3 - Le principe d’activité au cœur d’une pédagogie de l’explicitation.

Nous allons à présent revisiter notre dispositif formatif initial centré sur l’explicitation, proposé à des personnes en situation d’illettrisme, à la lueur de ce point de vue pris sur l’individu, la dimension du corps qui met en jeu l’expérience sensible. Afin d’inscrire la pensée, le monde intelligible, dans cette perspective corporelle, nous pourrions proposer aux personnes en situation d’illettrisme, de manière complémentaire aux entretiens d’explicitation, des activités d’écriture. L’écriture, comme outil mental ou instrument psychologique selon Vygotsky672, est à entendre dans le sens du principe d’activité selon Pestalozzi : la dimension de la main peut se résumer par le verbe « pouvoir », celui « de transformer la nature et sa propre nature : il ne suffit plus de contempler le monde, il faut le transformer »673. Or, selon Vygotsky, l’outil mental ou instrument psychologique, permet à la fois d’agir sur sa conduite et également sur celle d’autrui : ceux-ci « sont destinés au contrôle du comportement propre ou de celui des autres, tout comme la technique est destinée au contrôle des processus de la nature »674.

Nous souhaitons mettre en place une réelle activité d’écriture et nous entendons ce terme au sens de Leontiev675. Toute activité est tripolaire : elle unit un motif (le générateur de l’activité, sa finalité), une action (qui vise un objet ou objectif immédiat) et des opérations (le mode d’exécution, le contenu de l’activité). Ces trois pôles sont, pour Leontiev676, indissociables.

Prenons un exemple proposé par Leontiev, en rapport avec une activité intellectuelle. Supposons un élève en train de faire ses devoirs : il résout un problème d’arithmétique. Il a conscience du but de son action, qui consiste pour lui à trouver la solution juste et à l’écrire. Mais comment l’enfant conscientise-t-il ce but, quel sens donne-t-il à son action ? Pour répondre à cette question, il faut savoir dans quelle activité s’insère l’action de l’enfant, autrement dit, en quoi consiste le motif de cette action. Peut-être l’enfant souhaite-t-il résoudre la solution afin de faire plaisir à son instituteur, ou de pouvoir aller jouer avec ses camarades. Leontiev appelle ces « motifs du premier type : motifs « seulement compris » »677. Mais les motifs de l’enfant peuvent changer, se transformer, autrement dit, l’enfant peut être amené à donner d’autres sens à son action. Il peut prendre conscience que la résolution du problème participe de son apprentissage de l’arithmétique et que cet apprentissage pourra lui être d’une grande utilité une fois adulte. L’enfant accède alors à un second type de motifs : les « motifs « agissant réellement » »678, c’est-à-dire, des motifs réellement efficients pour le développement psychique de cet enfant. « Il se produit une nouvelle « objectivation » de ses besoins, c’est-à-dire, qu’ils s’élèvent d’un degré »679. Nous saisissons ici toute l’importance des motifs, de leur conscientisation ainsi que de leur nature, dans le développement des fonctions psychiques supérieures de tout individu, fonctions psychiques à l’œuvre dans des activités. Il s’agirait, dans le cadre de notre dispositif, d’amener l’éduqué à développer le second type de motifs, ces motifs agissant réellement sur le développement des fonctions psychiques supérieures de l’individu, c’est-à-dire de l’amener à évoluer d’une motivation extrinsèque (faire plaisir à l’éducateur, par exemple), liée à une extériorité, vers une motivation intrinsèque, liée à la fois au plaisir personnel d’apprendre et également à la volonté de s’insérer dans le monde des lettrés, soit une motivation qui émane de l’intérieur de lui-même.

Après cette présentation du sens de l’activité pour Leontiev680, il convient de revenir à l’objet de notre étude : la lecture-écriture, à laquelle correspond l’outil sémiotique du langage écrit. Lorsqu’un individu est en situation de produire ou de comprendre un message écrit, il va mettre en jeu cet outil sémiotique. Il s’engage alors dans une activité de lecture-écriture. Grâce à l’éclairage de Leontiev, comment définir cette activité particulière ?

