans notre classe […] de euh français, et franchement c’était très, très bien, il nous expliquait comment mettre le préservatif, etcetera et tout ce qui s’ensuit, donc euh, c’était vraiment sympa ». Elle trouve sens à ces activités inscrites dans un cadre scolaire dans la mesure où elles sont en prise avec la vie : elles traitent en effet de la puberté, ce qu’elle vit au moment où elles sont enseignées puisqu’elle est en classe de 4ème-3ème. Norbert502 souligne également la dimension du sens qu’il accordait à l’IMPRO où il a été scolarisé : « c’était pour passer un, un CAP, alors on apprenait, on avait un apprentissage, on avait notre atelier de peinture et tout, et pis moi ça commençait à, à me plaire, et pis bah c’est, au bout de 3 ans, je suis ressorti avec le CAP ». Plus loin, il ajoute : « j’y allais au moins, je savais pour quoi, j’y allais pour quelque chose, je savais que c’était pour quelque chose pour euh plus tard pour mon avenir, mais où que j’étais à l’école à la R, à B, euh à la R pour moi et ben, non y’avait rien, ça m’intéressait pas du tout pis shai pas moi, je voyais pas de truc pour l’avenir plus tard, je voyais rien là-bas, à B oui par contre là, oui je savais que c’était pour l’avenir et pis plus on se donnait la peine de se creuser, plus qu’on nous aidait après pour la sortie des 3 ans pour trouver un patron ». L’IMPRO ici est vécu de manière positive, « malgré que des fois y’a eu des petits coups durs », dans la mesure où Norbert peut lui trouver un sens, s’inscrire dans un projet d’avenir : la scolarité servait à obtenir un diplôme, le CAP, afin de trouver un travail. Norbert a vécu l’école de R sur un mode négatif dans la mesure où il ne trouvait pas de sens dans cette scolarisation, ne la raccrochait à aucun projet utilisable pour son avenir. Ne percevant pas les enjeux ni l’intérêt de sa scolarisation à la R, il n’a pas appris à lire ni à écrire. Il explique ainsi : « parce que moi à l’âge de 16 ans, 14, 15 ans je savais pas écrire N B, mon nom, mon prénom je savais pas l’écrire, l’alphabet je la connaissais pas, il a fallu que je me remette dans tout ça à B hein ».

Clotilde503 de son côté n’accordait pas sens à l’école : « pour moi j’étais à l’école pour rien parce que premièrement j’aimais pas l’école, alors je voulais pas travailler, je faisais rien. Même que j’avais des récitations à apprendre et tout, je récitais ma récitation mais pas de mon bon cœur parce que ça me disait rien du tout et c’est maintenant que je regrette parce que j’aurais travaillé mieux à l’école et ben ça serait pas comme j’étais ». Ne percevant pas l’utilité de l’école, Clotilde ne travaillait pas, ne fournissait pas d’efforts. En tant qu’adulte, elle comprend maintenant l’utilité du savoir lire-écrire et elle attribue, de manière rétroactive, un sens à l’école, un sens aux efforts à y accomplir.

Marie-Paule504 parle directement du sens des apprentissages à l’école. Dès lors qu’on accorde un sens aux apprentissages, dès lors qu’ils font écho à un besoin, on utilise les connaissances subséquentes. « Y a tout un tas de trucs qu’on apprend à l’école : ce qu’on a besoin, on s’en sert ; ce qu’on n’a pas besoin, on s’en sert pas et c’est quand on arrive devant qu’on sait plus ». Marie-Paule n’a pas perçu le sens de l’apprentissage du lire-écrire, elle n’en a pas eu besoin : elle ne s’est donc pas servie des connaissances qu’elle avait apprises et elle a désappris. Elle explique sa situation d’illettrisme comme un illettrisme de retour : faute de pratique, la personne en situation d’illettrisme perd ses acquis en matière de lecture-écriture, désapprend.

