L’acte de lecture s’ouvre sur un contact, une rencontre visuelle et tactile, avec un objet matériel. Cette confrontation « physique » initiale préfigure dans une certaine mesure la relation qui va s’établir entre l’œuvre et son lecteur. Cette première réflexion de Francis Ponge peut d’ores et déjà être considérée comme le fil conducteur du chemin critique auquel nous convie l’album Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école 2 . Ainsi, à chaque fois qu’un livre s’ouvre, c’est une nouvelle rencontre qui s'engage et se déroule, au point que nous pourrons y revenir, autant de fois qu’il nous semblera bon, comme l’on retrouve avec joie un ami du passé, tel que dans nos souvenirs et pourtant toujours neuf à notre regard, capable en somme de nous surprendre dans sa familiarité même. Certaines de ces rencontres sont décisives, au point de se muer en véritable rendez-vous, et demeurent gravées dans les mémoires. C’est notamment le cas de nos lectures d’enfance, certains ouvrages étant lus et relus sans jamais perdre de leur charme mais, au contraire, en acquérant, au fil des années et de nos expériences, des sens que nous n’avions jamais soupçonnés ou que nous ne pouvions alors pleinement comprendre. Gilbert Lascault parle ainsi du « sortilège des lettres animées » qui apparaissent dans toute leur matérialité à « qui ne sait pas lire » :
‘La lettre ne s’est pas encore abolie dans les mots, eux-mêmes liés en phrases. Pour qui ne sait pas lire, elle constitue un élément discontinu, discret, isolé de tout discours, de tout phrasé. Elle est vue et non encore prononçable ; elle s’impose dans la matérialité de sa forme sans qu’aucun sens lui soit conféré. Le livre où on la rencontre se situe à l’intérieur d’un corps de savoir inaccessible et provisoirement interdit. Des images, des scènes viennent alors recouvrir, entourer, justifier ce signifiant graphique…3 ’Car qui ne se souvient pas avec émotion de son premier contact avec ce lourd et imposant objet qu’est le livre ? Premier contact qui passe toujours, à l’origine, par le regard, par la rencontre avec l’image. C’est elle qui nous attire et attise notre curiosité, qui s’adresse à nous et nous questionne, jouant un rôle de transition, de traduction, alors que les mots, muets, enveloppés de leur mystère, ne nous disent rien encore. Plus tard, quittant le silence de l’analphabétisme, les rôles s’inversent progressivement – ajoutons que cela est également le cas dans l’évolution des sociétés4, où l’image, reléguée au simple rang d’illustration, est peu à peu supplantée par les signes textuels – et beaucoup de lecteurs n’accordent plus guère d’attention aux images qui subsistent dans les livres « de leur âge ». Ainsi, Jean Dubuffet dénonce cette dépréciation de l’art, auquel on a longtemps refusé toute prétention au savoir.
‘ C’est, en nos lieux, pendant une suite de siècles, à la littérature qu’ont été à peu près exclusivement dévolues l’expression de la pensée et ses commandes – les arts plastiques et autres, étant seulement chargés de son illustration, à titre secondaire et accessoire. D’où la position de condescendance des écrivains à l’égard des artistes […] l’artiste étant tenu pour une espèce d’infirme, affligé de mutisme, auquel l’écrivain devait prêter sa voix. 5 ’« Sois attentif aux images dont ta volonté se nourrit »6, c’est ainsi que Joë Bousquet nous met en garde contre cette dépréciation du visuel dans D’un Regard l’autre. Mais les artistes du siècle dernier sont parvenus, redoublant d’efforts, à faire entendre leur voix, au point que l’on voit désormais fleurir les recueils de pensées ou de réflexions de peintres, qui investissent ce support avec délice.
Il existe pourtant des œuvres susceptibles de provoquer en nous, de convoquer et de ressusciter ces émotions « primitives » dont parle Francis Ponge dans « Le Murmure », ces moments initiatiques et décisifs du premier contact. De nous ramener au temps de la rencontre originelle avec le livre, lorsque l’on effleure, respectueusement, puis en prenant de l’assurance, la couverture, lorsque l’on manipule la matière de l’ouvrage, l’inspiration inconsciente qui précède l’ouverture, le sentiment irrépressible d’un passage, d’une entrée dans quelque chose, que l’on n’arrive jamais, précisément, à définir. D’une plongée dans la béance de l’expression, dans le magma textuel originel qui va, au fil de notre lecture et pour nous seul, s’organiser. En cet instant la sensation domine, c’est le règne de l’émotion, à laquelle succèdera, au cours de la lecture, tout un ensemble de mots et d’idées qui confirmera ou non cette première impression à dominante visuelle et tactile, qui restera gravée dans notre souvenir de l’œuvre.