Reprenant les travaux de Leontiev sur l’activité, Chauveau681 définit l’acte ou activité de lecture comme tripartite : cette activité unit une action visant un objet, des opérations ainsi qu’un mobile (ce qui correspond au motif chez Leontiev). Nous appliquerons à l’activité d’écriture ce qu’expose Chauveau par rapport à l’activité de lecture.

Un apprenant confronté à la lecture d’un texte va mettre en œuvre une action. Pour Chauveau, cette action vise « l’accès à la compréhension du texte »682 ; il s’agit du volet compréhensif de l’acte de lecture-écriture. Cependant, comme le souligne Van Grunderbeeck683, l’action qu’un apprenant réalise, par le biais de stratégies qu’il met en place, n’a pas toujours une visée compréhensive. Son action peut avoir pour seul objectif l’accès au code, au signifiant graphique, sans volonté d’accéder au sens du texte. Le but de l’éducateur sera d’amener l’apprenant vers cette action compréhensive, sans négliger les opérations nécessaires pour y parvenir, c’est-à-dire « les procédures de traitement de l’information graphique »684. Ces opérations constituent le volet instrumental présent dans tout acte de lecture.

Pour devenir activité, cette action de lecture doit revêtir un sens particulier pour l’apprenant, s’inscrire dans un contexte socio-culturel. Comme nous l’avons vu, l’activité est un processus social qui n’a de sens qu’à travers la conscientisation par l’apprenant de la finalité de son activité, finalité qui dépasse son but premier de compréhension du texte. Pour être engagé dans une activité de lecture, l’apprenant doit avoir un mobile, développer un « projet de lecteur »685 en lien avec la pratique lecturale qu’il entreprend. Chauveau donne un exemple de pratique lecturale : la lecture utilitaire. Le projet du lecteur sera de « lire pour « se débrouiller » dans la vie scolaire et sociale quotidienne »686. Soulignons que beaucoup de personnes en situation d’illettrisme en formation s’inscrivent dans ce type de pratique lecturale et adoptent ce projet de lecteur. Le mobile du lecteur (qui correspond au motif chez Leontiev) renvoie au volet culturel que comprend toute activité ou acte de lecture.

Ces trois volets de l’acte de lecture (volet instrumental, compréhensif, culturel), que l’on peut transférer à l’acte ou activité d’écriture, sont indissociables. L’activité de lecture-écriture prend son sens dans les interrelations réciproques qu’entretiennent ces trois pôles.

L’activité d’écriture, à l’image de l’activité de lecture, se déploie dans une action qui met en jeu un volet compréhensif : il s’agit, en écrivant, à la fois de comprendre ce que l’on écrit et de se faire comprendre. Cette activité mobilise des opérations, ce qui renvoie au volet instrumental, ainsi qu’un mobile, qui recouvre le volet culturel et qui correspond à un projet de scripteur. Comme nous l’avons vu précédemment, l’éducateur s’appuiera sur une motivation intrinsèque chez l’éduqué. Le projet de scripteur s’appuiera sur une grande variété de pratiques scripturales, à l’image des pratiques lecturales que développe Chauveau, c’est-à-dire, non seulement sur des pratiques utilitaires, en prise avec la vie quotidienne, qui permettent d’ancrer les apprentissages dans la vie, mais également sur d’autres pratiques, qui renvoient à diverses fonctions de l’écrit, telle la fonction formative (documents, textes techniques et didactiques, ouvrages scientifiques, manuels scolaires, …) qui renvoie à une pratique intellectuelle selon Chauveau (écrire pour apprendre, comprendre, se former, réfléchir), ou encore la fonction imaginative (textes fictionnels et littéraires, les contes, les légendes, les romans, …) qui renvoie à une pratique patrimoniale selon Chauveau (écrire pour découvrir le patrimoine littéraire ou culturel). Pour développer des compétences en matière de lecture et d’écriture, l’apprenti lecteur-scripteur doit se confronter à une palette variée de supports d’écrits. Pour apprendre à lire et à écrire, il est important que l’apprenant ait conscience de plusieurs fonctions de l’écrit et s’engage dans différentes pratiques lecturales. La maîtrise du savoir-lire « implique que l’apprenti-lecteur ait saisi l’éventail des possibilités qu’offre la lecture et qu’il ait acquis des savoirs et des savoir-faire sur les pratiques et les objets de la culture écrite »687.