Comment des adultes en situation d’illettrisme attribuent-ils un sens à la formation qu’ils entreprennent dans le but d’apprendre ou de réapprendre à lire et à écrire ? L’utilité de la formation n’est pas forcément perçue d’emblée. Ainsi, la formatrice qui interviewe Clotilde505 lui demande : « quand vous êtes-vous rendu compte que ce que vous faites en formation pouvait vous aider ? ». Celle-ci répond : « ça n’a pas été la première année ». Elle ajoute : « y’avait des jours que j’en avais marre, que je prenais ça vraiment pour l’école et tout ». Autrement dit, Clotilde ne perçoit pas l’utilité actuelle de la formation qu’elle entreprend. Cette inutilité la renvoie au vécu qu’elle a eu en tant qu’enfant à l’école où l’on peut supposer qu’elle avait du mal à en appréhender le sens. Ce n’est que plus tardivement qu’elle a compris les bienfaits de la formation pour son quotidien : « c’est après que quand j’ai fait le thème ou les tables, c’est là que je me suis rendu compte que qu’est-ce que j’apprenais ça me servirait et puis que à lire et tout, que ça m’apprendrait pour les enfants ». Elle a attribué un sens à l’apprentissage de la lecture, dans un projet de réutilisation auprès de ses enfants. On mesure ici combien la situation d’illettrisme, et plus précisément le réapprentissage du lire-écrire, vient interroger la parentalité.

La présence de tiers vient donc souvent expliquer le sentiment positif ou négatif relié aux expériences scolaires, à la formation. Dans la narration par les personnes en situation d’illettrisme du vécu de leur scolarité ou de leur formation, se dessine un parcours jalonné de médiateurs présentés comme bons ou mauvais. Ces médiateurs sont le plus souvent des professeurs ou formateurs montrés comme modèles à imiter ou contre-modèles. Ce peuvent être des livres également.

Dans son témoignage, Martine506 parle de nombreux professeurs qu’elle présente, pour la plupart, comme des « médiateurs bienveillants »507. C’est le cas pour deux professeurs qui l’ont marquée quand elle était en 4ème-3ème,un professeur de mathématiques et un professeur de français : « franchement des professeurs qui sont vraiment gentils euh on n’en connaît pas beaucoup, quand j’étais en 4 ème 3 ème , j’avais des professeurs, bah deux professeurs qui z’étaient vraiment gentils qui s’appelaient monsieur et madame Richou, Mr Richou c’était un prof de maths et Mme Richou la prof de français, elle était vraiment gentille parce que elle me comprenait, et elle me faisait comprendre bien des choses que moi j’aurais pas pu comprendre auparavant ». Madame Richou est présentée comme une médiatrice bienveillante dans la mesure où Martine est sensible à son effort d’empathie (« elle me comprenait ») et où ce professeur lui permettait de comprendre « bien des choses que moi j’aurais pas pu comprendre auparavant ». Madame Richou apparaît comme une médiatrice entre Martine et les objets de savoir relatifs au français. Face aux difficultés de son élève dans le domaine du lire-écrire, Mme Richou intervenait activement pour faciliter sa compréhension dans cette matière qu’est le français.

Un peu plus loin, Martine évoque directement l’intervention bénéfique de ses professeurs de collège dans ses apprentissages et dans sa vie. Elle aborde sa scolarité en primaire, ses années de CP-CE1, puis la classe de perfectionnement, qui ne lui ont pas permis d’apprendre à lire et à écrire. Elle explique : « et après arrivée au collège G, j’ai tout rattrapé quoi, c’était le seul moyen pour que je me rattrape, pour être tranquille […] mais c’est quand même grâce à ces professeurs que j’ai pu réussir à lire, à écrire et à compter, et à apprendre un métier, même plus d’un métier, qui sont vraiment super quoi ». Elle attribue la réussite de ses apprentissages dans le domaine du lire-écrire-compter à l’intervention positive de médiateurs dans son parcours scolaire.

Martine évoque ensuite un autre médiateur bienveillant, relié à des souvenirs scolaires très positifs, qu’elle présente comme un modèle. Lorsque nous lui renvoyons : « donc l’horticulture ça vous fait penser à des bons souvenirs », elle nous répond : « ah oui, oui, oui, de très bons souvenirs, surtout avec monsieur Robert, il me disait « je vais te faire voir comment faire » et tout, et euh je faisais et c’était vraiment super quoi ». Elle s’appuie donc sur un modèle, monsieur Robert, qui lui apprenait l’horticulture en lui proposant de l’imiter.