Ce phénomène se constate notamment au contact d’ouvrages tels que Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école 7, album de lithographies offrant au lecteur la rencontre inédite, dans l’espace même du livre, de l’art et de la littérature, du peintre Jean Dubuffet et du poète Francis Ponge. Publié en novembre 1945 aux éditions Fernand Mourlot, soit environ un an après la rencontre de ses deux co-créateurs, cet album matérialise et consacre « une réaction chimique »8, une relation ambivalente, un dialogue entre deux modes d’expression qui se donnent un jour rendez-vous, un unique rendez-vous au cœur du livre. Devenu scène commune d’élection, le livre, comme le constate Bernard Beugnot, « devient objet et lieu de rencontre d’une double activité esthétique, textuelle et graphique... »9
C’est en référence à cet aspect primordial de l’œuvre, à cette dualité dans l’unité que nous avons choisi le titre d’un recueil d’André du Bouchet, Ici en deux 10, pour intituler notre propre étude de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école. Comment mieux dire en effet, et de façon plus concise et exhaustive, cette co-habitation matérielle et inscrite dans le temps – gravée dans la pierre – de deux esprits, de deux pensées, et de deux rapports, singuliers mais néanmoins solidaires, au monde et à une même matière, à un objet commun : la pierre lithographique. Ce titre suggère également une autre particularité de cette rencontre, de cet album, à savoir l’intimité de sa diffusion, son caractère presque confidentiel, et sa discrétion dans le panorama littéraire et artistique actuel, du fait même d’un tirage restreint, limité à soixante exemplaires, et par là même réservé à quelques « Happy few », pour reprendre le mot de Stendhal. Tout se passe comme si cette rencontre entre le peintre et le poète, provoquée par Jean Paulhan11, avait retrouvé, au sein de l’album, la dimension d’un théâtre intime, réservé à la jouissance de ses seuls acteurs et de quelques amateurs.
Les rapports entre poésie et peinture sont depuis longtemps au cœur des préoccupations esthétiques et posent de nombreuses interrogations ; en effet, cette dialectique entre le texte et l’image, marquée notamment par le langage, le désir d’expression et le souci de communication et de conservation, même si elle semble avoir toujours existé, ouvre aujourd’hui encore quantité de voies à l’analyse et suscite des questionnements aussi multiples que passionnants. En témoignent notamment les ouvrages consacrés à cette question et qui donnent un souffle nouveau à la critique12, tels que Les Mots dans la peinture 13 de Michel Butor, Les Mots et les Images 14 de Meyer Schapiro ou encore Peinture et Poésie : le dialogue par le livre 15, sélection d’une centaine de livres de peintres édités entre 1874 et 2001, par Yves Peyré. C’est dans cet ouvrage que nous avons découvert pour la première fois l’album Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, auquel nous avons déjà consacré nos deux précédents travaux universitaires16.
Dès lors, nos recherches se sont concentrées sur cette œuvre, sur son étude et l’analyse fouillée de chacune de ses parties et de leur ensemble bien sûr, mais aussi sur les possibilités d’une diffusion plus étendue, à sa mesure, à la mesure du moins de ses qualités à la fois littéraires et artistiques. Cet album n’est, en effet, que peu connu, aussi bien du public que du milieu universitaire, et n’a, semble t-il, pas suscité beaucoup d’intérêt, si ce n’est par sa valeur marchande d’objet d’art. L’importance de cette œuvre reste à démontrer, et même Jean Paulhan, commanditaire et dédicataire de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, n’en fera pas vraiment cas par la suite. Francis Ponge lui-même et, dans un certains sens, Jean Dubuffet, n’ont jamais fait état de cette collaboration. Cela explique peut-être que ni le texte du poète ni les lithographies de l’artiste n’aient bénéficié d’une étude complète ou d’un essai de réédition intégrale.
