Conclusion

La problématique qui a guidé notre travail doctoral était la suivante : « en quoi l’explicitation orale peut-elle favoriser le mouvement développemental de l’oral vers l’écrit chez des personnes en situation d’illettrisme ? ». Pour y répondre, nous avons émis l’hypothèse selon laquelle l’explicitation, comme prise de conscience provoquée par un médiateur, permet le développement d’une conceptualisation, se soutenant d’un mouvement d’abstraction. Afin de donner forme à cette hypothèse, nous avons mis en place un dispositif formatif centré sur l’explicitation auprès de personnes en situation d’illettrisme. Celui-ci se compose de deux types d’entretien : une série de deux entretiens narratifs et une série de trois entretiens d’explicitation menés selon la méthodologie décrite par Vermersch729.

L’analyse qualitative des entretiens d’explicitation menés auprès de 5 personnes en situation d’illettrisme a révélé qu’elles présentaient un certain nombre de difficultés dans le processus d’explicitation, ce qui nous a amenée à établir une typologie de 12 obstacles, du côté de l’interviewé, pour expliciter un vécu d’action. Il s’agit d’autant d’obstacles à la posture d’évocation, à la position de parole incarnée. Nous avons montré que certains de ces obstacles sont liés à la procédure de l’entretien, aux techniques que nous avions pu ou non utiliser, d’autres sont inhérents à l’apprenant. En somme, nous constatons un écart entre les résultats attendus par hypothèse et les résultats observés : les personnes en situation d’illettrisme interviewées présentent de nombreuses difficultés à expliciter le vécu de leurs actions. Afin d’opérer un retour sur notre problématique, reformulée dans une perspective de faisabilité, nous avons dégagé les principales limites et forces du dispositif formatif mis en place. Nous avons essayé de penser une pédagogie de l’explicitation à destination de personnes en situation d’illettrisme – qui ne se limite pas à l’application de la technique de l’entretien d’explicitation – qui permettrait de dialectiser contrainte et liberté, par rapport à laquelle le pédagogue se pose en médiateur, étaye l’apprenant et postule l’éducabilité de celui-ci. Cette pédagogie de l’explicitation ainsi conçue est vigilante par rapport à la distance entre le pédagogue et l’apprenant, la différence de sens attribué au dispositif, une prise en compte trop parcellaire de l’apprenant.

Nous allons nous centrer à présent sur l’explicitation dans une double dimension, celle du processus en premier lieu, celle de la démarche de formation autour de l’explicitation en second lieu pour essayer de dégager ce qui pourrait être intégré dans ces deux dimensions et qui pourrait les enrichir.

Centrons-nous en premier lieu sur le processus d’explicitation au cœur de notre travail doctoral et soulignons les éléments qui pourraient l’enrichir. L’explicitation telle que la décrit Vermersch apparaît fondamentalement comme une technique. Au-delà de ce versant, le processus d’explicitation s’enrichirait à être complété par des attitudes appropriées du côté de l’interviewer. Autrement dit, s’il est important que ce dernier parvienne à une maîtrise experte des techniques qui constituent l’explicitation, il paraît tout aussi nécessaire qu’il développe une qualité de présence à l’autre, qu’il manifeste des savoirs relationnels. La sphère relationnelle apparaît cruciale en formation aux côtés de la dimension des connaissances, des savoirs et savoir-faire. Delory-Momberger, qui étudie la biographie éducative, s’est penchée sur ce que retenaient de l’école les adultes en formation. Elle souligne que « ce que les adultes en formation retiennent de l’école, ce qu’ils désignent de leur temps scolaire comme étant significatif pour leur parcours de formation, ce sont, beaucoup plus que des contenus de connaissance, les expériences relationnelles, affectives, sociales, dont l’école a été pour eux le champ et dont la polarité émotionnelle a marqué leur rapport à l’apprentissage et au savoir »730.

Pour en revenir au processus d’explicitation, Vermersch s’inscrit pleinement dans cette optique : dans son livre qui décrit la technique de l’entretien d’explicitation, il introduit, dans le sixième chapitre, « la dimension relationnelle »731 qui complète la dimension proprement technique de l’entretien. Il rappelle alors que « l’entretien ne se résume pas à la mise en œuvre de techniques, même si elles sont maîtrisées avec virtuosité »732. La maîtrise experte de techniques ne suffit pas à elle seule au bon déroulement d’un entretien d’explicitation. Vermersch aborde la dimension relationnelle selon deux points de vue complémentaires : il montre comment initier et maintenir la communication entre l’interviewer et l’interviewé par l’établissement d’un contrat de communication, puis comment repérer, créer et maintenir la communication à travers les techniques de la programmation neuro-linguistique. En somme, il expose un certain nombre de techniques au service de la dynamique relationnelle en jeu dans l’entretien.