Enfin, Martine cite une liste de plusieurs professeurs qui se sont avérés des médiateurs bienveillants au long de sa scolarisation en SES qu’elle a vécue comme « quelque chose de formidable » dans la mesure où « avec les profs, ils nous aidaient à rattraper le temps perdu, ça m’a apporté beaucoup au collège G, ça m’a permis de rattraper ce que j’avais pas pu faire au départ ». Quand elle traite de sa scolarisation en SES, dont elle garde un souvenir très positif, elle aborde très vite le sujet de ses professeurs : « depuis ce temps là, j’aimerais bien quand même revoir certains professeurs ». D’ailleurs, elle évoque Mr et Mme Richou, ses deux professeurs qui l’ont marquée positivement. A travers les propos de Martine, on comprend combien son attachement à un professeur, Mr Richou, était très fort : « malheureusement monsieur Richou est décédé donc euh ça me permettrait d’aller sur sa tombe pour lui dire que c’était un chouette professeur ». Que lui ont apporté ces deux professeurs, Mr Richou, professeur de mathématiques et Mme Richou, professeur de français ? Martine explique : « il t’ait vraiment génial de m’avoir aidée en tant que professeur à évoluer dans certaines matières, les maths, et madame euh, sa femme, et ben je lui dirai merci de, de ce qu’elle m’a appris en tant que professeur et que ben ça m’a permis d’évoluer dans des recherches, d’évoluer dans ma vie ». Elle ajoute : « le plus que j’aimerais revoir c’est madame Richou […] pour lui expliquer, bah pour lui dire que grâce à elle j’ai pu aboutir à pas mal de choses ». Mr Richou lui a donc apporté dans les apprentissages, en mathématiques plus précisément, Mme Richou, quant à elle, l’a aidée bien au-delà de la matière qu’elle enseignait, le français, en lui permettant d’évoluer dans sa vie. Peut-on voir là l’impact du savoir lire-écrire sur la vie quotidienne ?

Yvonne508, de son côté, s’exprime également en termes manichéens lorsqu’elle parle de ses enseignants. Elle pointe une médiatrice bienveillante dans sa scolarité, la seule, le seul bon tiers (cette unicité est renforcée par le négation restrictive « ne… que »). Elle dit ainsi : « j’ai appris qu’avec une maîtresse d’école […] et je devais avoir 13 ans, bon bah elle, elle m’a dit : « je te mets pas au fond de la classe, je te mets à côté de mon bureau, comme ça tu feras pas rire la classe puisque tu seras devant » […] donc là j’ai appris, j’ai resté même le soir en études, pour qu’elle puisse me faire, me débrouiller ». Auparavant, elle décrivait combien son autre maîtresse l’excluait de la classe parce qu’elle distrayait les autres. Contrairement à ce mauvais tiers, la maîtresse dont parle Yvonne dans l’extrait ne la rejetait pas (elle n’était pas placée au fond de la classe, mais au devant, sous l’attention de la maîtresse ; par ailleurs, le soir, en études, cette dernière l’aidait) ; c’est ainsi qu’Yvonne a pu apprendre, mais pas suffisamment puisqu’elle a présenté des difficultés étant adulte à lire et à écrire. En somme, la maîtresse croyait en les capacités d’Yvonne.

Si les médiateurs présentés par Martine509 apparaissent pour la plupart comme des modèles, elle évoque cependant, à l’occasion d’un vécu plus difficile lors de l’apprentissage du lire-écrire en CP-CE1, une professeure présentée davantage comme contre-modèle. Nous lui demandons ainsi comment s’est déroulé son apprentissage de la lecture et de l’écriture. Elle nous explique : « comment ça s’est déroulé ? au départ ça s’est mal déroulé parce que la maîtresse était difficile ». Selon Martine, l’attitude de son enseignante n’a pas facilité son apprentissage du lire-écrire.

