4 - Approche biographique et langage.

Si nous nous centrons à présent plus précisément sur l’approche biographique, quelles en sont les exigences méthodologiques ? Il s’agit, selon Dominicé, de « trouver l’expression juste pour désigner le sens à attribuer à sa formation, dans le contexte historique de son éducation »635. Quelle forme peut prendre cette expression juste ? Selon Lainé, le récit de vie, intermédiaire, comme nous l’avons vu plus avant, entre la vie et l’histoire de vie, comporte une double exigence et se déploie selon un double support : le langage oral et le langage écrit. « Par surcroît l’étymologie, du latin recitare, lire à haute voix, souligne à la fois l’existence d’une énonciation orale et celle d’un écrit qui lui sert de support »636. Il y a en fait deux temps dans l’approche biographique : un temps oral suivi d’un temps écrit. « La biographie éducative se caractérise, en outre, par le fait qu’elle comporte une seconde version, écrite, qui fait suite au récit oral »637.

Le travail biographique fait donc appel au langage, dans ses deux déclinaisons : orales et écrites. Or, les personnes en situation d’illettrisme auxquelles nous comptons proposer ce travail apparaissent en difficulté sur ces deux plans. Est-il donc pertinent de leur proposer une telle perspective qui demande de trouver et choisir « l’expression juste »638 selon Dominicé ? Cet auteur aborde la question de supports complémentaires non verbaux dans cette démarche biographique : « ces démarches non verbales permettraient de dire d’une autre manière que par des mots ce qui vibre dans les souvenirs de l’histoire de vie d’un adulte »639. Par la médiation du geste, est introduite ici la dimension de la main, l’une des dimensions de la triade pestalozzienne. Néanmoins, la parole et l’écrit ne disparaissent pas complètement. Le geste est une technique complémentaire. Selon Dominicé, « l’approche biographique, telle qu’elle est présentée dans cet ouvrage, gagnerait certainement à s’enrichir de supports analogues »640. Il évoque notamment la technique projective du collage. Cette technique, qui mobilise l’expression non verbale, permettrait d’enrichir l’élaboration du récit oral voire de le favoriser. Un autre avantage que l’on peut trouver dans ces techniques d’expression est de permettre à l’adulte en situation d’illettrisme de surmonter ses blocages devant le récit oral et l’écriture.

Pourquoi proposer à un public qui ne maîtrise pas ou très peu un code langagier de s’exprimer via ce code ? Ne soulève-t-on pas là un paradoxe ? Dominicé nous aide à réfléchir à celui-ci en abordant la question de l’écriture féminine. Il évoque ainsi, à propos des femmes, « l’attente d’expressions nouvelles de la part de populations réduites au silence face à des codes qu’ils ne maîtrisaient pas et qui n’étaient surtout pas les leurs »641. Ainsi, parallèlement, les personnes en situation d’illettrisme pourraient avoir des attentes d’une forme renouvelée d’écriture, qui s’éloigne de la forme académique et scolaire. Pourquoi ne pas utiliser la forme poétique par exemple ? Comme le souligne Dominicé, « la forme de narration proposée par l’approche biographique participe de cette libération de l’écriture »642. Néanmoins, ce mouvement de liberté se déploie par rapport à des normes, orthographiques et syntaxiques par exemple, qui restent incontournables et donnent un cadre à l’écriture.

Soulignons également qu’en proposant à des personnes en situation d’illettrisme d’utiliser des codes qu’elles maîtrisent difficilement, nous les plaçons dans une zone de développement proche, selon Vygotsky643. Il s’agit de considérer deux niveaux de développement chez ces personnes : leur niveau de développement actuel, qui renvoie à ce qu’elles savent faire seules, sans l’aide d’autrui (et qui se caractérise par cette maîtrise difficile du langage oral et du langage écrit) et leur niveau de développement potentiel qui correspond aux tâches qu’elles ne peuvent réussir seules mais dont le succès est assuré par la collaboration avec autrui ; il y a là une zone proximale de développement selon Vygotsky644 dans laquelle est rendue visible la capacité de ces personnes à se dépasser. « L’apprentissage donne […] naissance, réveille et anime chez l’enfant toute une série de processus de développement internes qui, à un moment donné, ne lui sont accessibles que dans le cadre de la communication avec l’adulte et de la collaboration avec les camarades, mais qui, une fois intériorisés, deviendront une conquête propre de l’enfant »645. Ainsi, en interagissant avec le formateur lettré, la personne en situation d’illettrisme sera à même de manier le langage oral et le langage écrit, ce qui l’amènera progressivement, par intériorisation de la fonction psychique supérieure, à maîtriser ces deux formes de langage. Apparaît ici toute l’importance de la médiation et de l’écart de niveau de développement entre le formateur et la personne en situation d’illettrisme. Loin d’être un frein, cet écart constitue une réelle ressource pour l’apprentissage.

Selon Dominicé, la qualité des récits oraux et écrits ne dépend pas du niveau scolaire de la personne qui les produit : « le langage ne tient pas ici à la maîtrise de la syntaxe, mais bien à la capacité de dire et d’écrire l’essentiel d’un processus de formation qui a le poids de l’histoire d’une vie »646. Cet auteur nous met en garde contre deux facteurs qui peuvent faire obstacle au travail biographique : l’âge, tout d’abord. « L’âge joue certainement un rôle, parce qu’il est plus facile de se pencher avec une certaine distance sur son passé que d’avoir à analyser une période qui vient d’être vécue »647. En second lieu, interviennent les moyens intellectuels : « le manque de moyens intellectuels pour analyser les récits constitue parfois un obstacle, mais la rationalisation qui prévient le partage de l’expérience vécue est aussi un défaut »648. Or, nous savons que nous avons interviewé, parmi les 5 sujets qui ont participé à notre dispositif formatif, une personne qui s’avérait déficient intellectuel (il s’agit de Jérôme qui était, de surcroît, jeune, âgé d’une vingtaine d’années). Il nous faudrait veiller à ne pas proposer cette approche avec un tel public et à choisir des sujets plus âgés.

Notes
635.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002, p. 198.

636.

LAINE, A., Faire de sa vie une histoire : théories et pratiques de l’histoire de vie en formation. Paris : Desclée de Brouwer, 2004, p. 141. C’est l’auteur qui souligne.

637.

BOURNE, J., D. « Pierre Dominicé (2002). L’histoire de vie comme processus de formation ». L’orientation scolaire et professionnelle [En ligne]. 34/3 (2005)

<http://osp.revues.org/index790.html> mis en ligne le 28 septembre 2009 (page consultée le 9 décembre 2010)

638.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002, p. 198.

639.

p. 181.

640.

Ibid.

641.

p. 180.

642.

Ibid.

643.

VYGOTSKY, L.S. (1935) Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 95-117.

644.

Ibid.

645.

p. 112.

646.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002, p. 188-189.

647.

p. 130.

648.

p. 131.