A – La dimension de la tête : l’axe des connaissances et du savoir, l’axe du monde intelligible. Que puis-je connaître ?

Cette dimension renvoie à la sphère du monde intelligible où l’homme « se met en mesure de construire des concepts et des idées, d’élaborer des principes »586. Notre dispositif formatif, centré sur l’explicitation, sollicite majoritairement la dimension de la tête. Nous visons en effet à ce que la personne en situation d’illettrisme acquière un socle de connaissances en matière de lire-écrire. Pour ce faire, nous nous appuyons sur des lois de développement dans le champ de la psychologie cognitive et dans le champ psycho-linguistique. Nous sommes partie du constat que les personnes en situation d’illettrisme présentaient non seulement des difficultés en matière de langage écrit, mais également des difficultés dans le domaine du langage oral. Pourrait-on, dès lors, concevoir un dispositif pédagogique qui permette de s’appuyer sur le langage oral, en tenant compte des difficultés du public en la matière, pour faciliter l’accès au langage écrit ? Un des moyens que suggère une loi du développement de la psychologie cognitive résiderait en l’explicitation, comprise comme une prise de conscience provoquée par un médiateur. Cette prise de conscience se réalise dans un mouvement de conceptualisation, d’abstraction, mouvement dans lequel se déploie le passage du langage oral au langage écrit. C’est ainsi que, par hypothèse, l’explicitation serait à même de favoriser le mouvement développemental menant de l’oral à l’écrit chez les personnes en situation d’illettrisme. Le cœur de notre dispositif formatif consiste donc en la proposition d’entretiens d’explicitation au sens de Vermersch qui reprend les travaux de Piaget sur la prise de conscience. Ces entretiens, comme nous avons pu le voir, sollicitent prioritairement la dimension cognitive du vécu d’actions chez la personne en situation d’illettrisme.

Cette dimension de la tête s’inscrit, nous le constatons, dans l’ordre de la nécessité. Il est sous la dépendance de lois de développement psychologique qui expliquent et déterminent l’évolution, le devenir cognitif de l’individu. Cette dimension de la tête, qui insiste sur l’acquisition de connaissances, de savoirs, ne peut cependant effacer une seconde perspective inscrite au cœur de toute entreprise éducative, celle de la liberté : ainsi le pédagogue « continuerait à affirmer que, pour lui, un apprentissage n’est formateur que s’il allie, dans le même temps, acquisition de connaissances et projet d’émancipation »587. C’est ce que postule également Rogers dans Liberté pour apprendre 588 pour qui « il ne s’agit pas d’édifier des savoirs dans l’enfant, mais d’édifier la liberté »589. Cette perspective d’émancipation est au centre de la dimension du cœur selon Pestalozzi : « il a encore l’intuition que le cœur, c’est le foyer de la liberté et de la décision libre, tandis que la tête obéit à l’ordre de la nécessité »590. La dialectique qui se fait jour à présent pourrait être celle qui noue une tension entre l’universel, que convoque la dimension de la tête en se référant notamment aux lois générales de développement que posent les sciences humaines, et le particulier qu’appelle la dimension de l’homme amené à se réaliser, à se faire une œuvre de lui-même, en toute liberté. « Le savoir n’est pas une fin en soi, il est au service de l’homme, et d’un homme en particulier, qui doit y trouver à la fois son épanouissement et son utilité »591. C’est dans une dialectique entre le fortuit, du côté de la liberté d’un homme dans sa singularité, et le nécessaire, du côté des lois générales de développement que postulent les sciences humaines, que doit se construire l’action pédagogique : « la pédagogie se construit sur une tension permanente entre les besoins de l’enfant pris dans sa particularité et le développement de la nature humaine pris dans sa dimension universelle, elle travaille tout à la fois sur le fortuit, qui garantit à la liberté autonome sa matière, et sur le nécessaire, qui lui donne sa forme »592. Aux côtés d’un savoir à transmettre à l’éduqué, l’éducateur travaille également à l’acquisition ou au développement d’un pouvoir, de forces présentes en germe chez celui-ci. Dans Mon chant du cygne, ce que propose Pestalozzi, « « ce n’est pas un savoir, c’est un pouvoir ». On ne travaille pas sur des « facultés », encore moins sur des « compétences » ou des « performances », mais sur des forces qu’il s’agit d’éveiller et de développer »593. Nous pourrions rapprocher ces forces pestalozziennes du concept de « Growth » chez Rogers qu’il assimile à une force de vie. « Ce « Growth », que l’on peut traduire par « tendance actualisante », « développement » ou « maturation » n’est rien d’autre qu’une poussée interne de l’organisme vers sa réalisation au milieu des choses et des autres »594. Cette tendance est inhérente à la personne : « notons également que le « growth » est inné et universel aussi bien chez la personne « normale » que chez l’individu « troublé » »595. Chez ce dernier, les forces de développement seront néanmoins entravées. Par conséquent, l’effort de l’éducateur consistera « à libérer le flux de cette tendance, à faciliter l’émergence des potentialités qu’elle recèle »596. Cette force, qui prend sa source dans l’intériorité de l’individu, et dont l’accomplissement peut être entravé par le milieu, a des répercussions tant sur le moi que sur le milieu : « elle pousse l’organisme à la fois dans le sens de l’autonomie du moi et de l’intégration au milieu »597. Cette tendance à la pleine réalisation de ses potentialités se retrouve chez la personne en situation d’illettrisme qui s’efforce d’entrer dans le monde des lettrés en essayant d’acquérir des connaissances dans le domaine du lire-écrire. Comme nous l’avons vu lorsque nous avons esquissé une phénoménologie de l’illettrisme, la personne en situation d’illettrisme vise, à travers l’acquisition du savoir lire-écrire, à une autonomie, là où elle se trouve, pour le moment, dépendante d’autrui dans les activités de lecture et d’écriture. Elle vise également à une intégration sociale, l’intégration dans le monde des lettrés, de la société qui fonctionne à partir des connaissances en matière de lire-écrire et qui exclut les personnes qui ne partagent pas ces connaissances.

