1.1.2. Contexte historique, littéraire et artistique.

Il était important, avant de commencer à entrevoir l’histoire de l’œuvre, de dresser un bref panorama du contexte historique, social et culturel de la période dans laquelle s’inscrit la genèse et la parution de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école. Ceci permettra notamment de mettre en rapport les différents éléments biographiques et bibliographiques recensés dans les deux précédents tableaux avec les évènements extérieurs, et de mieux comprendre l’ouvrage en lui-même.

Pierre Seghers, dans son livre La Résistance et ses poètes 46, établit un descriptif précis des évènements politiques en France, de 1940 à 1945. Il parle ainsi des conditions de vie difficiles de la population dès l’année 1938 : en Province, alors, les livres étaient « les seuls aliments ». La France déclare la guerre à l’Allemagne en septembre 1939, cette « drôle de guerre » ne durera que huit mois. Dès juillet 1939 de nombreux militants communistes sont arrêtés dans la capitale. En avril 1940, un nouveau décret-loi, publié dans le Journal officiel, rend passibles de morts tous les sympathisants ou partisans communistes. Francis Ponge évoque cette époque à de nombreuses reprises, et notamment dans « Braque, Dessins », paru dans L’Atelier contemporain et rédigé en 1950, où le poète exprime son sentiment sur les suites et effets de la guerre.

‘Cependant brusquement tout changea. Disons euphémiquement que peut-être les suites de la guerre désillusionnèrent-elles ? Quoi qu’il en soit tout s’assombrit, s’infiltra de germes, de bacilles, tout se baroquisa. Comme si l’éclatant kaléidoscope que nous évoquions tout à l’heure s’était trouvé mué tout à coup en un microscope, braqué sur je ne sais quel bouillon de culture…47

Les Allemands s’emparent de la capitale le 14 juin 1940, la France s’engage dans une période d’occupation qui durera cinq ans. Le 18 juin 1940, le maréchal Pétain vient prendre ses fonctions, le général De Gaulle lance son appel depuis Londres alors même qu’Hitler est en visite à Paris. Deux jours plus tard, l’armistice, ressentie par tous comme une capitulation, est déclarée. Dès le mois de juillet, Pétain est promu chef d’état tandis que De Gaulle est condamné à mort par le régime de Vichy. S’ouvrent alors de sombres années pour la France, les conditions matérielles sont extrêmement difficiles. Les communications, les déplacements sont restreints au possible et très réglementés. La population manque de tout, de nourriture, de café, de tabac ou de vin, les appartements ne sont plus chauffés. Le couvre feu est fixé à 20 heures et la moindre hostilité à l’égard des occupants peut entraîner la mort. Le pays est ruiné, les biens privés et publics sont réquisitionnés.

À Jean Paulhan qui lui demande ce qu’il pense de « tout cela », le poète répond de façon évasive, dans une lettre datée du 10 octobre 1940, « que l’on abuse un peu trop de nous »48. Ce terme d’abus, rapporté à la pierre lithographique qui, abusée, résiste encore, figure dans le texte de Matière et mémoire, il semble ancrer la parole dans son temps. Dans toute la France la résistance s’organise, on se regroupe, les publications clandestines se multiplient tandis que le Service de l’Information et de la Censure régente l’édition et la presse. En novembre 1941, suite aux manifestations étudiantes, quelques universités et grands lycées parisiens se voient contraints de fermer leurs portes. La collaboration, la domination et la répression se durcissent de jour en jour. Chaque nouvelle journée traîne son lot d’arrestations, de tortures, d’exécutions ou de déportations. On apprend que le philosophe Henri Bergson, juif allemand, est mort le 4 janvier 1941, sa famille est privée de condoléances officielles.

Le 4 septembre 1942, le régime de Vichy, sous tutelle allemande, fonde le Service du Travail Obligatoire en Allemagne, « véritable entreprise de déportation des travailleurs »49. Cette mesure pousse un bon nombre de familles dans la voie de la clandestinité et de la résistance. En novembre la zone libre est supprimée, c’est l’ensemble du pays qui est désormais sous contrôle. Le 30 janvier 1943 Vichy institue la milice, tandis que le Service du Travail Obligatoire est renforcé et prolongé. Au cours de l’année, Jean Moulin et quelques grands représentants des mouvements résistants sont arrêtés, torturés, exécutés. Le 14 juillet 1943 – date symbolique – parait L’Honneur des Poètes 50 , première anthologie de poèmes résistants, regroupés par Paul Éluard. Tous les participants ont un pseudonyme, car le recueil est évidemment clandestin, Francis Ponge devient Roland Mars. Fin janvier 1944, une autre publication importante voit le jour, Domaine français 51 , recueil collectif où figure là encore un texte du poète. À cette époque, pour tous ceux qui combattent l’occupant, la mémoire est une arme, il faut se souvenir des adresses, des rendez-vous, de poèmes entiers, toute trace écrite pouvant se révéler compromettante pour son auteur comme pour son lecteur. Ainsi, Jean Cassou, en cellule, grave dans sa mémoire un recueil de trente-trois poèmes, qu’il ne pourra retranscrire qu’à la libération.

Un autre témoignage de Francis Ponge, cette fois, nous en apprend un peu plus.