Nous pourrions faire intervenir l’activité d’écriture à plusieurs temps de notre dispositif : tout d’abord, comme une tâche préalable à un entretien d’explicitation. Ensuite, comme une tâche conclusive de l’entretien d’explicitation afin, par exemple, de revenir sur les actions qui ont été le support de l’entretien, suite aux prises de conscience que l’éduqué a effectuées lors de celui-ci. Enfin, comme activité où celui-ci se raconte, écrit un vécu personnel, ce qui met en jeu à la fois les dimensions de la tête (à travers les opérations cognitives sollicitées par l’activité d’écriture), du cœur (intervient la dimension émotionnelle du vécu de l’éduqué) et de la main (à travers la mise en jeu du corps ainsi qu’à travers les initiatives que prend celui-ci dans son activité d’écriture, le choix de l’activité à tel moment, le choix dans l’écriture de tel ou tel événement personnel, le choix des mots, …). L’éduqué pourra écrire sans documents support, se basant, par exemple, sur un vécu personnel intériorisé. Mais l’éducateur pourra également lui proposer d’écrire à partir de supports d’écrits qu’il essaiera de varier au maximum, à partir des intérêts de l’éduqué, afin de couvrir les diverses fonctions de l’écrit telles que Chauveau les définit, ce qui permet de développer un réel projet de scripteur en s’engageant dans plusieurs pratiques scripturales (utilitaires, intellectuelles et patrimoniales). C’est ainsi que notre dispositif, d’une part, sera en prise avec la vie, d’autre part, s’inscrira au plus près des intérêts et désirs de l’éduqué.

Quelle forme précise peut prendre la narration d’un vécu personnel par la personne en situation d’illettrisme ? Nous nous référerons ici au récit biographique tel que nous l’avons exposé dans la partie précédente (point B – La dimension du cœur : l’axe des émotions et des sentiments. Que puis-je espérer ?). Plus précisément, ce récit biographique prendra l’allure d’une biographie éducative, selon la définition et les objectifs de Dominicé : celle-ci « représente toujours un fragment significatif de ce qu’un adulte pense de l’éducation et de la formation en fonction des expériences vécues au cours de son histoire personnelle, professionnelle ou sociale »688. Ce travail biographique comporte deux phases : une phase orale, pendant laquelle la personne narre un vécu personnel, la manière dont l’éducation et la formation résonnent avec son histoire ; puis une phase écrite, une seconde version du récit oral, qui suit ce dernier chronologiquement. Quelles fonctions peut revêtir ce récit écrit outre la mise en activité de la personne, selon Leontiev689 ? Dominicé souligne en premier lieu la fonction de réinterprétation que permet l’écriture : « le texte est en quelque sorte une réinterprétation, qui aboutit parfois à une réorganisation du récit oral »690. Nous voyons ici l’impact de l’activité d’écriture sur l’activité initiale de parole, les interactions entre le langage oral et le langage écrit que nous avons étudiées dans ce travail doctoral. L’activité d’écriture contient une seconde fonction mise en avant par Dominicé : « le texte requiert une plus grande formalisation. Il crée une distance à l’égard de la vivacité orale »691. Elle favorise la prise de recul par rapport à son vécu personnel, la mise à distance, la réflexion. Comme le souligne Vygotsky692, cette activité a une influence sur la fonction psychique supérieure de la pensée, en permettant de la réorganiser. La « mise en forme » participe de la « prise de forme » ainsi que nous l’avons souligné dans le point précédent (B – La dimension du cœur).

Pour terminer, nous pouvons mettre l’accent sur deux points.

Tout d’abord, « le récit biographique renforce aussi l’envie d’écrire »693, comme l’a remarqué Dominicé. Apparaît ici une dimension déjà évoquée dans ce travail, la dimension conative, à travers le concept de motivation, le goût d’apprendre et l’intérêt. L’activité d’écriture qui conduit à l’élaboration d’un récit biographique stimule le désir de prolonger et reprendre cette activité. Ce constat est-il valable uniquement chez les personnes qui maîtrisent la compétence scripturale ? Qu’en est-il chez les personnes qui sont inscrites dans une démarche d’apprentissage de cette compétence ou qui n’ont pas l’habitude d’écrire ? Pour ces dernières, et plus précisément à propos de la lecture, voici ce qu’écrit Dominicé : la recherche de mots exacts afin d’écrire le récit biographique « conduit à réduire la distance entre pratique et texte, que les adultes éprouvent lorsqu’ils font l’effort de se remettre à lire »694.

