V - Une parentalité interrogée.

La situation d’illettrisme vient questionner la parentalité. Nous entendons par « parentalité » la qualité de parent, de père et de mère. « Alors que la notion de « parenté » se concentrait sur le rapport mère-enfant, la « parentalité » englobe tout l’environnement familial de l’enfant »513. En effet, les difficultés en lecture-écriture peuvent entrer en résonance avec l’histoire des relations de la personne en situation d’illettrisme avec ses propres parents. Par ailleurs, la scolarisation de ses enfants vient réactiver son propre rapport avec ses difficultés. En outre, avec la scolarisation, le modèle donné par le parent en situation d’illettrisme est mis à l’épreuve des difficultés. Enfin, le réapprentissage du lire-écrire invite à se repositionner dans sa posture de parent face à ses enfants.

En premier lieu, la parentalité, cette qualité de parent, s’enracine dans l’histoire des relations de la personne en situation d’illettrisme avec ses propres parents. Ainsi, on peut s’interroger sur le rôle du modèle familial premier (constitué par les parents de la personne en situation d’illettrisme) dans l’avènement de ses difficultés en lecture-écriture. Yvonne514 souligne, dans son témoignage, que sa mère était « très dure », qu’elle ne voulait pas que sa fille apprenne et que son « père était illettré ».

14 Y : donc là j’ai appris, j’ai resté même le soir en études, pour qu’elle puisse me faire, me débrouiller, mais j’avais une maman qu’était très dure, elle ne, ma maman ne voulait pas que j’apprends, donc elle faisait le potin le soir quand j’arrivais de l’école, mon père avait [inaudible] parce que mon père était illettré, il ne savait pas lire puisqu’il a jamais été à l’école, donc sur la secousse euh il avait trouvé la maîtresse et la maîtresse lui avait dit : « c’est dommage parce que on pourrait faire un effort avec cette [inaudible] » il voulait pas, il voulait pas

Sa mère, qui ne voulait pas qu’Yvonne apprenne, agissait en conséquence en l’empêchant de faire ses devoirs du soir. Quant à son père, il ne pouvait l’aider dans la mesure où il ne savait pas lire, n’étant jamais allé à l’école.

André515 a travaillé sur le rôle de la parentalité dans l’apprentissage de la lecture chez l’enfant. Il a montré que cet apprentissage est favorisé lorsque les parents mettent en œuvre des « gestes » de médiation cognitive : « Un enfant réussira son apprentissage à partir du moment où il rencontrera des adultes dont les « gestes » (PENNAC, 1996) favorisent l’acte lui-même »516. Il définit « ces « gestes » comme des conduites ou des actions que l’enfant voit. Il s’en imprègne au contact des adultes proches »517. Il pointe 8 « gestes » de médiation cognitive, tel le geste 4 : « Aménager du temps pour la triade parent-enfant-livre »518, ou le geste 5 : « Répondre aux interrogations que l’enfant se pose pour lever les voiles d’incompréhension autour d’un mot ou d’une expression »519. Ces gestes de médiation cognitive ne sont pas facilités dans la situation d’illettrisme. Ne disposant pas ou peu du bagage de culture et de connaissances en matière de lecture et d’écriture, le parent en situation d’illettrisme, tel le père d’Yvonne520, peut difficilement se poser en médiateur facilitateur entre son enfant et le lire-écrire. Gardons-nous toutefois de cautionner « l’idée selon laquelle le niveau socioculturel est à lui seul déterminant pour la réussite scolaire. Il s’agit de porter un nouveau regard sur la famille »521. L’environnement culturel de la famille est également à prendre en compte : ainsi, il importe de savoir si des infrastructures culturelles sont présentes aux alentours du domicile familial, telles les bibliothèques. On peut se demander par ailleurs si la famille a facilement accès à ces infrastructures (vit-elle en zone urbaine ou rurale ?). L’environnement culturel de la famille joue une part non négligeable dans l’apprentissage par l’enfant de la lecture-écriture.

Un peu plus loin, Yvonne témoigne que la venue au monde de ses enfants l’a mise face à la réalité de la scolarisation. De nouveau, elle avait à faire à l’école, non plus en tant qu’apprenante, en tant qu’enfant de ses parents, mais en tant que parent de ses enfants. Elle souligne combien la relation avec les enseignants était difficile, la renvoyant à son propre vécu scolaire étant enfant. Norbert522, de son côté, explique que sa scolarisation a permis à son fils d’aider son père dans les tâches de lecture et surtout d’écriture : « depuis que mes enfants sont à l’école parce que comme je les élève tout seul et pis c’est moi qui fais leurs devoirs, les devoirs avec eux, c’est là qui me font, quand y’a un truc que je comprends pas, c’est eux qui m’expliquent […] ah oui, là surtout mon fils là ». D’ailleurs, la scolarisation de ses enfants a été un véritable déclencheur de l’entrée de Norbert en formation : « c’est depuis ce temps-là que j’ai commencé à connaître vraiment pour la première fois E, ça fait une dizaine d’années, ça fait déjà des années hein, déjà pas mal de temps ». La scolarisation de ses enfants lui a permis, en outre de réaliser des progrès conséquents : « j’ai fait beaucoup d’efforts depuis, bah, depuis que j’ai mes enfants qu’est à l’école ». Ainsi, la venue au monde d’enfants réinterroge le rapport de la personne en situation d’illettrisme à ses difficultés en lecture-écriture.

