B – La dimension du cœur : l’axe des émotions et des sentiments. Que puis-je espérer ?

Aux côtés de l’ordre de la tête et de la main, Pestalozzi décrit la dimension du cœur : « Il fait du cœur le fondement de l’action pédagogique, conscient qu’une bonne relation avec les enfants reste la condition préalable et indispensable pour la réussite de tout ce que l’on peut élaborer dans les deux autres dimensions »600. Que faut-il entendre derrière les termes : « bonne relation » ? Comment établir et maintenir une bonne relation avec l’éduqué ? Rogers peut nous aider dans notre réflexion, qui a décrit, dans le cadre de la relation pédagogique, trois conditions attitudinelles de base, qui sont la considération positive inconditionnelle, l’empathie et la congruence. La mise en œuvre de ces trois attitudes peut être propice à créer les conditions d’une bonne relation entre éducateur et éduqué. Cette bonne relation permettra à la personne en situation d’illettrisme de reconstruire et de réassurer son estime de soi, mise à mal, ainsi que nous l’avons vu, dans le phénomène de l’illettrisme. Par ailleurs, aidé par sa capacité d’autodétermination, l’éduqué sera à même « de réajuster ou de modifier son concept de soi (self-concept) en fonction d’une meilleure adaptation à « la totalité de son expérience » »601. A travers les mailles de ce contenant, l’éducateur veillera à introduire des contenus, c’est-à-dire des savoirs en lien avec le lire-écrire. Il s’efforcera cependant d’inscrire cette dimension du savoir dans la visée d’un projet d’émancipation de l’éduqué. Car, ainsi que le souligne Rogers, « il ne s’agit pas d’édifier des savoirs dans l’enfant, mais d’édifier la liberté »602. Or, la dimension du cœur est celle de la liberté : « le cœur, c’est le foyer de la liberté et de la décision libre, tandis que la tête obéit à l’ordre de la nécessité »603.

Le cœur correspond à la dimension de la singularité qu’on pourra interroger en se mettant à l’écoute du vécu personnel de l’éduqué. A travers l’entretien d’explicitation selon Vermersch604, l’éducateur se met à l’écoute de la singularité du vécu cognitif de la personne en situation d’illettrisme, même si, en aval, il analyse ce vécu à la lumière des lois générales de développement, ce qui rejoint l’universalité et l’ordre de la nécessité, incarnées par la dimension de la tête. L’écoute de cette singularité pourrait se réaliser complémentairement à partir de l’histoire de vie en formation.

La place de l’histoire de vie en formation à travers la biographie éducative.

L’histoire de vie en formation permet d’interroger, dans sa subjectivité, le vécu personnel de l’éduqué, considéré dans son unicité. Par ailleurs, si l’histoire de vie fait appel au vécu cognitif, à travers l’élucidation des savoirs et savoir-faire acquis le long de son parcours éducatif, elle sollicite également une parole autour du vécu émotionnel.

Si la dimension du cœur insiste prioritairement sur le versant psycho-affectif, on ne peut dissocier l’ordre cognitif de l’ordre émotionnel. Qu’en est-il de « la séparation entre processus d’apprentissage et processus psycho-affectifs, entre la sphère du sujet apprenant et la sphère du sujet souffrant et désirant »605 ? On ne peut différencier strictement ces deux dimensions : « l’être apprenant est aussi un être désirant et souffrant, qui est en apprentissage parce qu’il désire et souffre, et qui, en retour, est profondément transformé par le processus de formation »606. L’histoire de vie en formation permet de réintroduire et de questionner conjointement cette dimension du sujet apprenant et cette dimension du sujet souffrant et désirant. Ainsi, « explorer ces récits de vie en formation permet de mettre à jour des systèmes complexes d’articulation entre les différents aspects de l’expérience de vie qui, s’ils renvoient au champ cognitif, interrogent aussi l’imaginaire de l’adulte »607. Une forme particulière d’histoire de vie, que Pierre Dominicé appelle « biographie éducative », fait appel conjointement à la sphère cognitive et à la sphère psycho-affective, sans y opérer un distinguo : ainsi, « le langage de la biographie éducative associe le raisonnement et l’affectivité »608. Il souligne un peu plus loin que « la dichotomie traditionnelle entre la logique du discours et l’irrationalité des sentiments ne tient plus »609.