Il nous semble important, au-delà de ces descriptions techniques, d’interroger, avec Rogers733, la dimension de la qualité de présence à l’autre à travers les trois conditions attitudinelles qu’il définit. Nous avons montré dans la troisième partie de ce travail que c’est en faisant interagir ces trois conditions (la congruence, le regard positif inconditionnel et l’empathie) que l’éducateur pourra gérer au mieux sa distance avec l’éduqué et contenir le paradoxe entre la proximité et la distance qui le lie ou le sépare de lui. Cette distance doit être suffisamment grande afin de permettre au langage de se constituer, de fonctionner, mais en même temps elle ne doit pas être trop grande sinon le dispositif pourra difficilement opérer.

Comment parvenir à introduire la dimension relationnelle aux côtés de la technique de l’explicitation ? Au-delà des connaissances sur cette technique et de la mise en œuvre outillée d’un savoir-faire, il importe que l’éducateur fasse retour sur lui-même dans une dynamique visant à mieux se connaître soi-même. Afin d’aider l’autre dans la mise en mots d’un vécu d’action par le biais de techniques et de le comprendre à partir de son vécu dans ce qui fait sa singularité, il convient, de manière paradoxale, de bien se connaître soi-même et d’être soi. Selon Hameline et Dardelin, « un philosophe dirait, et les psychologues rogériens ne le démentiraient pas, que pour se sentir solidaires, les personnes doivent s’être assumées solitaires »734. Il nous paraît donc important afin d’enrichir le processus d’explicitation que l’interviewer qui conduit l’entretien vive une formation expérientielle à l’entretien d’explicitation, qu’il fasse l’expérience de l’intérieur de la démarche d’explicitation, qu’il se confronte, à l’image des personnes en situation d’illettrisme à qui est proposé ce dispositif formatif, à des tâches de lecture-écriture puis à des entretiens d’explicitation : il éprouvera ainsi de l’intérieur ses propres procédures mentales en situation. Il parviendra ce faisant à mieux se connaître lui-même et pourra développer une attitude d’authenticité.

La dimension relationnelle serait donc à même d’enrichir le processus d’explicitation ainsi que nous l’avons vu précédemment. Un paradoxe se fait jour entre une nécessaire directivité technique à l’œuvre dans la conduite d’un entretien d’explicitation et une non directivité relationnelle. Cette dialectique nous semble inscrite au cœur de la technique d’explicitation : comme le souligne Vermersch, celle-ci est directive dans les contenants mais non directive dans les contenus en ce sens où elle allie à la fois une directivité technique (il s’agit de guider fermement le sujet vers l’explicitation de contenus) et une non directivité tant relationnelle que sur le plan des contenus à expliciter. Si cette dialectique concerne le processus même d’explicitation, elle a aussi un impact sur le dispositif formatif global : à la lueur de ce paradoxe, nous pouvons nous poser la question de la nature de l’accompagnement qui pourrait être mené auprès de personnes en situation d’illettrisme. Nous reviendrons plus amplement sur cette interrogation.

Un autre paradoxe convoque cette dialectique, celui de l’autonomie qui peut se résumer par l’oxymore suivant : « aide-moi à faire tout seul ». Comment gérer pédagogiquement ce paradoxe ? Afin d’ouvrir un espace d’autonomisation, il conviendrait de procéder par étayages et désétayages successifs. Cette dialectique fait écho à celle qui lie la directivité technique à la non directivité relationnelle à l’œuvre dans le processus d’explicitation. Meirieu souligne que « la dialectique étayage / désétayage doit […] être accompagnée, en permanence, par ce que nous nommons des activités de « métacognition » »735. L’explicitation est par nature une activité métacognitive : elle met en œuvre la dialectique directivité / non directivité qui fait écho à celle qui lie l’étayage avec le désétayage. Elle permet donc d’ouvrir à un espace d’autonomie et s’inscrit dans une dynamique d’émancipation.