C’est pourquoi il nous paraît nécessaire de faire découvrir cet ouvrage, non pas seulement pour ses qualités matérielles – qui attisent la convoitise du bibliophile –, mais aussi pour ses éléments premiers, c’est-à-dire la série des trente-quatre lithographies de Jean Dubuffet singulièrement introduite, préfacée par Francis Ponge. Car l’étude de ce texte et de ces images, mais aussi celle de leurs rapports, ouvre de nouvelles perspectives à l’analyse tant artistique que littéraire, dégage une leçon esthétique particulière, bien sûr, mais aussi une réflexion sur l’art et la poésie, leurs moyens et leurs portées. Nous retrouvons là le thème développé par Jean Tardieu dans Le Miroir ébloui 17 : le poète-critique réfléchit l’œuvre d’art et, par cet « effet de réflexivité »18, transpose sur elle son art poétique.Un imaginaire, un enseignement se dégage du compagnonnage du texte et de l’image, une morale enfin, mot cher à Francis Ponge, est tirée de cette rencontre, de cette observation du peintre par le poète, de cette confrontation commune à la lithographie.
‘ Voilà donc une page qui vous manifeste immédiatement ce que vous lui confiez, si elle est également capable de le répéter par la suite un grand nombre de fois. Pour prix de ce service, ou en compensation, elle collabore à la facture, à la formulation de l’expression. Elle réagit sur l’expression ; l’expression est modifiée par elle. 19 ’Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école est une œuvre « associative » dans laquelle, comme le dit Bernard Beugnot, « la frontière entre les domaines d’expression est effacée au profit de la communauté de dessein. »20 Le dessein est ici simple : composer un ouvrage dont le référent, le véritable sujet, est la pierre lithographique. Jean Dubuffet raconte en image son union charnelle et créatrice avec la pierre tandis que Francis Ponge, écrivant sur le peintre qui anime la matière, retrace l’histoire de cette rencontre, doublée d’un regard sur sa propre démarche poétique.
Le projet initiatique de cette œuvre, qui peut dans un sens s’apparenter aux récits de formation ou d’apprentissage, allusivement indiqué par le sous-titre « ou les lithographes à l’école », s’impose dès lors que nous confrontons l’œuvre au dossier de notes de Francis Ponge qui figure à la suite de l’exemplaire n° 22, conservé à la Bibliothèque Nationale de France. La lecture de ces notes ainsi que leur intégration – bien que tardive – à l’album nous ont semblé déterminantes pour la compréhension de cette rencontre et de cette recherche commune. Car nous pouvons parler dans ce cas de recherche commune puisque Jean Dubuffet, alors en « stage » à l’atelier Fernand Mourlot, se confrontait lui-même pour la première fois à la technique lithographique et se trouvait alors, du moins presque tout autant que Francis Ponge, en position d’amateur. C’est pourquoi il nous importait de faire figurer, comme le faisait lui-même le poète pour certains de ses textes21, au sein même de la présente étude, « l’atelier » du texte, sa « fabrique » et la version définitive.
Enfin, la rencontre avec cet « objet livre » est source d’émerveillement22, il s’agit ainsi d’un ouvrage qui s’apparente, de par son aspect même (et non seulement du fait de son nombre limité d’exemplaires), à un véritable objet d’art et qui par là même renouvelle, redynamise notre rapport aux œuvres littéraires imprimées. En effet, le format imposant du in-folio, l’épaisseur et la matérialité manifeste du papier, la qualité des lithographies et de la reliure font de cette œuvre le témoignage vivant – au terme de l’occupation allemande – d’un certain art de l’édition, d’un savoir-faire hérité de toute une tradition, d’un artisanat. Notons que Francis Ponge et Jean Dubuffet, c’est là sans doute l’une de leur première conviction commune, se proclament tous deux simples artisans, maniant et manipulant pour l’un la matière et pour l’autre les mots. Le traitement délicat et scrupuleux de la matière textuelle confère à la page imprimée une incontestable valeur esthétique et visuelle, il permet une revalorisation du « corps » du texte, en opposition aux parutions en masse d’ouvrages de médiocre qualité. Ainsi, nous sommes face à un objet déroutant, qui se place délibérément en marge de la diffusion habituelle du livre, mais qui s'écarte également tout autant de la catégorie des œuvres d’art, du fait même de l’utilisation d’un procédé de reproduction23.
Ce sont tous ces aspects qui nous ont convaincus du fait que cette œuvre, méconnue, devait bénéficier d’une meilleure diffusion, et qu’il était utile d’envisager dès à présent la possibilité d’une réédition, nécessaire pour la compréhension de la présente étude et pour l’extension de nos propres recherches. Comment en effet parler des rapports entre un texte et des lithographies qui n’ont jamais été réédités ensemble ? Et pourtant la richesse de ce livre – « le plus bel album qui soit »24 – est telle qu’elle le rend susceptible de captiver toute sorte de public, depuis l’amateur des travaux de Jean Dubuffet aux fervents lecteurs de l’œuvre de Francis Ponge.