Par ailleurs, avec la scolarisation des enfants, le modèle parental (celui donné par le parent en situation d’illettrisme) est souvent mis à l’épreuve des difficultés en lecture-écriture. C’est ainsi qu’Yvonne523 explique :

49 C : votre deuxième mari a aidé euh votre fille euh

50 Y : oui et les deux autres, mes deux autres elles ont été, elles ont été jusqu’à l’école du CAP, elles ont un, des CAP

51 C : ouais

52 Y : mais pas la deuxième [silence]

53 C : d’accord

54 Y : parce que moi y’avait que la lecture, alors je faisais lire mes enfants tout haut parce que j’avais quand même, dans ma tête j’arrivais quand même à les comprendre, et quand la lecture était lue tout haut comme ça je savais si y’avait pas une liaison qui collait pas, parce que quand la liaison collait pas, je leur disais : « bah oui y’a quelque chose qui va pas là, recommence la phrase »

Le second mari d’Yvonne a aidé ses enfants pour leurs devoirs. Quant à Yvonne, malgré ses difficultés, elle parvient à aider ses enfants scolairement. On peut s’interroger sur le type de modèle parental que génèrent les difficultés ainsi que sur la manière dont la vision par la personne en situation d’illettrisme de son rôle parental est remanié par les difficultés.

Enfin, la parentalité est interrogée lorsqu’il est question, pour le parent en situation d’illettrisme, de réapprendre à lire-écrire. Ainsi, Yvonne explique que son second mari « a voulu m’apprendre avec les enfants, mais je voulais pas me mettre au rang de mes enfants ». Elle ajoute : « quand il leur faisait une dictée, je restais jamais dans la même pièce, tu vois j’allais dans le salon et je me mettais à tricoter ». Yvonne fuit ainsi une situation qui met en scène un expert dans un domaine pour lequel elle éprouve des difficultés, le lire-écrire, face à des apprenants qui sont aussi ses enfants. Sur le plan des savoirs, elle ne veut pas se mettre au même niveau que ses enfants. Le réapprentissage du lire-écrire vient la questionner dans sa capacité à exister en tant que mère face à ses enfants, à maintenir sa posture de mère en présence de ses enfants.

***

Que pouvons-nous retenir de cette petite phénoménologie de l’illettrisme pour l’élaboration de notre dispositif pédagogique d’explicitation ? L’illettrisme plaçant dans une situation de dépendance, il s’agit de promouvoir, à travers notre dispositif, une autonomie de l’éduqué, l’autonomie que permettrait la maîtrise du savoir lire-écrire n’étant pas encore pleinement acquise. Il s’agit de promouvoir également la liberté de l’éduqué puisque, selon les propos d’une personne en situation d’illettrisme, le savoir lire-écrire libère. Notre dispositif s’efforcera en outre de conforter l’estime de soi de l’éduqué dans la mesure où les personnes en situation d’illettrisme ont une image d’eux-mêmes singulièrement dépréciée, notamment en ce qui concerne leurs capacités. Nous serons vigilante au fait que le dispositif puisse permettre à l’éduqué de se reconnaître des potentialités. Afin de favoriser une meilleure estime de soi, nous nous efforcerons de jeter un regard positif sur l’éduqué, dans une posture rogérienne d’acceptation positive inconditionnelle. Le regard d’autrui étant particulièrement mis en avant dans les situations d’écriture (nous avons vu, à travers les témoignages, combien écrire expose au jugement de l’autre), nous y serons vigilante lorsque nous proposerons à l’éduqué des tâches d’écriture. En complément, il s’agira de penser un dispositif dans lequel l’aspect relationnel avec l’éducateur, en tant que médiateur bienveillant, sera particulièrement mis en exergue. Il sera également important de proposer des activités qui prendront sens pour l’éduqué, des expériences signifiantes, en rapport avec son projet personnel. Nous pourrons par exemple extraire les tâches de lecture de livres, le livre pouvant s’avérer un support médiateur signifiant.

Nous allons maintenant, à la lumière de ces éléments anthropologiques concernant le phénomène de l’illettrisme, ainsi que de l’analyse du dispositif formatif exposée en deuxième partie, nous attacher à présenter les soubassements d’un dispositif pédagogique d’explicitation. Nous verrons que ce dernier s’inscrit dans le cadre d’une gestion pédagogique de paradoxes.

Notes
513.

DANVERS, F. (1991). 500 mots-clefs pour l’éducation et la formation tout au long de la vie. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2ème éd., 2003, p. 419.

514.

Apprenante que nous avons rencontrée.

515.

ANDRE, C., Parentalité et apprentissage de la lecture : les gestes de médiation dans l’apprentissage de la lecture. Paris : L’Harmattan, 2003

516.

p. 97. C’est l’auteur qui souligne.

517.

Ibid. C’est l’auteur qui souligne.

518.

p. 101.

519.

Ibid.

520.

Apprenante que nous avons rencontrée.

521.

ANDRE, C., Parentalité et apprentissage de la lecture : les gestes de médiation dans l’apprentissage de la lecture. Paris : L’Harmattan, 2003, p. 16.

522.

Apprenant que nous avons rencontré.

523.

Apprenante que nous avons rencontrée.