IV – « Aide-moi à faire tout seul » ou le paradoxe de l’autonomie : le rôle émancipateur de la métacognition.

Dans son entreprise, l’éducateur est confronté à de multiples tensions, que nous nommerons, à l’instar de Barel698, et selon la définition qu’il en donne, des paradoxes. Meirieu parle plutôt de contradictions. C’est ainsi qu’il définit la tension, au sens pédagogique, comme une métaphore utilisée « pour décrire l’état d’un éducateur qui doit faire face à des exigences contradictoires et ne peut, sans inconséquence, en abandonner aucune »699. Il est à souligner que, sur le plan de la logique, le paradoxe et la contradiction diffèrent. Selon Barel, le paradoxe est une différence de deux termes qui ne sont pas complémentaires, de classe logique différente, c’est-à-dire de niveau logique différent. La contradiction, quant à elle, apparaît comme une opposition entre deux membres d’une même classe logique (a et non-a, par exemple). Lorsque, citant Meirieu, celui-ci emploiera le terme de « contradiction », nous y entendrons celui de « paradoxe ». De nombreux paradoxes parcourent le discours pédagogique. Ce dernier peut être entendu en effet « en tant qu’expression des contradictions constitutives de l’entreprise éducative »700. Comment l’éducateur peut-il faire pour tenter de gérer pédagogiquement ces multiples paradoxes ? Nous verrons qu’il peut essayer la « ruse », mais cela comporte des limites ; il doit plutôt, au final, assumer ces paradoxes en une tension fondatrice.

Le paradoxe qui nous occupe à présent est celui pointé dans l’oxymore suivant par Maria Montessori701 : « aide-moi à faire tout seul » qui est le paradoxe de l’autonomie : afin de pouvoir réaliser une activité tout seul, l’éduqué a besoin d’être guidé, étayé par une personne plus experte que lui. C’est tout le paradoxe contenu dans la zone proximale de développement définie par Vygotsky702 : dans cette zone, la personne est guidée, aidée par un expert (pair plus avancé ou adulte) dans le but de pouvoir par la suite réaliser l’activité seul, sans aide d’autrui. Quelle attitude pédagogique s’agit-il alors de développer pour aider l’éduqué tout en lui permettant de se passer de cette aide ?

En premier lieu, nous allons poser, avec Meirieu, les deux termes qui constituent ce paradoxe. L’autonomie s’entend comme un espace ouvert entre la gestion pédagogique de l’éducation comme instrumentation, d’une part, et l’éducation comme interpellation de la liberté de l’éduqué, d’autre part.

Reprenant le titre d’un ouvrage de Daniel Hameline703, Meirieu souligne que « la pédagogie se constitue […] comme activité en tension permanente entre « ce qui domestique et ce qui affranchit » »704, entre ce qui instrumente l’activité de l’éduqué et ce qui interpelle sa liberté. Il s’agit pour l’éducateur, d’un côté d’organiser l’activité pédagogique, de rationaliser les démarches et les savoirs (c’est ce que nous bâtissons à travers la formalisation de notre dispositif formatif, de notre outil705, au sens d’un artefact externe à la personne), d’un autre côté de se préoccuper de ce que l’autre peut devenir, en se retirant, en se dégageant, en interpellant la liberté de l’éduqué (nous essayons d’œuvrer en ce sens en articulant une pédagogie de l’explicitation qui aille dans le sens d’une émancipation de l’apprenant).