Un second point que nous pouvons souligner réside en l’influence du destinataire du récit biographique lorsque la personne l’écrit : « la forme que prend l’écriture dépend des interlocuteurs que cet auteur a en tête lorsqu’il écrit. L’influence de l’adresse est centrale »695. Nous pouvons ici rappeler que, selon Chauveau696, toute activité d’écriture s’inscrit dans un projet, mobilise un motif. Ce projet peut être d’écrire pour quelqu’un d’autre, par exemple dans une optique de témoignage. Cet interlocuteur peut également être soi-même en tant que témoin de sa propre vie.

Ainsi, nous pouvons faire appel à l’activité d’écriture à divers moments de notre dispositif afin de solliciter la dimension de la main qui est – rappelons-le – en interaction constante avec les deux autres dimensions, celle de la tête et celle du cœur, selon la triade pestalozzienne. N’oublions pas, pour finir, qu’il s’agit d’inscrire ces moyens dans une visée de liberté, du côté de l’éduqué. Il s’agit que ce dernier se fasse une œuvre de lui-même, selon les propos de Pestalozzi : « le moyen ainsi élaboré sera à son tour remis entre les mains de l’intéressé pour qu’il se constitue en œuvre de soi-même »697.

Entre une volonté de penser un dispositif à destination d’un autre, d’élaborer des moyens pour que celui-ci entre dans la lettre et la volonté qu’il se prenne en main lui-même et se fasse une œuvre de soi-même se dessine une tension et se dégage un paradoxe. Nous allons y consacrer à présent un développement et en dessiner une gestion pédagogique, autour de la question de l’autonomie.

Notes
672.

VYGOTSKY, L.S. (1935). Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 95-117.

673.

SOETARD, M. La Méthode comme anthropologie pédagogique. In PESTALOZZI, J.H., Ecrits sur la Méthode : Volume I – Tête, cœur, main. Le Mont-sur-Lausanne : LEP Editions Loisirs et Pédagogie SA, 2008, p. 181-182.

674.

VYGOTSKY, L.S. (1935). Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 39.

675.

LEONTIEV, A.N., Le développement du psychisme. Paris : Ed. Sociales, 1976

676.

LEONTIEV, op. cit., 1976

677.

p. 291.

678.

Ibid.

679.

Ibid.

680.

LEONTIEV, op. cit., 1976

681.

CHAUVEAU, G., Comment l’enfant devient lecteur : pour une psychologie cognitive et culturelle de la lecture. Paris : Retz, 1997

682.

p. 78.

683.

VAN GRUNDERBEECK, N., Les difficultés en lecture : diagnostic et pistes d’intervention. Paris : Gaëtan Morin, 1994

684.

CHAUVEAU, G., Comment l’enfant devient lecteur : pour une psychologie cognitive et culturelle de la lecture. Paris : Retz, 1997, p. 105.

685.

p. 128.

686.

p. 157.

687.

p. 129.

688.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002, p. 113.

689.

LEONTIEV, A.N., Le développement du psychisme. Paris : Ed. Sociales, 1976

690.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002, p. 112.

691.

Ibid.

692.

VYGOTSKY, L.S. (1935). Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 95-117.

693.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002, p. 113.

694.

Ibid.

695.

p. 187.

696.

CHAUVEAU, G., Comment l’enfant devient lecteur : pour une psychologie cognitive et culturelle de la lecture. Paris : Retz, 1997

697.

SOETARD, M. Sciences de l’éducation ou sens de l’éducation ? L’issue pédagogique. In HOUSSAYE, J., SOETARD, M., HAMELINE, D., FABRE, M., Manifeste pour les pédagogues. Issy-les-Moulineaux : ESF éditeur, 2002, p. 70.