III – La gestion pédagogique du paradoxe pestalozzien, inscrit dans la tension entre trois pôles : tête – cœur – main.

Nous pouvons, à la lumière des réflexions menées dans le chapitre 4 de la partie précédente, pointer un nouveau paradoxe. Ainsi, d’un côté, notre dispositif formatif sollicite une dominante cognitive chez l’interviewé. En effet, l’entretien d’explicitation, au cœur de notre dispositif, a pour objet la mise en mots a posteriori de l’action, l’action plutôt que l’émotion. Le but de l’entretien d’explicitation est d’expliciter un vécu cognitif d’actions et non un vécu émotionnel. Or, d’un autre côté, nous avons remarqué, au cours de nos entretiens d’explicitation, qu’émergeaient des manifestations affectives qui venaient faire interférence avec la sphère cognitive. Deux dimensions paradoxales coexistent donc. Il s’agit bien ici d’un paradoxe dans la mesure où on ne peut dire que les manifestations affectives correspondent à des absences de manifestations cognitives et réciproquement : en effet, selon Piaget, « il n’y a pas de mécanisme cognitif sans éléments affectifs, et réciproquement, il n’y a pas non plus d’état affectif pur sans élément cognitif »581. La question qui se pose dès lors est celle de la gestion, au sein d’une pédagogie de l’explicitation, de ces deux dimensions paradoxales, sachant que la dimension cognitive reste prédominante. En d’autres termes, comment laisser entrer la sphère affective dans la pédagogie de l’acte cognitif ?

Outre les dimensions de la raison et des affects, une troisième dimension se dessine : celle du corps. On pourrait ramener ces trois dimensions à la triade pestalozzienne « tête, cœur, main ». « Si l’on s’intéresse maintenant à la structure même de la Méthode, on perçoit qu’elle se déploie dans une triple direction, le plus souvent désignée par la triade tête, cœur, main, ou encore par les trois verbes connaître, vouloir, pouvoir »582. Avec cette triade, se noue un paradoxe qui se situe dans la tension entre les trois pôles que l’éducateur a pour rôle de faire cohabiter. Ainsi pourrions-nous nous poser la question de la gestion pédagogique de ce nouveau paradoxe. Comment ce dernier nous permet-il de repenser notre dispositif formatif centré sur l’explicitation ?

Comme le souligne Soëtard, cette triade pestalozzienne anime la pédagogie. On ne peut penser celle-ci en dehors d’une dimension qui renvoie à la sphère de l’intelligible, centrée sur la raison, d’une autre dimension qui correspond au domaine sensible, celui des émotions et des affects et enfin d’une dimension qui relève de la question des moyens à mettre en œuvre pour aider l’éduqué à se faire une œuvre de lui-même : « la pédagogie appelle un savoir. Un savoir qui articule une science du fait humain, une pensée du sens et en définitive une intelligence des moyens »583. Cette science du fait humain, qui peut être illustrée dans notre travail doctoral par notre ancrage épistémologique en psychologie, renvoie à la sphère rationnelle, la dimension de la tête. La pensée du sens, en second lieu, correspond au domaine du cœur. Enfin, l’intelligence des moyens nous ramène à la sphère de la main telle que Pestalozzi l’a abordée. La dimension de la tête nous mènera à nous interroger sur la question suivante : que puis-je connaître ? Celle du cœur nous conduira vers des pistes de réponses à l’interrogation : que puis-je espérer ? Pour finir, nous nous pencherons sur cette question : que dois-je faire ? concernant la dimension de la main.

Nous allons décliner chacune des trois dimensions constituant ce paradoxe, en indiquant à chaque fois comment notre dispositif peut être interpellé par le pôle en question. Si, pour la clarté de la présentation, nous opérons une distinction entre ces trois dimensions, il est à noter que, tant en théorie que dans l’action pédagogique, celles-ci interagissent. Comme le souligne Soëtard, « les trois dimensions ne cessent de s’interpénétrer »584. « Et ces trois points de vue pris sur la nature humaine ne cessent de faire interférer leurs effets dans les trois domaines de l’intelligible, de l’affectif et du physique »585.

Notes
581.

PIAGET, J., Les relations entre l’affectivité et l’intelligence dans le développement mental de l’enfant. Paris : C.D.U., 1958, p. 3 cité par DOLLE, J.M., Au-delà de Freud et Piaget : jalons pour de nouvelles perspectives en psychologie. Toulouse : Privat, 1987, p. 73-74.

582.

SOETARD, M. Pestalozzi. In HOUSSAYE, J. (Dir.), Quinze pédagogues : leur influence aujourd’hui. Paris : Armand Colin Editeur, 1994, p. 47. C’est l’auteur qui souligne.

583.

SOETARD, M. Sciences de l’éducation ou sens de l’éducation ? L’issue pédagogique. In HOUSSAYE, J., SOETARD, M., HAMELINE, D., FABRE, M., Manifeste pour les pédagogues. Issy-les-Moulineaux : ESF éditeur, 2002, p. 59. C’est l’auteur qui souligne.

584.

SOETARD, M. La Méthode comme anthropologie pédagogique. In PESTALOZZI, J.H., Ecrits sur la Méthode : Volume I – Tête, cœur, main. Le Mont-sur-Lausanne : LEP Editions Loisirs et Pédagogie SA, 2008, p. 172.

585.

p. 171.