Chapitre 2 – Le dispositif d’explicitation : une gestion pédagogique de paradoxes.

A la relecture du chapitre 4 de la partie 2 précédente, ce qui nous apparaît comme transversal par rapport aux forces et aux limites de notre dispositif, c’est la dimension du paradoxe. Ainsi, de multiples paradoxes semblent traverser notre dispositif formatif que nous allons essayer, dans cette partie, de repenser en une pédagogie de l’explicitation. Après avoir défini ce que recouvre le concept de « paradoxe », nous allons pointer un paradoxe fondateur de notre dispositif que nous allons décliner en cinq autres paradoxes. Nous en arriverons à la conclusion qu’une pédagogie de l’explicitation, qui dépasse le simple dispositif formatif que nous avons pensé, doit se concevoir comme une gestion délicate de paradoxes.

En premier lieu, intéressons-nous à la définition du concept de « paradoxe ».

Etymologiquement, le paradoxe désigne ce qui va contre (en grec, para) l’opinion commune (doxa). Aussi, le sens courant, défini par le Littré, voit le paradoxe comme une opinion contraire à l’opinion commune. Sur le plan de la logique, « le paradoxe est un raisonnement parvenant à des résultats notoirement faux ou absurdes, ou bien encore contradictoires entre eux ou avec les prémisses du raisonnement, en dépit d’une absence réelle ou apparente de faute logique dans le raisonnement »524.

Il semble important de bien différencier le paradoxe de la contradiction. Selon Barel, « pour qu’il y ait paradoxe, il faut que « l’opposition » entre des termes, des objets…, fasse intervenir des types et des niveaux logiques distincts. De sorte que cette opposition est moins une contradiction que la mise à jour d’une différence, une différence qui, à la limite, ne peut plus être pensée en termes de contradiction parce qu’il y manque la connivence profonde entre contraires qui naît de leur appartenance au même type logique et au même niveau »525. On voit donc apparaître, en creux, la définition de la contradiction : celle-ci renvoie à une mise en tension d’objets, de termes, de sous-systèmes qui relèvent du même niveau logique. En somme, le paradoxe est une différence de deux termes qui ne sont pas complémentaires, de classe logique différente, c’est-à-dire de niveau logique différent. La contradiction, quant à elle, apparaît comme une opposition entre deux membres d’une même classe logique (a et non-a, par exemple).

Nous allons à présent lister et nommer les différents paradoxes relatifs à notre dispositif formatif tels qu’ils nous apparaissent suite au chapitre 4 de la partie précédente.

Nous pouvons pointer, tout d’abord, un premier paradoxe. D’un côté, notre outil vise à ce que l’apprenant entre dans l’abstraction (ce qui constitue, par hypothèse, une condition d’entrée dans le monde de l’écrit). D’un autre côté, notre outil suppose que l’apprenant maîtrise a minima l’abstraction. Ainsi, par exemple, il doit posséder un métalangage relatif à la langue (tels les concepts de mot, lettre, phrase, …) afin qu’un échange non équivoque puisse s’engager avec l’interviewer, l’échange portant sur ce qui, dans la tâche, fait appel au langage écrit.

Une première différence apparaît donc qui ne se réduit pas à une contradiction : en effet, on ne peut percevoir cette différence comme une opposition entre, d’un côté une absence d’abstraction et de l’autre une présence d’abstraction. En réalité, les deux termes sont plus nuancés : ils s’inscrivent sur une échelle ordinale, dans un continuum allant d’un minimum d’abstraction à un maximum. Autrement dit, l’apprenant ne peut pas évoluer dans une absence d’abstraction, le langage oral – certes maîtrisé avec plus ou moins de succès – étant un signe d’abstraction. L’abstraction dont il est ici question se déploie à deux niveaux logiques différents : une abstraction obtenue par le biais du langage oral, d’une part, une abstraction relative au langage écrit, d’autre part. Nous sommes bien face à un paradoxe.

Nous pouvons souligner, par ailleurs, un second paradoxe : d’un côté, la lettre apparaît comme au fondement de l’outil, tant dans sa nature (il se base sur le langage oral ainsi que le langage écrit) que dans sa visée (l’outil vise à faire entrer les apprenants dans le monde de l’écrit) ; d’un autre côté, la lettre semble desservir l’outil en ce sens que celle-ci génère une rupture, une distanciation entre les deux protagonistes qu’il met en présence (l’un des protagonistes est lettré, l’autre illettré). Le fonctionnement de l’outil est ainsi compromis.

Dès lors, on peut se demander comment faire fonctionner un outil pour lequel la principale limite est ce qui le fonde, la lettre, du côté notamment de l’abstraction. A travers ces deux paradoxes, se dégage le fait que la dimension du paradoxe semble au cœur de notre outil, voire au fondement de cet outil.

Cette dimension paradoxale fondatrice se décline sous la forme d’autres paradoxes. Nous allons en lister et expliciter cinq :

Penchons-nous en premier lieu sur le paradoxe de la distance entre l’éducateur et l’éduqué.

Notes
524.

BAREL, Y., Le paradoxe et le système : essai sur le fantastique social. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 2ème éd., 1989, p. 20.

525.

p. 62.