Comme nous l’avons signalé plus haut, les médiateurs invoqués lors de l’histoire scolaire peuvent être également des livres. Ainsi, le premier souvenir d’école de Martine est un livre avec lequel elle avait appris à lire : « y’a un bouquin que je me souviens bien, que j’apprenais à lire, c’est « Béatrice », ça c’est le bouquin que je me souviens que je lisais euh, à l’école ». Elle n’indique pas si le souvenir rattaché à ce livre de lecture est positif ou négatif. Par contre, un peu plus loin, elle évoque un autre souvenir dans lequel le livre joue un rôle bénéfique. C’est ainsi qu’elle explique : « ce qui m’a aidée aussi à évoluer euh dans, dans ça quoi euh, c’était vraiment, y’avait un bouquin épais comme ça sur tout ce qui était plantes euh, comment les entretenir euh, plein de choses quoi euh ». Puis elle ajoute : « et c’était vraiment super ce bouquin, si jamais je pouvais le retrouver ou demander à un de mes, à monsieur euh Gardon, bah mon ancien professeur d’horticulture, je le ferais quoi […] je lui demanderais un bouquin euh d’horticulture quoi euh […] pour rapprendre tout ça quoi ». Elle a donc le souvenir d’un livre sur les plantes (qui peut décourager, étant donné son épaisseur (« un bouquin épais comme ça ») ou au contraire fasciner par son exhaustivité) dont elle garde une nostalgie par rapport à la visée d’un métier, l’horticulture. Afin de réapprendre ce métier, elle ferait appel à un premier médiateur, son professeur d’horticulture, Mr Gardon, qui lui ferait découvrir un second médiateur, « un bouquin […] d’horticulture ». Le livre – épais qui plus est – ne la rebute pas.

Ce qui marque le vécu de la scolarité ou de la formation et qui colore l’appréciation de ce dernier, c’est la présence de tiers, ainsi que nous l’avons vu précédemment. L’aspect relationnel avec ces tiers, présenté soit comme complètement positif, soit comme complètement négatif, de manière dichotomique donc, prime dans le vécu de la scolarité, de la formation.

Ainsi, par rapport à la formation, Clotilde510 explique toute l’importance d’avoir pour interlocuteur un même formateur. Cela diffère pour elle de l’école où on change de professeurs fréquemment. « Je suis mieux ici que d’être à l’école où qu’à passer une heure c’est un prof, une autre prof, qu’on est toujours en train de changer. – La formatrice : est-ce important de voir toujours la même personne ? – Clotilde : oui parce qu’on est plus tranquille quand c’est toujours la même personne. On peut parler que quand c’est on change toujours de personne, ben pour moi c’est idiot, on s’habitue pas à la prof et on voudrait lui demander quelque chose, on lui demande pas parce qu’on a plusieurs profs ». Ce qui apparaît ici c’est l’importance de la relation de confiance que l’apprenant peut établir avec le professeur ou le formateur quand il a à faire à la même personne. La relation privilégiée avec cette personne est propice à l’instauration d’un lien de confiance. Cette relation, ce lien sont donc mis en avant par Clotilde.

Norbert511 parle lui aussi de sa formation actuelle qu’il réalise dans un atelier de formation de base appelé « E ». Il indique : « j’aime bien E, je reste fidèle à E ». Quand nous lui demandons ce qui lui plaît à E, il nous répond : « ah bah c’est le, les gens, y’a les ¾ des gens avec qui on s’entend super bien et tout, avec MC [formatrice référente], c’est toujours, l’accueil est agréable, bah MC, I, P, Z et tout ça, les formatrices là, avec eux, c’est l’accueil vraiment euh super, moi j’aime bien, ça nous permet de faire des rencontres, de rencontrer du monde et tout, moi depuis que j’ai fait les deux formations, j’ai déjà rencontré, on se retrouvait 7-8 personnes à être, grands, grands copains, copains – copines, ça nous permet de rencontrer du monde, et c’est sympa ». Au regard de ces propos, nous mesurons combien l’aspect relationnel prime, tant par rapport aux formateurs que par rapport aux autres apprenants (« ça nous permet de faire des rencontres »). Ainsi, l’aspect des apprentissages est mis de côté, passe au second plan, au profit de la dimension relationnelle.

Mais comment Norbert se remémore-t-il cette dimension relationnelle dans sa scolarité ? Nous le questionnons : « et alors à l’école, aussi bien à la R qu’à B, quelles étaient les relations avec vos enseignants, vos profs ? ». Il répond : « la R ? nul […] nul, vraiment euh jamais je mettrai mon fils là-dedans, ah oui je le dis bien, jamais je mettrai mon gars là-dedans hein ». Autant les relations dans le lieu de formation sont envisagées sur un mode exclusivement positif, autant les relations avec les professeurs à R sont singulièrement dépréciées. On voit apparaître le point de vue manichéen de Norbert, d’autant que les relations avec les professeurs à B, à l’IMPRO où il a été scolarisé, sont considérées comme très positives. Ainsi, nous demandons à Norbert : « alors qu’est-ce qui vous plaisait dans les relations avec vos profs à B ? ». Il nous répond : « bah je sais pas moi, l’ambiance euh, y’avait l’ambiance déjà, y’avait le travail, y’avait le comportement, bah le caractère pis euh, les profs ils étaient stricts si on veut mais pas méchants, gentils euh, si vraiment nous on faisait des grosses conneries, des trucs comme ça, bon là ils nous louperaient pas, c’était normal, mais euh à B, à la R on faisait des petites conneries de rien du tout, ah bah tout de suite on était punis comme si on avait fait, comme si on avait fait une banque, comme dirait l’autre, on avait cassé une voiture ou un truc comme ça, on était punis ». Le souvenir positif rattaché à sa scolarité en IMPRO concerne « l’ambiance », c’est-à-dire les relations avec les professeurs et les apprenants. Par rapport aux professeurs, Norbert souligne combien ils étaient justes, « stricts si on veut mais pas méchants, gentils ». De nouveau transparaît le point de vue dichotomique de Norbert qui oppose, en deux pôles opposés, l’IMPRO et R.

