I – Le paradoxe de la distance entre l’éducateur et l’éduqué : vers une dialectique distanciation – présenciation dans la relation.

Le premier paradoxe que l’on peut pointer est issu d’une des limites de notre outil en ce qu’il exacerbe la radicalité des postures entre les deux protagonistes en présence dans l’entretien. Ainsi, d’un côté, une distance de fait existe entre un interviewer lettré et un interviewé illettré. On peut souligner ici l’aspect contradictoire qui relie l’interviewer à l’interviewé, au sens d’une opposition entre deux membres d’une même classe logique, comme vu plus haut (lettré – non lettré). Néanmoins, on peut se demander si les apprenants que nous avons interviewés étaient totalement hors de la lettre ; certains possédaient quelques connaissances et savoir-faire relatifs au lire-écrire. En fait, il y aurait des degrés dans l’illettrisme et il serait parfois difficile d’opposer en un parfait couple contradictoire le lettré à l’illettré. D’un autre côté, pour que le dispositif formatif fonctionne, il paraît important que la distance entre l’interviewer et l’interviewé ne soit pas trop grande. Là encore, cette différence nous semble relever du paradoxe. En effet, nous n’avons pas à faire, d’un côté, à une distance et de l’autre à une non-distance. Cette dernière, qui s’apparenterait à une fusion, nous apparaît préjudiciable au bon fonctionnement du dispositif. En effet, comme le souligne Durif-Varembont, la distance jouerait un rôle dans l’accession au langage. C’est ainsi que l’enfant, dans son développement langagier, rompt « d’avec la « langue maternelle », qui parle le corps dans l’intime des premiers échanges, pour la « langue paternelle », qui permet de s’ex-primer, de s’ex-térioriser, de communiquer avec autrui »526. La langue maternelle est celle de la fusion, la langue paternelle se situant davantage du côté de la séparation, donc d’une plus grande distance. Les deux distances mises en tension dans le paradoxe pointé s’inscrivent sur une échelle ordinale, entre une distance maximale et une distance à moduler. Dès lors, se pose la question de la manière par laquelle il s’agirait d’adapter sa distance à l’autre, c’est-à-dire l’interviewé, pour que le dispositif fonctionne.

Les trois attitudes de base dans la relation d’aide à la croissance de l’autre, selon Rogers, s’inscrivent dialectiquement entre elles, mais manient aussi la dialectique à l’intérieur d’elles-mêmes. « Chaque condition, en effet, est en situation dialectique par rapport aux autres, et en même temps elle est établie selon une structure dynamique de thèse, négation de la thèse, et négation de la négation »527. Deux couples de termes sont mis en tension au sein de cette dialectique : le couple distance – proximité et le couple relationnel soi-autre.

La première de ces conditions attitudinelles est la congruence. Le premier temps de la dialectique, qui correspond à la thèse, postule une dynamique de présenciation à soi à travers l’écoute portée à soi face à l’autre. Mais, de manière antithétique, l’aidant se rapproche de l’autre en lui explicitant ses sentiments ; de ce fait, il s’éloigne de lui-même. Dans un troisième temps, qui est celui de la négation de la négation, il fait preuve d’une certaine réserve dans la communication de ses sentiments à autrui, dans le but de maintenir une juste distance par rapport à l’autre. On constate donc que cette première condition attitudinelle manie dialectiquement la distance et la proximité dans la relation soi-autre.

La seconde condition attitudinelle est le regard positif inconditionnel. Celui-ci entraîne, dans un premier temps, un mouvement de distanciation à soi de par la considération attentive portée à l’autre. Cette considération permet de constituer autrui « dans sa globalité comme autre et comme important, inconditionnellement, à la distance où il se place »528. Dans un second temps, apparaît la négation de cette distanciation objective, à travers une sollicitude positive où l’autre est accueilli à égalité. Cette négation de la distanciation objective est à son tour niée « par une précaution de non possessivité (et de non idéalisation) »529.

Enfin, nous retrouvons cette dialectique en trois temps pour la compréhension empathique exacte. Un premier temps manie la présenciation au monde intérieur de l’autre : l’aidant s’efforce de pénétrer la subjectivité d’autrui tout en veillant à éviter ses propres projections. Un second temps nie cette présenciation à l’autre « par la spécificité acérée de soi que ressent le thérapeute (épaulé sur sa congruence ainsi que sur la considération positive inconditionnelle de l’autre) »530. Ainsi les deux autres conditions attitudinelles participent à ce mouvement antithétique. Enfin la communication à l’autre de ses signifiants par l’aidant inscrit un mouvement de négation de cette spécificité acérée de soi : « le thérapeute réverbère ces signifiants, spécifiés en sorte d’être dédramatisés de leur indifférenciation stressante »531.

C’est donc en faisant fonctionner conjointement ces trois attitudes dans la relation à l’autre que l’éducateur parviendra à contenir dialectiquement le couple proximité – distance qui peut se renommer, dans la théorie rogérienne et selon un vocabulaire proprement phénoménologique, le couple présenciation – distanciation. Quoi qu’il en soit de la distance qui sépare les deux protagonistes de la relation, l’aidant ne doit pas oublier cette nécessité du « retour paradoxal vers soi-même, [ce] mouvement de présenciation à soi au cœur même de sa solitude »532, un mouvement qui lui permettra, de manière paradoxale, d’être réellement présent à l’autre dans sa différence même. Ce mouvement de présenciation à soi constitue le premier temps de la congruence. Mais il importe également de se distancier suffisamment de soi-même pour pouvoir entrer en relation avec l’autre. C’est ce que nécessite notamment la considération positive inconditionnelle : « il importe qu’il se distancie suffisamment de lui-même pour prendre soin (caring) de l’autre, sans projeter d’ombre portée sur son expression »533. Mais cette attitude de considération positive inconditionnelle sous-entend-elle une distanciation marquée par rapport à l’autre ? « Le terme « inconditionnel » ne connote pas « indifférent » (au sens affectif), et non plus dominé ou dominateur ; il renvoie plutôt à « totalement sensible », en attente de tous les possibles »534. La considération positive inconditionnelle fait vivre la dialectique entre la distance de fait entre les deux protagonistes de la relation (les deux êtres sont séparés) et la proximité qui les unit. Concernant cette attitude, Max Pagès a noté que « c’est une sorte d’affection désespérée et lucide qui lie deux êtres séparés »535.