Nous avons souligné plus avant que l’explicitation telle que Vermersch la décrit apparaît comme une technique. Nous avons montré l’importance d’enrichir celle-ci par une dimension relationnelle. Il nous semble tout aussi important d’introduire la dimension du sens qu’attribue l’apprenant à l’explicitation au-delà de la technicité de cette dernière. Traitant de la biographie éducative, Dominicé montre l’importance du sens que prennent des connaissances nouvelles ou de nouveaux comportements en formation dans l’histoire de vie singulière des apprenants au-delà de la technique formative utilisée : ainsi, selon lui, « ce que je cherche à souligner, c’est que l’acquisition de connaissances nouvelles ou la maîtrise de nouveaux comportements tiennent davantage au sens qu’elles prennent dans la vie d’un adulte qu’aux techniques d’enseignement utilisées. La formation, quels que soient ses détours, est faite de ce qui a un écho dans le contexte de l’histoire de vie d’un adulte »736. La technique d’explicitation permet d’ouvrir l’éduqué à une sphère de connaissances et de savoirs nouveaux. Il convient dès lors de se demander quel sens cette technique prend dans son histoire de vie singulière. La question de l’école notamment n’est pas anodine qui plus est concernant des adultes en situation d’illettrisme. Rappelons que malgré une scolarisation qui les a confrontés à un apprentissage du lire-écrire, ces derniers ne maîtrisent pas ou plus la lecture-écriture, ce qui rend difficile leur vie quotidienne, personnelle, sociale et/ou professionnelle.

La question du sens que nous soulevons peut être introduite par la biographie éducative telle que Dominicé737 l’a formalisée. Il conviendra d’interroger alors le parcours scolaire de l’adulte en situation d’illettrisme. Rappelons ici l’entretien sur le vécu de la scolarité que nous avions conduit avec Martine, en complément des entretiens d’explicitation. La nécessité de ce nouveau type d’entretien était apparue au fil des divers entretiens d’explicitation alors que cette apprenante opérait de multiples digressions pour évoquer le vécu de sa scolarité. A l’écoute de cette histoire singulière qu’elle essayait de tisser au long des entretiens d’explicitation, nous avons décidé d’introduire la biographie éducative à la faveur d’un entretien centré sur la dimension de l’histoire scolaire de Martine. Il nous est donc apparu que les seuls entretiens d’explicitation s’avéraient insuffisants. S’ils permettent de mettre en forme l’histoire de l’éduqué, via une narration orale, ils ne peuvent, pris isolément, répondre à son besoin de prise de forme qui s’entend par rapport au sens que la formation prend dans celle-ci. Les entretiens d’explicitation ont ainsi permis à Martine de mettre en forme son vécu cognitif et affectif dans un récit oral à partir de tâches de lecture-écriture. Complétés par un récit de vie prenant l’allure d’une biographie éducative, ceux-ci l’ont autorisée à inscrire le processus d’explicitation dans un sens qui fait écho à son histoire de vie, ce qui renvoie à une prise de forme singulière du sujet. Soulignons, pour finir, que le sens donné à l’explicitation rejoint la dimension de la liberté de l’éduqué au-delà de la directivité d’un processus technique.

Nous allons à présent nous centrer sur les éléments qui devraient être intégrés dans la démarche de formation autour de l’explicitation.

Soulignons en premier lieu que la démarche formative que nous avons formalisée dans ce travail relève d’une instrumentation, au sens où nous avons organisé des activités pédagogiques pensées pour les personnes en situation d’illettrisme : nous avons ainsi rationalisé des démarches et des savoirs articulés autour de l’explicitation. Il convient cependant de rappeler que l’instrumentation ne peut s’entendre indépendamment de l’interpellation de la liberté de l’éduqué. La pédagogie est en effet la double affirmation selon laquelle « toute éducation à la liberté impose une instrumentation de cette liberté, […] toute rationalisation didactique requiert un souci constant de ce qui permet à l’autre d’échapper à l’emprise technocratique qu’elle exerce sur lui »738. Entre instrumentation de l’éduqué et interpellation de sa liberté se dessine un espace d’autonomisation comme nous le verrons plus loin.

Quels éléments saillants retenons-nous de notre réflexion autour de l’élaboration d’un dispositif formatif centré sur l’explicitation à destination de personnes en situation d’illettrisme ?