Les deux termes de ce paradoxe sont interdépendants, s’interpénètrent mutuellement, ce qui en rend la gestion pédagogique délicate. La pédagogie est la double affirmation selon laquelle : « toute éducation à la liberté impose une instrumentation de cette liberté, […] toute rationalisation didactique requiert un souci constant de ce qui permet à l’autre d’échapper à l’emprise technocratique qu’elle exerce sur lui »706. L’éducateur œuvre dans deux directions qui semblent paradoxales : l’organisation d’activités pédagogiques pensées pour l’autre : dans cet ordre de l’instrumentation, Meirieu rappelle qu’ « il n’y a pas de limite possible à notre recherche et à notre imagination »707. Nous nous inscrivons pleinement dans cet ordre lorsque nous élaborons, dans notre travail doctoral, un dispositif formatif à destination de personnes en situation d’illettrisme. Nous réfléchissons à la formalisation d’un outillage pédagogique qui permettrait à des personnes en situation d’illettrisme d’opérer un mouvement développemental menant de l’oral vers l’écrit. Le cœur de notre dispositif réside en l’explicitation, une activité métacognitive. Celle-ci, comme nous le reverrons plus loin, permet de convoquer le deuxième terme du paradoxe que nous étudions, à savoir la visée d’émancipation de l’éduqué. La seconde direction dans laquelle nous pouvons œuvrer est celle du développement du sujet. Cela nous place dans l’ordre de l’accompagnement de celui-ci, au sens de Le Bouëdec708, dans la mesure où sa liberté est interpellée. Cet ordre suppose une attitude particulière de l’éducateur que nous reverrons, qui consiste à se retirer, ce qui renvoie au désétayage selon Bruner709. En réfléchissant à l’élaboration d’une pédagogie de l’explicitation, c’est à la gestion pédagogique de ce paradoxe que nous travaillons. Nous essayons d’assumer la tension entre l’ordre de l’instrumentation et l’ordre de l’interpellation de la liberté de l’éduqué. La métacognition, qui constitue le noyau de cette pédagogie, nous semble à même d’assumer cette tension, comme nous le reverrons plus loin.

Nous pouvons reformuler les deux termes de ce paradoxe de la manière suivante : d’un côté, est présent un cadre imposé, de l’autre, existe une liberté d’initiative. La gestion pédagogique de ce paradoxe invite à ouvrir un espace d’autonomisation. Selon Meirieu, « l’Ecole doit proposer un cadre strict fait de contraintes et de ressources qui structurent et soutiennent la progression de chaque élève »710. Les ressources peuvent être constituées de modèles à imiter, en la personne des pairs ou bien des adultes experts. Dans le cadre de notre dispositif formatif, le modèle à imiter peut être représenté par l’éducateur lettré. A côté de ces ressources, existe un système de contraintes, lorsque par exemple ce dernier refuse d’être un recours systématique et invite l’éduqué à aller chercher par lui-même la réponse à son questionnement. Se dessine ici une perspective d’autonomie du côté de l’apprenant.

Comment gérer pédagogiquement ce paradoxe entre un cadre imposé et une liberté d’initiative, gestion à même d’ouvrir un espace d’autonomisation pour l’éduqué ? Meirieu propose une solution : « quand il n’y a pas d’autre solution, quand on se trouve en face de deux exigences qui apparaissent contradictoires, il ne reste qu’une solution, la ruse »711, à l’instar de la ruse rousseauiste : « Tout faire en ne faisant rien »712. « Tout faire » d’un côté, afin de s’inscrire dans la mission de l’éducateur, « en ne faisant rien », d’un autre côté, car c’est la condition de l’efficacité de cette mission : le pouvoir de l’homme sur l’homme se heurte toujours à un irréductible : la liberté de l’éduqué. L’éducation fonctionnelle de Claparède est, selon Meirieu713, une formalisation de la ruse rousseauiste, tout comme la pédagogie de projet chère à Dewey. Comment l’éducateur appliquant cette ruse agit-il ? Il convient de « créer les conditions qui permettent à l’enfant d’effectuer librement les apprentissages qui auront été décidés autoritairement par l’adulte, seul censé connaître quels sont ses véritables intérêts »714.

Mais la ruse – aussi astucieuse soit-elle - présente aussi ses limites, en maintenant intacts les paradoxes rencontrés. Ainsi, « on n’y laisse s’exprimer la liberté de l’élève que pour mieux la circonvenir »715. Quoi qu’on fasse, on ne sort pas de la situation paradoxale. Dès lors, comment gérer pédagogiquement celle-ci ? Meirieu propose une piste de réflexion : il s’agirait d’« assumer les contradictions sous forme d’une tension interne féconde capable de contribuer à l’invention de dispositifs permettant d’intégrer et, si possible, de dépasser ces deux pôles »716. Quelle tension pourrions-nous penser ? Afin d’ouvrir un espace d’autonomisation dont Meirieu rappelle qu’il s’agit d’un principe régulateur de l’action pédagogique, il conviendrait de procéder par étayages et désétayages successifs : « étayages par la mise en place de structures rigoureuses de contraintes et de ressources, désétayages par la suppression progressive et contrôlée des étais »717. Cela ne signifie pas qu’à des périodes de contrôle absolu succéderont des phases de retrait total. « La dialectique étayage / désétayage doit […] être accompagnée, en permanence, par ce que nous nommons des activités de « métacognition » »718. Il convient d’aider l’éduqué à opérer des prises de conscience par rapport au processus d’autonomisation dans lequel il est engagé. Notre pédagogie de l’explicitation s’inscrit bien dans cette perspective.