Rappelons une nouvelle fois que si nous opérons trois parties présentant chacune l’une des composantes de la triade pestalozzienne (tête – cœur – main), cette distinction recouvre des fins didactiques mais ne rend pas compte de la complexité du réel. Dans chaque partie, nous accentuerons une dimension tout en la mettant en lien avec les deux autres. Ce qui ressort ici, c’est qu’en proposant la biographie éducative aux personnes en situation d’illettrisme afin de compléter notre dispositif, nous mettons en jeu tant la dimension du cœur que celle de la tête, mais aussi, nous le verrons plus loin, la dimension de la main à travers le temps de l’écriture de la biographie qui fait suite au temps de présentation orale.

Il est bon à présent, dans un souci de clarification conceptuelle, d’opérer une distinction entre « récit de vie » et « histoire de vie ». Pour Lainé, « histoire de vie = récit de vie + analyse des faits rapportés (et, éventuellement, de la forme du récit lui-même) »610. L’histoire de vie opère une structuration sur le récit de vie. « C’est à ces conditions de structuration que l’on passe de la vie à l’histoire de vie, le récit de vie ayant un rôle de médiation entre les deux »611. L’histoire de vie en formation sollicite donc fortement la dimension du cœur décrite par Pestalozzi : « Dire et écrire son histoire de vie en formation, c’est confronter et confondre dans le temps du moment biographique le temps historique de la reconstitution du passé, le temps narratif de l’acte du récit, et le temps psychique des émotions et des sentiments »612. Soulignons que ce temps narratif décrit par Delory-Momberger a pour support le langage.

Dans le cadre du réaménagement de notre dispositif, il ne s’agira pas que l’éduqué fasse un récit de sa vie pour lui-même. Ce récit doit servir un but, à la conjonction de la recherche et de la formation. La forme de récit la plus appropriée nous semblerait être incarnée par ce que Dominicé a formalisé sous le vocable de « biographie éducative »613. « Sous le terme de biographie éducative, Pierre Dominicé a développé à l’Université de Genève une démarche de recherche-formation qui a pour ambition théorique d’atteindre à une connaissance du processus de formation dans ses modes de constitution et dans ses effets de transformation »614.

Notes
600.

SOETARD, M. La Méthode comme anthropologie pédagogique. In PESTALOZZI, J.H., Ecrits sur la Méthode : Volume I – Tête, cœur, main. Le Mont-sur-Lausanne : LEP Editions Loisirs et Pédagogie SA, 2008, p. 179.

601.

GAUTHIER, C., TARDIF, M. (Dirs), La pédagogie : théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours. Montréal : Gaëtan Morin Editeur, 1996, p. 268.

602.

JOLIBERT, B., L’éducation contemporaine. Paris : Editions Klincksieck, 1989, p. 41.

603.

SOETARD, M. La Méthode comme anthropologie pédagogique. In PESTALOZZI, J.H., Ecrits sur la Méthode : Volume I – Tête, cœur, main. Le Mont-sur-Lausanne : LEP Editions Loisirs et Pédagogie SA, 2008, p. 179. C’est l’auteur qui souligne.

604.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF éditeur, 1994

605.

LAINE, A., Faire de sa vie une histoire : théories et pratiques de l’histoire de vie en formation. Paris : Desclée de Brouwer, 2004, p. 123. C’est l’auteur qui souligne.

606.

Ibid.

607.

BOURNE, J., D. « Pierre Dominicé (2002). L’histoire de vie comme processus de formation ». L’orientation scolaire et professionnelle [En ligne]. 34/3 (2005)

<http://osp.revues.org/index790.html> mis en ligne le 28 septembre 2009 (page consultée le 9 décembre 2010)

608.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002, p. 179.

609.

Ibid.

610.

LAINE, A., Faire de sa vie une histoire : théories et pratiques de l’histoire de vie en formation. Paris : Desclée de Brouwer, 2004, p. 144.

611.

p. 143.

612.

DELORY-MOMBERGER, C., Les histoires de vie : de l’invention de soi au projet de formation. Paris : Anthropos, 2000, p. 266. C’est l’auteur qui souligne.

613.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002

614.

DELORY-MOMBERGER, C., Biographie et éducation : figures de l’individu-projet. Paris : Anthropos, 2003, p. 75.