3 - Biographie éducative et entretien d’explicitation.

Une autre raison pour laquelle nous souhaitons compléter notre dispositif formatif par le travail biographique tient en le parallèle qu’on peut effectuer entre ce dernier et les entretiens d’explicitation tels que Vermersch624 les a formalisés.

Les deux démarches, en premier lieu, sont guidées par un mouvement d’explicitation qui amène le sujet à passer de l’implicite vers l’explicite. Ainsi Lainé, à propos des histoires de vie, explique que « c’est comme si la démarche histoire de vie leur permettait d’apprendre ce qu’ils savent déjà de manière confuse, en les faisant passer de savoirs implicites et « insus », selon le mot de Jean-Louis Le Grand (1989, pp. 109-120), à des savoirs explicites, connus, reconnus et, comme tels, mobilisables tout au long du dispositif de formation suivi et au-delà »625. L’objectif d’une telle explicitation, tant pour l’entretien d’explicitation que pour la biographie éducative, est que le sujet se serve des savoirs explicités tout au long de sa formation et au-delà, dans sa vie quotidienne.

En second lieu, et conjointement, les deux démarches visent à une conscientisation, facteur d’émancipation selon Lainé du côté de la biographie éducative. En quoi cette dernière, inscrite dans le courant des histoires de vie, peut-elle rejoindre un projet d’action émancipatrice ? « La réponse se situe du côté de la conscientisation. La mise au jour, par un sujet, des savoirs « insus » qui sont les siens et qui restent en friche, ou du moins sous-utilisés – parce qu’ils sont largement méconnus de lui – est, en soi, une action sociale à portée émancipatrice »626. Lainé poursuit en expliquant qu’un sujet qui méconnaît ce dont il est capable, en quoi sa vie et ses expériences peuvent se révéler riches de savoirs, va voir son potentiel créatif inhibé, et son être aliéné à la représentation du savoir tel qu’on l’acquiert à l’école et à l’université. C’est bien le but de la relation d’aide en éducation selon Rogers que d’aider à la libération et à la manifestation d’un potentiel de croissance présent en germe en tout individu. Cette libération et cette actualisation vont dans le sens de la manifestation, à soi-même, de sa propre nature. Comme l’indique Jolibert à propos de la relation d’aide en éducation, « entreprendre une cure ou éduquer, c’est aider la personne à se manifester à elle-même sa propre nature, c’est-à-dire à prendre conscience de soi »627. Poursuivant sur le thème de la prise de conscience, il ajoute : « si au départ je suis un germe qui va s’autodévelopper, cet autodéveloppement se fait dans la direction d’une plus grande lucidité »628.

Ainsi, les démarches de biographie éducative et d’explicitation via des entretiens s’inscrivent toutes deux dans cette visée d’une plus grande lucidité sur ses savoirs, savoir-faire à l’œuvre dans sa vie, ce qui permet une actualisation de son potentiel de croissance, en lien avec la créativité. Le travail biographique a par ailleurs une visée émancipatrice en ce qu’il permet au sujet d’identifier, au-delà des savoirs académiques scolaires, des savoirs issus de situations concrètes, d’actions ou d’événements existentiels. Ainsi, « les connaissances scolaires enregistrées à l’école ont, par exemple, moins d’importance que l’expérience sociale de la vie scolaire »629. Par delà les connaissances scolaires, le sujet se découvre riche de savoirs, savoir-faire, savoirs relationnels, ce qui améliore par contre coup son estime de lui-même, dont on sait qu’elle est fragilisée chez les personnes en situation d’illettrisme. Ce mouvement vers une plus grande lucidité va dans le sens de l’auto-détermination que décrit Rogers, qui possède, d’une part, une tendance actualisante, d’autre part, une capacité de régulation. Cette dernière « permet à la personne de réajuster ou de modifier son concept de soi (self-concept) en fonction d’une meilleure adaptation à « la totalité de son expérience » »630.

Il serait bon à présent de s’interroger sur les parentés mais surtout sur les distinctions entre biographie éducative et thérapie. S’agit-il, à travers la biographie éducative, de restructurer la personnalité tout entière ? La démarche « histoire de vie » amène la personne qui narre celle-ci à se transformer, réajuster son concept de soi. Peut-on pour autant parler à ce propos de thérapie ? Lainé pense plutôt que cette démarche s’apparente à un développement personnel, comme intermédiaire entre thérapie et formation. « On vise à rendre le sujet davantage autonome, ou davantage sujet dans son rapport à la formation et à la profession. Et on s’en tient là. On peut parler alors de développement personnel »631. Il poursuit en ajoutant : « l’ambition y est certainement plus modeste que celle qui caractérise une thérapie. On n’est pas dans une démarche répondant à une demande d’aide et proposant, sur le long terme, de reconstruire ou de restructurer une personnalité tout entière »632.

Les démarches de biographie éducative et d’entretien d’explicitation visent donc toutes deux l’explicitation, d’un côté, des processus de connaissance, de l’autre, de l’action qui a mené au résultat ; la biographie éducative « rend de plus l’adulte attentif aux processus de connaissance au travers desquels il a appris ce qu’il sait »633. L’entretien d’explicitation canalise cette attention, en amenant la personne, à travers des techniques, à expliciter son vécu cognitif d’action. Tout comme la démarche d’entretien d’explicitation, le travail biographique s’inscrit dans un processus de conscientisation : « Le travail biographique a pour objet de faire produire au sujet l’expertise de son histoire de formation et de ses modes d’appropriation du savoir et de le rendre conscient de son potentiel d’auto-transformation et d’auto-orientation »634. Ce potentiel est bien résumé par le concept rogérien de « Growth », à l’œuvre également dans l’entretien d’explicitation.

Notes
624.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF éditeur, 1994

625.

LAINE, A., Faire de sa vie une histoire : théories et pratiques de l’histoire de vie en formation. Paris : Desclée de Brouwer, 2004, p. 99.

626.

p. 102. C’est l’auteur qui souligne.

627.

JOLIBERT, B., L’éducation contemporaine. Paris : Editions Klincksieck, 1989, p. 41.

628.

p. 46.

629.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002, p. 17.

630.

GAUTHIER, C., TARDIF, M. (Dirs), La pédagogie : théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours. Montréal : Gaëtan Morin Editeur, 1996, p. 268.

631.

LAINE, A., Faire de sa vie une histoire : théories et pratiques de l’histoire de vie en formation. Paris : Desclée de Brouwer, 2004, p. 130-131. C’est l’auteur qui souligne.

632.

Ibid.

633.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002, p. 210.

634.

DELORY-MOMBERGER, C., Biographie et éducation : figures de l’individu-projet. Paris : Anthropos, 2003, p. 76-77. C’est l’auteur qui souligne.