Nous allons voir à présent comment notre pédagogie de l’explicitation est interrogée par ce paradoxe. Nous allons placer au centre de notre réflexion ce qui constitue le cœur de celle-ci, à savoir la métacognition. Selon Meirieu, « la formation à l’autonomie requiert une formation de la volonté qui traverse l’ensemble des composantes de l’activité scolaire »719. Or, cette formation à la volonté passe par la capacité à savoir que l’on sait et pas seulement à savoir. Ici apparaît l’importance de la métacognition qui est incarnée dans notre pédagogie de l’explicitation par les entretiens d’explicitation. Or, selon Meirieu, la métacognition s’inscrit dans une visée d’émancipation, ce qui permet le développement d’une véritable autonomie. Si le savoir libère des formes d’emprise, notamment le savoir lire-écrire, le savoir sur le savoir est encore plus émancipateur : « un être qui met en œuvre, au quotidien, une véritable autonomie car il aura fait, à l’Ecole, cette expérience décisive et contagieuse du savoir qui libère de toutes les formes d’emprise, y compris de celle des situation scolaires »720. Le savoir lire-écrire en particulier libère ; il s’agit en formant les sujets à ce savoir, de l’inscrire délibérément dans cette visée émancipatrice : comme le souligne Meirieu, « il me semble essentiel, pour inscrire l’accès à la langue dans la lutte contre toutes les formes d’exclusion, de faire délibérément de la lecture – comme n’a cessé de l’expliquer le grand théoricien brésilien de « l’alphabétisation », Paulo Freire – un acte de résistance par lequel l’individu échappe aux pouvoirs qui cherchent à circonvenir sa liberté et gagne ainsi du pouvoir sur lui-même »721. Mais plus encore, le savoir sur le savoir libère l’éduqué. Comment Meirieu définit-il la métacognition ? Il l’entend « comme la réflexion sur l’interaction entre les connaissances et le sujet »722. Elle est au cœur du nouage entre une extériorité, les connaissances sur lesquelles le sujet réfléchit, opère des prises de conscience – les connaissances sont objets de réflexion – et une intériorité, celle du sujet qui réalise ces prises de conscience à partir de ses structures mentales. « Et ce que je nomme ici « métacognition » n’est nullement en extériorité par rapport aux savoirs eux-mêmes ; c’est exactement ce par quoi les connaissances transmises deviennent outils d’émancipation »723. Réfléchir sur la façon dont on a acquis des connaissances, dont on peut les utiliser et les étendre est source de libération, donc d’une plus large capacité d’autonomie : « la construction d’une personne libre ne requiert pas seulement le partage des savoirs mais aussi l’élaboration progressive de « méta-connaissances », c’est-à-dire de connaissances sur la manière dont elle a acquis, peut utiliser et étendre ses savoirs »724. Notre pédagogie de l’explicitation transmet et émancipe à la fois : elle transmet à travers un cadre imposé, à travers la rationalisation d’un dispositif pédagogique, un véritable outil ou artefact externe selon Rabardel725, qui a pour but de permettre la progression de l’éduqué, par le biais d’un ensemble de ressources et de contraintes. Elle émancipe, dans le même temps, devenant pour celui-ci un véritable instrument par l’intermédiaire notamment d’un accompagnement à la métacognition, grâce aux entretiens d’explicitation. Le savoir lire-écrire libère, autorisant à dire le « partout » et le « toujours », donc à sortir des contingences matérielles et temporelles, à nous hisser au-dessus de notre humaine condition. Le savoir sur le savoir lire-écrire, en permettant des prises de conscience successives sur sa manière d’apprendre et d’agir, émancipe davantage.

Le paradoxe, fondateur des discours pédagogiques, est nécessaire en ce domaine : « si jamais l’homme ne se trouvait plus devant la contradiction tout problème aurait disparu pour lui, en même temps que toute possibilité d’action […], en même temps qu’aurait disparu pour l’homme toute possibilité de prendre conscience de lui-même et de la nature »726. Le paradoxe apparaît donc comme bénéfique, il aide au retour sur soi, à la pensée réflexive. Notre questionnement actuel sur les paradoxes qui fondent notre pédagogie de l’explicitation n’est pas sans lien avec la métacognition. En permettant de réfléchir à une action pédagogique qui tente d’assumer les tensions, il apparaît que les paradoxes sont bien nécessaires : « ce sont précisément ces contradictions qui permettent, quand on les considère dans toute leur ampleur et sans tenter de les réduire, d’ouvrir un véritable espace d’intelligibilité des savoirs pédagogiques »727. Une indéniable inventivité pédagogique peut se déployer au sein de cet espace.