Tout d’abord, il nous paraît important de souligner que nous avons souhaité dépasser le seul ancrage psycho-cognitif dans lequel s’inscrit la technique d’explicitation en réintroduisant, d’une part, la dimension de la liberté, d’autre part, celle de l’expérience sensible. En somme, pour reprendre le paradoxe pestalozzien, nous voulons articuler le pôle de la tête avec celui du cœur et de la main. Avec le cœur, nous introduisons un projet d’émancipation aux côtés de l’acquisition de connaissances. Si la technique d’explicitation qui s’inscrit dans une démarche formative permet à l’éduqué de s’approprier des savoirs relatifs à la lecture et à l’écriture, il faut aussi qu’elle soit incluse dans une dynamique plus large qui soit celle de l’édification de la liberté. Il convient d’introduire la liberté aux côtés des dimensions de la nécessité et du déterminisme qu’appelle le pôle de la tête. Rappelons en effet que c’est grâce à l’étude de lois de développement psychologique que nous avons pu formuler notre hypothèse de recherche. Celle-ci convoque l’universel qui ne peut prendre sens que par rapport à la dimension du particulier, celle de l’homme amené à se réaliser, à se faire une œuvre de lui-même, en toute liberté. Afin de dépasser le seul pôle de la tête, nous souhaitons réintroduire également l’expérience sensible qui garantit la prise d’autonomie, ce qui renvoie au pôle de la main selon Pestalozzi. En effet, il faut se garder de vouloir promouvoir une culture de l’abstraction pour elle-même. Si l’explicitation s’inscrit dans le mouvement développemental menant de l’oral vers l’écrit, c’est-à-dire dans un mouvement d’algébrisation selon Vygotsky739 ou d’abstraction, la démarche formative élaborée autour de cette technique doit réintroduire la dimension de l’expérience sensible.

Avec le pôle du cœur, nous avons montré que nous voulions compléter la technique d’explicitation par la biographie éducative. Cette dernière cependant ne constitue pas le tout de notre pédagogie de l’explicitation. Il s’agit d’un instrument complémentaire au service de la démarche de l’explicitation. Le recours à la biographie éducative permettra de se mettre à l’écoute de la singularité de la personne en situation d’illettrisme, ce qui rejoint la dynamique de l’entretien d’explicitation centré sur la particularité de son vécu cognitif, même si, en aval, l’éducateur analyse ce vécu à la lumière des lois générales de développement, soit la perspective d’universalité précédemment décrite. Afin de rester au plus proche de l’écoute de la singularité du vécu de l’éduqué, il conviendra, sur un plan méthodologique, de ne pas élaborer un canevas commun à toutes les personnes. Quelques thèmes pourront être abordés dont on sait qu’ils ont jalonné l’éducation de l’adulte, tels la famille, l’école, les événements et les personnes qui l’ont marqué. La pédagogie de l’explicitation que nous avons bâtie veut s’inscrire au plus près d’une pédagogie de la singularité dont Dominicé souligne qu’elle demeure « le défi épistémologique central de l’éducation des adultes »740.

Nous avons vu précédemment que notre dispositif de formation autour de l’explicitation contenait un paradoxe entre une directivité technique et une non-directivité relationnelle. Dès lors, comment penser l’accompagnement ? C’est dans la contenance des deux éléments du paradoxe que celui-ci doit être envisagé. Si l’éducateur apparaît non-directif sur le plan des attitudes relationnelles avec l’éduqué, sa directivité se fait jour dans le fait d’obliger ce dernier à opérer un choix entre des activités, des moyens de connaissance, des matériaux divers. La technique d’explicitation amène à une certaine directivité, notamment dans la conduite de l’entretien d’explicitation. En amont de ce dernier, il serait judicieux de conduire la personne en situation d’illettrisme à choisir entre diverses tâches de lecture-écriture, préalables et supports à l’entretien. Ces tâches pourraient s’entendre comme des activités au sens de Leontiev741, qui articulent une action, des opérations ainsi qu’un mobile. Il nous semble important de proposer à l’éduqué de choisir parmi un vaste ensemble d’activités de lecture-écriture qui présentent la double facette de l’utilité et d’un problème réel qui, en ce sens, rejoignent sa réalité existentielle. L’illettrisme affecte la personne dans sa capacité à se saisir de la lecture et de l’écriture pour en faire un outil fonctionnel dans sa vie quotidienne. Si les activités à choisir lui semblent avoir une utilité pour son existence et rejoindre un problème réel, alors elles prendront pleinement sens pour lui et il pourra développer un engagement dans le dispositif formatif pensé par l’éducateur.