Quand Martine512, de son côté, parle de ses professeurs en termes négatifs, intervient souvent une dimension paradoxale. Nous lui renvoyons ainsi : « donc la matière la moins aimée, si on peut dire, c’est la couture ». Elle poursuit : « oui parce que avec une professeur aussi têtue comme cette personne, faut y arriver à la supporter quoi, donc euh, elle était vraiment gentille, mais dure quand même […] fallait bien suivre, fallait bien écouter ». Les qualités et défauts mis en avant présentent un aspect paradoxal : ainsi, d’un côté, le professeur est perçu comme « têtue », « dure », donc « faut y arriver à la supporter », d’un autre côté, elle est montrée comme « vraiment gentille ». Par contre, quand Martine parle de ses professeurs en termes positifs, son point de vue est davantage univoque, quoiqu’on puisse relever, dans un de ses propos, une nuance. Parlant de Mr Richou, son professeur de mathématiques sur la tombe duquel elle aimerait aller afin de lui rendre hommage dans la mesure où « c’était un chouette professeur », Martine souligne néanmoins son étrangeté. Ainsi, elle explique : « et ce professeur, bah le professeur de maths il avait toujours des trucs, des gros mots à dire mais bon, c’était pas toujours évident, mais bon on a quand même, des fois y’en a qui z’ont retenu les gros mots du professeur donc euh des fois on se posait des questions, comment il arrivait à prononcer euh des mots comme ça que nous on n’aurait jamais, on n’aurait jamais prononcés, donc euh, mais c’était sympa quand même avec ces deux professeurs-là ». Mr Richou apparaît donc comme un professeur gentil mais en même temps expert et transmetteur de savoirs savants (« gros mots ») difficiles à comprendre. Martine s’étonne devant l’expertise de son professeur de mathématiques. Malgré cette expertise déroutante, ses souvenirs sont teintés d’émotions positives.

Nous voyons donc, malgré quelques nuances que nous avons apportées, combien le vécu de la scolarité ou de la formation par les personnes en situation d’illettrisme est exprimé en termes manichéens, ceux-ci opposant un vécu scolaire à un autre, ou bien le vécu scolaire global à la formation actuelle entreprise.

Notes
495.

Ce qui d’ailleurs rejoint la position d’Alain Bentolila sur cette question : les illettrés ont souffert, lors de leur acquisition langagière, d’un déficit au niveau de la médiation, « ils ont été des enfants mal entendus parce que leurs questions, tout au long de leur apprentissage de la langue, sont souvent restées sans réponse ; ils sont aussi les enfants du malentendu, c’est-à-dire des enfants qui ont abouti à un malentendu linguistique fondamental. » (Bentolila, 1996, p. 45.) C’est l’auteur qui souligne.

496.

Apprenant que nous avons rencontré.

497.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

498.

Apprenante que nous avons rencontrée.

499.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

500.

Idem

501.

Apprenante que nous avons rencontrée.

502.

Apprenant que nous avons rencontré.

503.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

504.

Idem

505.

Idem

506.

Apprenante que nous avons rencontrée.

507.

BENTOLILA, A., De l’illettrisme en général et de l’école en particulier. Paris : Plon, 1996, p. 44.

508.

Apprenante que nous avons rencontrée.

509.

Idem

510.

Apprenante citée par Anne Vinérier, op.cit. 1994.

511.

Apprenant que nous avons rencontré.

512.

Apprenante que nous avons rencontrée.