Les paradoxes – que Meirieu nomme « contradictions » - parcourent et fondent le discours pédagogique. Le paradoxe que nous venons d’étudier, qui peut être résumé par l’oxymore : « aide-moi à faire tout seul », se déploie entre la conception d’une instrumentation nécessaire du sujet auquel l’éducateur impose le monde et fournit des outils afin qu’il le comprenne, et une interpellation de sa liberté par laquelle on le respecte dans ses désirs et sa démarche. On peut tenter d’ouvrir un espace d’autonomie par la ruse rousseauiste : « Tout faire en ne faisant rien » - mais elle maintient intact le paradoxe rencontré. Il vaut mieux essayer d’intégrer et si possible de dépasser les deux pôles en pensant une dialectique étayage / désétayage à la lueur des travaux de Vygotsky728. Cette perspective nous ouvre à la métacognition dont on a vu combien elle était source de libération pour l’éduqué. Notre pédagogie de l’explicitation s’inscrit pleinement au cœur de ce paradoxe de l’autonomie et s’efforce d’en assurer une gestion pédagogique.

Notes
698.

BAREL, Y., Le paradoxe et le système : essai sur le fantastique social. Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, 2ème éd., 1989

699.

MEIRIEU, P. (2004). Faire l’Ecole, faire la classe. Paris : ESF Editeur, 2ème éd., 2006, p. 71.

700.

MEIRIEU, P., La pédagogie entre le dire et le faire. Paris : ESF Editeur, 1995, p. 109.

701.

MEIRIEU, P. (Dir.) Maria Montessori : peut-on apprendre à être autonome ?. Mouans-Sartoux : PEMF, 2001

702.

VYGOTSKY, L.S. (1935). Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 95-117.

703.

HAMELINE, D., Le domestique et l’affranchi. Paris : Editions ouvrières, 1977

704.

MEIRIEU, P., La pédagogie entre le dire et le faire. Paris : ESF Editeur, 1995, p. 116.

705.

RABARDEL, P. Qu’est-ce qu’un instrument ? Appropriation, conceptualisation, mises en situation. Le mathématicien, le physicien et le psychologue, CNDP-DIE, mars 1995, p. 61-65.

706.

MEIRIEU, P., La pédagogie entre le dire et le faire. Paris : ESF Editeur, 1995, p. 114.

707.

p. 116.

708.

LE BOUEDEC, G., DU CREST, A., PASQUIER, L., STAHL, R., L’accompagnement en éducation et formation : un projet impossible ?. Paris : L’Harmattan, 2001

709.

BRUNER, J.S., Le développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire. Paris : PUF, 1983

710.

MEIRIEU, P. (2004). Faire l’Ecole, faire la classe. Paris : ESF Editeur, 2ème éd., 2006, p. 103.

711.

MEIRIEU, P., La pédagogie entre le dire et le faire. Paris : ESF Editeur, 1995, p. 124. C’est l’auteur qui souligne.

712.

p. 127.

713.

p. 124.

714.

Ibid.

715.

p. 126.

716.

MEIRIEU, P. (2004). Faire l’Ecole, faire la classe. Paris : ESF Editeur, 2ème éd., 2006, p. 72.

717.

p. 108.

718.

Ibid.

719.

p. 106.

720.

p. 107.

721.

MEIRIEU, P., Illettrisme et exclusion : quels liens entre ces deux situations ?. Colloque du 23 octobre 2001 organisé à Paris par la Fondation Caisse d’Epargne pour la Solidarité, Les Cahiers de la fondation, p. 18.

722.

MEIRIEU, P., Le choix d’éduquer : éthique et pédagogie. Paris : ESF Editeur, 1991, p. 139.

723.

p. 136.

724.

p. 137.

725.

RABARDEL, P. Qu’est-ce qu’un instrument ? Appropriation, conceptualisation, mises en situation. Le mathématicien, le physicien et le psychologue, CNDP-DIE, mars 1995, p. 61-65.

726.

MEIRIEU, P., La pédagogie entre le dire et le faire. Paris : ESF Editeur, 1995, p. 116.

727.

p. 127.

728.

VYGOTSKY, L.S. (1935). Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 95-117.