L’exemplaire n° 22, en particulier, est un objet hétéroclite, protéiforme, une sorte de mosaïque où l’assemblage de chacune des parties forme un tout qui délivre un message particulier ; alliance de la matière, celle des lithographies, de la reliure de Georges Leroux25 (du bois et du fil de fer sont incrustés dans le cuir du plat), du papier, et de l’esprit, de l’artisan Jean Dubuffet, de l’amateur Francis Ponge et du spécialiste Fernand Mourlot. Le tout, nous le verrons, élaboré sous la houlette du savant Jean Paulhan, mentor commun, lecteur idéal du poète et fervent adepte des travaux du peintre. Les notions d’artisan, d’amateur, de savant et de spécialiste font de cet ouvrage le témoin et le dépositaire d’un art du livre millénaire. Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école peut à ce titre être considéré comme un alliage, puisque par la fusion de deux éléments distincts, le texte et l’image, une troisième œuvre émerge, résultat de cette union fondatrice. Ainsi, Yves Peyré, dans son ouvrage consacré aux livres d’artistes, livre une remarquable analyse des rapports contradictoires qui entrent en jeu dans cette confrontation.
‘ Cet entêtement à ne pas se fondre ni même à simplement se considérer à été exprimé d’une manière particulièrement intense par le plus bel album qui soit, Matière et mémoire, texte superbe de Ponge sur l’art des lithographes devançant une suite proprement inouïe de lithographies de Dubuffet venant là comme une confirmation par l’exemple de la probante démonstration, l’un et l’autre se tournant le dos (et s’agissant de Ponge, très délibérément) sur la scène restreinte de l’album. 26 ’Le jugement pour le moins flatteur qu’émet ici le conservateur de la Bibliothèque Jacques Doucet atteste des valeurs littéraires et artistiques de cet ouvrage, et de la nécessité d’une nouvelle réunion du texte et des lithographies.
Enfin, nous espérons, en intégrant le dossier de notes de Francis Ponge à cette étude, répondre aux vœux du poète, mais aussi à l’intérêt croissant des lecteurs pour la découverte et le dévoilement des coulisses de la création. L’exemplaire n° 22 est à ce titre remarquable et retiendra toute notre attention : il contient, relié à la fin de l’album, une trentaine de feuillets manuscrits et dactylographiés, et présente ainsi en parallèle une chronique de l’écriture sur ces lithographies. Car une fois transposé en un texte établi, le manuscrit n’a pas épuisé toutes ses possibilités, il reste le dépositaire et le témoin (tout comme la pierre pour le poète) de la genèse du texte, de son émergence et du chemin mental parcouru. Ainsi, cette remarque, qui ouvre la présentation du n° 21 de la revue Genesis, nous éclaire sur les intérêts critiques de l’étude des manuscrits :
‘ Ce sont les manuscrits eux-mêmes, et les chercheurs qui les étudient qui seraient désormais les dépositaires de la mémoire de l’écrivain. 27 ’Le chercheur prolonge et réactive par son étude le lien intime qui rattache l’auteur à son manuscrit, considéré comme la marque tangible de son parcours. Il inscrit le texte ainsi scruté dans le temps, non plus celui, figé, de l’histoire littéraire, mais celui, fluctuant et salutaire, d’un cycle progressif se renouvelant en permanence, réanimé sans cesse par le recours aux brouillons et le retour sur l’écriture. Emmanuel Deplanche résume parfaitement les enjeux des études génétiques.
‘ Les avant-textes restent alors indispensables pour comprendre la réduction finale à laquelle aboutissent les réécritures. Eux seuls décriront l’écriture en acte et le processus de composition. 28 ’L’édition de ce dossier permettra au lecteur de mieux aborder, et ce dans leur évolution et leur rapport au temps, les liens – la réaction chimique – qui vont s’établir et se fixer à jamais entre le texte et les images.
Yves Peyré nous éclaire ainsi sur ce qu’il nomme « le livre de dialogue », qui, selon la définition qu’il en donne, incarne une certaine conception de la critique d’art.