Ainsi, la dimension du sens de l’activité pour l’éduqué nous paraît fondamentale. Le sens d’une activité selon Leontiev742 est donné par son motif qui correspond au générateur de l’activité, à sa finalité. L’éduqué peut s’inscrire dans une action en poursuivant une motivation extrinsèque : il souhaite par exemple faire plaisir à l’éducateur. Mais il peut aussi évoluer vers une motivation intrinsèque si cette activité lui apparaît utile et relevant d’un problème réel ainsi que nous l’avons vu plus haut. Il agira alors par plaisir personnel d’apprendre et par désir de s’insérer dans le monde des lettrés. En somme, il nous paraît important que notre dispositif formatif renvoie à une pédagogie de l’explicitation en prise avec la vie sociale. L’objectif est de réintroduire la vie au cœur de la formation. Les activités de lecture-écriture en amont des entretiens d’explicitation nous semblent propices à cette réintroduction. L’éducateur invitera la personne en situation d’illettrisme à amener des documents concrets (papiers administratifs, livres, prospectus, …) supports des activités. De même, la biographie éducative, complémentaire à la technique d’explicitation, se centrera sur les éléments de la vie de l’éduqué en prise avec la formation.

Il s’agira donc, comme nous l’avons vu précédemment, de proposer aux personnes en situation d’illettrisme des tâches en lien direct avec leur vie quotidienne et sociale, qui deviennent pleinement des activités. Quel type d’activité leur proposer ? Autrement dit, quelle éducation de l’activité penser ? Se centrant sur le pôle de la main, Pestalozzi propose un principe d’activité. Dans ce cadre, il s’agit de placer l’éduqué « en position d’action, d’initiative, de création »743. L’activité d’écriture semble relever de ce principe d’activité, mettant en jeu la dimension de l’expérience sensible.

En effet, l’écriture place tout d’abord l’éduqué dans une dynamique d’action. L’écriture correspond à un outil mental ou instrument psychologique selon Vygotsky744 dans la mesure où il permet d’agir sur sa conduite et sur celle d’autrui. Par ailleurs en tant qu’activité selon Leontiev745, elle comprend parmi ses trois pôles interdépendants une action qui vise un objet ou objectif immédiat.

Ensuite, l’écriture permet de placer l’éduqué dans une dynamique d’initiative. Comme le souligne Dewey, « l’activité doit être une auto-activité dans une situation maîtrisée par un sujet »746. Afin de faciliter son engagement dans l’activité, il conviendra d’obliger l’éduqué à choisir parmi diverses activités d’écriture. Celle qu’il aura choisie deviendra une auto-activité dans une situation qu’il maîtrise. Cela renvoie à la dimension de la contrôlabilité de la tâche telle que la développe Viau747. La perception de la contrôlabilité de la tâche renvoie à la perception selon laquelle on a un certain contrôle sur son déroulement. Conjuguée à d’autres perceptions, elle permet à l’éduqué de s’engager cognitivement et de maintenir une persévérance dans la tâche.

Enfin, l’activité d’écriture permet de développer son potentiel créatif. La biographie éducative comporte deux phases : une première phase orale dans laquelle la personne met en forme la narration d’un vécu qui prend sens par rapport à son cheminement formatif ; c’est ainsi que s’opère un processus de prise de forme ; puis une phase écrite qui constitue une seconde version du récit oral. On pourrait introduire dans notre dispositif formatif une forme renouvelée d’écriture qui permettrait à l’éduqué de développer sa créativité, à travers la forme poétique qui s’éloigne de la forme académique et scolaire. Cela s’inscrit dans un mouvement de libération de l’écriture. On retrouve ici le paradoxe entre la liberté et la contrainte : si l’écriture est libérée dans sa forme, elle reste néanmoins soumise au respect des normes orthographiques et syntaxiques. Cette forme renouvelée d’écriture ne doit cependant pas figurer comme exclusive. Certaines personnes en situation d’illettrisme peuvent préférer la forme académique et scolaire, souhaitant réapprendre la lecture-écriture à partir de manuels scolaires.