Dans notre dispositif, nous avions souligné cette distance séparant l’éducateur (lettré) de l’éduqué (illettré). Nous pouvons pointer une irréductibilité entre ces deux êtres. Néanmoins, afin que le dispositif fonctionne, cette distance ne doit pas être trop grande. La considération positive inconditionnelle, conjuguée aux deux autres attitudes citées précédemment, permet de contenir ce paradoxe en offrant une affection, c’est-à-dire une certaine proximité, entre deux êtres qu’un irréductible sépare. Certes la lettre, selon qu’on la possède ou non, constitue un critère de distinction, mais plus fondamentalement la condition d’humain, dans ce qu’elle renvoie à la solitude de chacun, est un facteur de séparation. Il s’agit d’accueillir ce caractère distinct sans jugement : « le client, l’interlocuteur, est, si cela est possible, accueilli dans son être réel et distinct : à égalité, quoiqu’il soit autre et parce qu’il est autre »536. Le critère des compétences en matière de lire-écrire ne doit pas faire intervenir de comparaison entre les deux protagonistes, l’éducateur ne s’érigeant pas en supérieur. Mais cet éducateur peut-il poser un regard pleinement inconditionnel sur l’éduqué ? En effet, la finalité de son dispositif est d’amener l’éduqué, qui est en situation d’illettrisme, donc de manque, vers le monde des lettrés que représente l’éducateur, donc vers une situation de plein accomplissement de son être. L’éducateur ne serait-il pas porté à jeter un regard condescendant vers la personne en situation d’illettrisme ou amené à poser un jugement sur un être inachevé ? Cet état de manque appelle une aide vers une pleine réalisation de soi en toute liberté. Les conditions attitudinelles que pose Rogers et notamment la considération positive inconditionnelle nous semblent être un moyen de favoriser une croissance certaine chez la personne en situation d’illettrisme qui ne souffrira pas, au sein du dispositif pédagogique proposé par l’éducateur, d’un regard condescendant ou dévalorisant. Parlant des ateliers de formation de base où se forment des personnes en situation d’illettrisme, Meirieu souligne que « dans ces lieux, les personnes ne doivent pas se sentir exposées au danger, mais, tout au contraire, doivent percevoir que l’on fait alliance avec elles pour faire face au danger »537. La posture de l’éducateur réside ici en l’alliance. Même si les deux interlocuteurs sont proches, la différence de fait entre l’un et l’autre (de par le critère de la lettre, d’une part, de par la condition d’humain, d’autre part) demeure : « la distanciation est niée, elle est presque annulée, et pourtant, si minime soit-elle, la distance, la différence (suprêmement qualitative), demeurent, irréductibles, fondamentales »538. Si les trois attitudes de base de la relation d’aide permettent de maintenir une proximité entre les deux protagonistes, celles-ci s’extériorisent, certes non verbalement, mais aussi à travers le langage, par exemple à travers la réverbération de signifiants, avec l’empathie, ce qui accentue la distance entre un interlocuteur qui maîtrise le langage oral, inscrit du côté de la lettre, et un autre interlocuteur qui maîtrise difficilement ce même langage, du côté de l’illettrisme. Cette différence doit être utilisée par l’éducateur comme un atout pour mieux entrer dans la subjectivité de l’autre : « cette différence aide à l’exploration des différences dans le client »539.

Ainsi donc en faisant fonctionner les trois conditions attitudinelles que sont la congruence, le regard positif inconditionnel et l’empathie, trois conditions qui mettent en œuvre dialectiquement le couple proximité – distance dans le cadre de la relation soi – autre qui vise à permettre la croissance de l’autre en toute liberté, l’éducateur pourra gérer au mieux sa distance avec l’éduqué et contenir le paradoxe entre la proximité et la distance qui le lie ou le sépare de l’éduqué.

Nous allons à présent aborder un second paradoxe centré sur la liberté de l’éduqué en nous posant la question suivante : comment amener l’éduqué à ce qu’il se fasse d’un outil contraint un instrument au service de sa liberté ?

Notes
526.

DURIF-VAREMBONT, J.P. L’écriture comme symptôme. Le Groupe Familial, 4, n°127, 1990, p. 65.

527.

DE PERETTI, A., Pensée et vérité de Carl Rogers. Toulouse : Edouard Privat, Editeur, 1974, p. 198. C’est l’auteur qui souligne.

528.

Ibid. C’est l’auteur qui souligne.

529.

Ibid.

530.

Ibid.

531.

Ibid.

532.

p. 186.

533.

p. 190.

534.

p. 191.

535.

cité par De Peretti, op. cit., p. 192.

536.

p. 193.

537.

MEIRIEU, P., Illettrisme et exclusion : quels liens entre ces deux situations ?. Colloque du 23 octobre 2001 organisé à Paris par la Fondation Caisse d’Epargne pour la Solidarité, Les Cahiers de la fondation, p. 19.

538.

DE PERETTI, A., Pensée et vérité de Carl Rogers. Toulouse : Edouard Privat, Editeur, 1974, p. 195.

539.

Ibid.