‘ Le peintre et le poète face à face : il semble que depuis Baudelaire au moins ils aient besoin l’un de l’autre sans possibilité de s’ignorer, sauf à se restreindre, et considérablement. Le livre de dialogue dans lequel le peintre s’engage et vient rehausser la parole du poète est l’envers de cet acte grâce auquel le poète – parlant en poète – s’exprime à propos de la peinture. Le peintre précise le poète et réciproquement. Chacun, éclairant l’autre, se rend plus clair à soi-même. Une certaine conception de la critique d’art (l’essai poétique sur l’art) est donc le pendant du livre de dialogue. Chacun visite son voisin, son frère, lui apportant son attention, pressé de lui offrir sa lumière. 29 ’Le texte de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école s’apparenterait donc à la critique poétique d’un essai lithographique de Jean Dubuffet, rehaussant par la parole l’image et le geste du peintre. Toutefois, Yves Peyré, se penchant sur cet album, estime qu’il ne peut prétendre complètement au rang de livre de dialogue. Nous verrons, grâce aux extraits de correspondances, comment ce dialogue, même s’il se fait plus discret dans le texte, presque « immanent »30, s’est établi et comment il s’est complexifié au fil de la composition.
La présente étude est divisée en trois parties, qui, sans en suivre parfaitement le plan, répondent aux « trois angles d’approches complémentaires » du livre de dialogue, tels qu’ils sont définis par Noëlle Batt31 : l’angle historique, qui permet de situer l’œuvre dans son contexte, dans son histoire externe, l’angle génétique, qui se focalise sur l’histoire interne de l’œuvre, sa genèse et, enfin, l’angle analytique qui concerne l’étude des rapports entre l’image et le texte, et du message commun de l’œuvre. La première, intitulée « Chronique d’une rencontre », sera consacrée au peintre et au poète, à leur rencontre et à la recomposition de chacune des étapes qui vont du projet initial à l’œuvre achevée. La seconde, « Portrait de l’œuvre », s’attachera à la description et à la présentation de chacun des éléments qui composent l’album : le texte de Francis Ponge et les lithographies de Jean Dubuffet mais aussi la reliure, les notes manuscrites et l’invitation qui font de notre exemplaire de référence un « livre unique ». Enfin, la dernière, par l’étude de la genèse du texte et des lithographies, reviendra sur les « affinités électives » du peintre et du poète, la « conversation de papier » qui se manifeste dans ce « livre de rencontre ».
Il nous a donc semblé intéressant d’étudier le rapport – l’autonomie n’excluant pas le dialogue – qui s’instaure ici entre l’image et le texte, que ce soit du point de vue de la forme, du sens ou de l’imaginaire qu’ils convoquent l’un l’autre. Cette « œuvre d’art littéraire », pour reprendre un terme utilisé par Roman Ingarden32, est d’autant plus digne d’attention qu’elle n’en a jamais réellement suscité de la part des critiques, sans doute en partie du très faible tirage dont elle a fait l’objet. Mais tous ceux qui ont parlé de cette œuvre l’ont fait avec une verve et une admiration non dissimulée. C’est le cas de Joë Bousquet, l’un des seuls à écrire un article sur l’album33, que Jean Dubuffet lui avait envoyé en février 194634. Matière et mémoire, ou les Lithographes à l’école, outre son indéniable qualité littéraire et artistique, se révèle être une réflexion emplie de pertinence sur l’image et son autonomie, sur l’artiste, sa relation à la matière et au monde qui l’entoure. Bernard Beugnot, dans son ouvrage Poétique de Francis Ponge, esquisse un très juste portrait de l’album et de son message qui, pour le lecteur attentif, livre déjà presque toutes les clefs de l’œuvre.
‘ Par un effet de retournement et de réflexivité, l’atelier et plusieurs de ses outils se textualisent à leur tour. Trait tout à fait significatif de Ponge qui ne sépare pas la poésie de la réflexion sur la poésie. Matière et mémoire (1945) est sans doute la meilleure représentation emblématisée de ce phénomène. Joë Bousquet admirait ces pages au titre bergsonien qui traitent de l’atelier du lithographe […]. Par une suite de glissements et de comparaisons, la pierre lithographique s’assimile à la page et l’atelier à la “bibliothèque” et au “conservatoire” […]. La description des étapes et des processus du travail, des phénomènes physiques aussi qui interviennent dans ce mode de gravure s’enrichit d’une portée métaphorique que lui donne en sourdine l’imaginaire. La pierre cesse d’être simplement un support neutre pour devenir partie active du procès de création ; l’artiste et son instrument entrent en dialogue, le travail du graveur et la réaction de la pierre à ses sollicitations expressives se font emblèmes de la communication littéraire puisque la pierre “collabore à la formulation de l’expression” et la modifie. Le rituel artistique met en œuvre une relation de couple qui réinscrit le thème érotique. 35 ’Francis Ponge – « Le Murmure (condition et destin de l’artiste) », in. Le Grand recueil, Œuvres complètes, t. I, pp. 623-624.