Ainsi, l’activité d’écriture que nous pourrions proposer semble correspondre au principe d’activité selon Pestalozzi. Quand conviendra-t-il de la faire intervenir dans notre dispositif formatif ? Elle pourrait apparaître en premier lieu comme tâche préalable aux entretiens d’explicitation, en tant que supports de l’explicitation qui suivra. Il conviendra d’expliciter le vécu cognitif de l’action menée auparavant sans avoir la trace en perception. En second lieu, il pourrait intervenir comme tâche conclusive des entretiens d’explicitation. Suite aux prises de conscience opérées par l’éduqué lors de l’entretien, l’éducateur pourrait l’inviter à faire retour sur la tâche initiale afin d’opérer des régulations. Enfin, elle pourra figurer comme activité inscrite dans le cadre de la biographie éducative, que nous introduisons complémentairement aux entretiens d’explicitation. L’éduqué sera amené à écrire un vécu personnel, soit sans document support, à partir d’un vécu intériorisé, soit à partir de supports d’écrits les plus diversifiés possibles.

Au final, il nous paraît fondamental de placer notre pédagogie de l’explicitation dans une visée d’autonomie qui porte l’éducation. Ainsi apparaît un oxymore ultime : comment former à l’autonomie ? Les actions formatives à destination d’un public de personnes en situation d’illettrisme visent une finalité : reconstruire pour la personne un outil de liberté. Le savoir lire-écrire libère comme l’a souligné Meirieu748. Il s’agit donc en formant les personnes à ce savoir, de les inscrire dans cette visée émancipatrice. Mais plus encore, le savoir sur le savoir libère l’éduqué. « Et ce que je nomme ici « métacognition » n’est nullement en extériorité par rapport aux savoirs eux-mêmes ; c’est exactement ce par quoi les connaissances transmises deviennent outils d’émancipation »749. Afin d’ouvrir un espace d’autonomisation, il conviendrait dans notre dispositif formatif de procéder par étayages et désétayages successifs, accompagnés par des activités de métacognition. Cela nous renvoie à la dialectique entre contrainte et liberté et place notre pédagogie de l’explicitation du côté d’un instrument, outil auquel l’éduqué a pleinement donné son sens. Entre genèse instrumentale et visée émancipatrice doit s’inscrire la formation à l’autonomie de la personne en situation d’illettrisme.

Notes
729.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994

730.

DELORY-MOMBERGER, C., Biographie et éducation : figures de l’individu-projet. Paris : Anthropos, 2003, p. 80.

731.

VERMERSCH, P., L’entretien d’explicitation. Paris : ESF, 1994, p. 105.

732.

Ibid.

733.

ROGERS, C., Liberté pour apprendre. Paris : Dunod, 1984

734.

HAMELINE, D., DARDELIN, M.J., La liberté d’apprendre : justification d’un enseignement non directif. Paris : Les Editions ouvrières, 1967, p. 300.

735.

MEIRIEU, P. (2004). Faire l’Ecole, faire la classe. Paris : ESF Editeur, 2ème éd., 2006, p. 108.

736.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002, p. 218.

737.

DOMINICE, op. cit., 1990

738.

MEIRIEU, P., La pédagogie entre le dire et le faire. Paris : ESF Editeur, 1995, p. 114.

739.

VYGOTSKY, L.S. (1935). Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 95-117.

740.

DOMINICE, P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan, 2ème éd., 2002, p. 213.

741.

LEONTIEV, A.N., Le développement du psychisme. Paris : Ed. Sociales, 1976

742.

LEONTIEV, op. cit., 1976

743.

SOETARD, M. Johann Heinrich Pestalozzi. In HOUSSAYE, J. (Dir.), Quinze pédagogues : leur influence aujourd’hui. Paris : Armand Colin Editeur, 1994, p. 46.

744.

VYGOTSKY, L.S. (1935). Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In SCHNEUWLY, B., BRONCKART, J.P., Vygotsky aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé, 1985, p. 95-117.

745.

LEONTIEV, A.N., Le développement du psychisme. Paris : Ed. Sociales, 1976

746.

DELEDALLE, G., John Dewey. Paris : PUF, 1995, p. 16.

747.

VIAU, R., La motivation en contexte scolaire. Bruxelles : De Boeck Université, 1997

748.

MEIRIEU, P., Illettrisme et exclusion : quels liens entre ces deux situations ?. Colloque du 23 octobre 2001 organisé à Paris par la Fondation Caisse d’Epargne pour la Solidarité, Les Cahiers de la fondation, p. 15-20.

749.

MEIRIEU, P., Le choix d’éduquer : éthique et pédagogie. Paris : ESF Editeur, 1991, p. 136.