En se centrant exclusivement sur la dimension de la tête, notre dispositif en oublie par ailleurs un ancrage des connaissances dans l’expérience sensible, ce que permet de réintroduire la dimension de la main : « cet ancrage garantit, en dernière analyse, la prise d’autonomie, alors que la culture de l’abstraction recherchée pour elle-même est une source permanente d’aliénation intellectuelle »598. Notre dispositif formatif s’inscrit dans une certaine culture de l’abstraction, notamment à travers son moyen fondateur, l’explicitation. En effet, en amenant la personne en situation d’illettrisme à expliciter, nous l’entraînons dans un mouvement d’abstraction, d’algébrisation pour reprendre le terme de Vygotsky599, ceci afin de lui faciliter le passage de l’oral vers l’écrit. Cette culture de l’abstraction n’est pas recherchée pour elle-même, mais est inscrite dans une visée, que nous avions développée plus avant, celle de la réalisation de soi en toute liberté, celle de l’autonomie du moi et celle de l’intégration sociale.

Comme nous le constatons, cette dimension de la tête que convoque notre dispositif formatif appelle, de manière dialectique, les dimensions du cœur et de la main.

Notes
586.

p. 175.

587.

MEIRIEU, P., Pédagogie : le devoir de résister. Paris : ESF éditeur, 2007, p. 14.

588.

ROGERS, C., Liberté pour apprendre. Paris : Dunod, 1984

589.

JOLIBERT, B., L’éducation contemporaine. Paris : Editions Klincksieck, 1989, p. 41.

590.

SOETARD, M. La Méthode comme anthropologie pédagogique. In PESTALOZZI, J.H., Ecrits sur la Méthode : Volume I – Tête, cœur, main. Le Mont-sur-Lausanne : LEP Editions Loisirs et Pédagogie SA, 2008, p. 179. C’est l’auteur qui souligne.

591.

p. 177-178.

592.

SOETARD, M. Pestalozzi. In HOUSSAYE, J. (Dir.), Quinze pédagogues : leur influence aujourd’hui. Paris : Armand Colin Editeur, 1994, p. 49. C’est l’auteur qui souligne.

593.

SOETARD, M. Introduction. In PESTALOZZI, J.H., Mon chant du cygne : le testament pédagogique du maître d’Yverdon. Paris : Editions Fabert, 2009 , p. 3. C’est l’auteur qui souligne.

594.

JOLIBERT, B., L’éducation contemporaine. Paris : Editions Klincksieck, 1989, p. 44.

595.

GAUTHIER, C., TARDIF, M. (Dirs), La pédagogie : théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours. Montréal : Gaëtan Morin Editeur, 1996, p. 268. C’est l’auteur qui souligne.

596.

Ibid.

597.

JOLIBERT, B., L’éducation contemporaine. Paris : Editions Klincksieck, 1989, p. 44.

598.

SOETARD, M. Introduction. In PESTALOZZI, J.H., Mon chant du cygne : le testament pédagogique du maître d’Yverdon. Paris : Editions Fabert, 2009 , p. 5.

599.

VYGOTSKY, L.S. (1934). Pensée et langage. Paris : La Dispute, 1997