Francis Ponge et Jean Dubuffet – Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, Paris, Fernand Mourlot, 1945.
Gilbert Lascault – « Lettres figurées ; Alphabet fou », in. Écrits timides sur le visible, pp. 178-179.
Roland Barthes – « L’Obvie et l’obtus », in. Essais Critiques III : « pour retrouver des images données sans paroles, il faut sans doute remonter à des sociétés partiellement analphabètes, c’est-à-dire à une sorte d’état pictographique de l’image », p. 42.
Jean Dubuffet – L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 363.
Joë Bousquet – D’un Regard l’autre, p. 20.
Francis Ponge et Jean Dubuffet – Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école.
Domenico Porzio – « De son invention et de son évolution technique », in. La Lithographie, deux cents ans d’histoire, de technique, d’art (dirigé par Fernand Mourlot), p. 27.
Bernard Beugnot – « Introduction », in. Francis Ponge : Œuvres complètes,t. I, p. 26.
André du Bouchet – Ici en deux, 1926.
Nous verrons le rôle essentiel joué par Jean Paulhan lors de cette rencontre, mais aussi pendant la composition de l’album, dans la partie intitulée « L’estampe avant la lettre ».
Nous renvoyons, pour d’autres références sur ces questions, à notre bibliographie et au chapitre III.3, consacré aux ouvrages traitant des rapports entre texte et image.
Michel Butor – Les Mots dans la peinture.
Meyer Schapiro – Les Mots et les Images.
Yves Peyré – Peinture et Poésie, le dialogue par le livre. 1874-2001.
Mémoire de maîtrise : L’Œil intellectuel dans le délire, sous la direction de M. Jean-Pol Madou, 2002 ; Mémoire de D.E.A. : Une Œuvre à quatre mains, sous la direction de M. Jean-Yves Debreuille, 2003.
Jean Tardieu – Le Miroir ébloui.
Bernard Beugnot – Poétique de Francis Ponge. Le Palais diaphane, p. 119.
Francis Ponge – Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, p. 2.
Bernard Beugnot, ibidem, p. 67.
Francis Ponge – Le Carnet du bois de pins, Mermod, 1947 ; La Fabrique du pré, Skira, 1971.
Remarquons dès à présent que Jean Dubuffet, qui n’est pas nommé dans le texte de Francis Ponge, est qualifié au dernier paragraphe d’« artiste merveilleux » : « Mais c’est ici qu’intervient, que peut intervenir le merveilleux artiste […] c’est ce dont ils sont reconnaissants à l’artiste merveilleux », in. Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, p. 5.
Nous renvoyons ici notamment aux thèses de Walter Benjamin, sur lesquelles nous reviendrons au cours de l’analyse du procédé lithographique.
Yves Peyré – Le Livre d’artiste : épiphénomène ou élément essentiel pour la compréhension de l’art de notre temps, p. 58.
Jean Toulet – Georges Leroux. Catalogue de l’exposition à la Bibliothèque Nationale, pp. 32 et 114.
Yves Peyré, ibidem, p. 58.
[s.n.] « Présentation », in. Genesis : Manuscrit, recherche, invention, n° 21, 2003, p. 7.
Emmanuel Deplanche – « Vers l’étude génétique de l’œuvre de Louis-René des Forêts », in. Genesis, n° 21, p. 32.
Yves Peyré – Peinture et Poésie, le dialogue par le livre, p. 69.
Francis Ponge – Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, p. 4. Afin de ne pas sucharger les notes nous ferons dorénavant figurer, pour les citations tirées du texte de l’album et intégrées au corps de cette étude, cette simple mention (M.M., p. 1), puis le seul numéro de page entre parenthèses pour les suivantes. Le titre de l’album sera également parfois abrégé en Matière et mémoire… pour les mêmes raisons.
Noëlle Bat – « Le Livre d’artiste, une œuvre émergente », in. Peinture et Écriture 2, le livre d’artiste, pp. 23-27.
Roman Ingarden – L’Œuvre d’art littéraire, 1931.
Joë Bousquet – « Francis Ponge et Jean Dubuffet. Matière et mémoire », in. La Gazette des Lettres, n° 47, janvier 1947.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Dubuffet-Paulhan, Correspondance 1944-1968.
Bernard Beugnot – Poétique de Francis Ponge, pp. 119-120.