‘Dans quel monde vivons-nous ! » s’écriait alors incessamment le chef des surréalistes, André Breton, avec un incomparable accent de noblesse tragique dans la révolte. Dans quel monde ? Chacun l’éprouva bientôt. L’horreur en devint pour tous évidente dès la guerre d’Abyssinie, Guernica, puis les exodes et les exterminations qui suivirent.
Le siècle du pouvoir de l’homme devint celui de son désespoir. Chacun, depuis, ressent dans sa chair et son esprit que nous vivons un temps entre tous atroce, celui de la pire sauvagerie.52

Cette barbarie est mise en scène par nombre de peintres et de poètes, citons simplement pour exemple le tableau « Guernica », de Pablo Picasso, mais aussi la série des « Otages » de Jean Fautrier, sur laquelle Francis Ponge écrit un texte bouleversant53. Paul Valéry, entre autres, perçoit à l’aurore de cette guerre un avenir plus ténébreux encore qu’en 1913, comme il l’explique dans « Grandeur et décadence de l’Europe », tiré de l’ouvrage Regards sur le monde actuel 54 édité au cours de l’année 1945. La sauvagerie de ces temps atroces se retrouve également dans certaines des lithographies de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, mêlée au quotidien et à l’anecdotique.

Francis Ponge est, depuis 1942, « voyageur politique » du Front national des journalistes et représentant des revues Confluences et Poésie 43, sous le pseudonyme de M. François. Cette couverture lui permet de voyager librement dans toute la zone sud pour le compte de la Résistance. En avril 1944, la Gestapo encercle Coligny et déporte tous les hommes du village, à l’exception d’un vieux sabotier et de Francis Ponge, que l’officier allemand traite d’un ton méprisant, avant de s’éloigner, de « Poète ! »55. Une autre fois il est emmené dans une rafle mais réussit à avaler les pages couvertes d’adresses de son bloc-notes. Ici encore des références à ces incidents se dévoilent en filigrane dans le texte du poète, notamment avec le passage sur la provenance des pierres et l’interrogatoire de Fernand Mourlot : « interrogé sur la provenance de ces pierres, M. Mourlot déclare… ». De mai à octobre, la famille Ponge se réfugie aux Fleurys, village qui sera libéré en août.

Jean Dubuffet, au contraire, fait preuve d’une certaine désinvolture vis-à-vis des évènements politiques : il se réclame de l’anarchisme individualiste et possède chez lui les œuvres complètes de Max Stirner qu’il relit régulièrement. Dès sa démobilisation, il s’emploie à remettre sur pied le négoce en vin familial, et en 1942, ayant stabilisé sa situation financière, se consacre entièrement à son activité artistique. Rien d’autre ne semble le préoccuper, comme le montre cette lettre à Ludovic Massé, que Jean Dubuffet a rencontré lors de la désertion de son bataillon :

‘On entend le son lointain du canon depuis deux jours, mais je ne m’occupe pas beaucoup de ces histoires de canons vu que j’ai assez affaire avec ma peinture, et que mon grade militaire, que vous connaissez, implique seulement que je boucle mon sac quand on me mobilise, mais nullement que je cherche à comprendre quoi que ce soit.56

Grâce à ses compétences de dactylographe et de sténographe le peintre est affecté au service du commandant Major à Rochefort jusqu’à son retour à Paris dès le début de l’occupation :

‘La guerre avait été courte et peu meurtrière. Je me réjouissais de la voir finie, je me réjouissais aussi de voir mises maintenant en question toutes les données de la vie sociale antérieure, que je détestais.57

Sans argent, il se résout à reprendre les rênes de son négoce en vin, et engrange en l’espace de deux ans assez de bénéfices pour rembourser toutes les dettes contractées avant guerre. En 1942 il reprend un atelier et se consacre pleinement à sa peinture ; en 1943, Georges Limbour y amène Jean Paulhan, qui dès lors enverra régulièrement ses connaissances rendre visite à l’artiste.

Les évènements s’accélèrent à partir du mois de juin, le débarquement des forces alliées en Normandie le 6 juin 1944 redonne espoir aux populations occupées. Mais les troupes allemandes se replient dans un bain de sang. Exécutions et déportations augmentent encore de cadence, mais c’est à présent tout le pays qui se soulève : la résistance est armée depuis le mois de mars. Le 14 juillet 1944, toute manifestation est formellement interdite mais le bleu, le blanc et le rouge fleurissent tous les corsages, garnissent toutes les vitrines. Un attentat contre Hitler échoue le 20 juillet. L’armée allemande en déroute, les témoins commencent enfin à prendre la parole. Le débarquement en Provence débute le 15 août alors que le 26 juillet, le général de Gaulle fait son entrée dans Paris. Jean Dubuffet, dans sa biographie, date du mois d’octobre 1944 le départ des allemands de Paris : Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école s’inscrit dans une époque particulière et nombre des sujets des lithographies témoignent de la pauvreté des temps ; en effet, l’on manquait alors de tout dans Paris et le moindre copieux repas, le simple fait d’avoir une bicyclette ou du café à moudre (nous retrouvons là les thèmes de plusieurs lithographies), devient une fête. C’est la célébration d’un quotidien retrouvé, tous ces gestes familiers étant d’une certaine manière magnifiés par l’horreur ambiante. En décembre 1944 est signé un traité franco-soviétique d’alliance et d’assistance mutuelle. Mais ce n’est que le 8 mai 1945 que s’officialise la capitulation de l’Allemagne. Entre le début de la composition des lithographies, que nous datons de septembre 194458 et la sortie effective de l’album, en novembre 1945, un peu plus d’un an s’est écoulé.

L’album parait donc au sortir de la guerre, après une période d’occupation, ersatz de paix et de liberté qui semble à beaucoup une éternité. Chacun oscille alors entre deux sentiments contradictoires, la désolation ou la liesse. La complète désillusion dont parle Francis Ponge, le découragement face à l’ampleur des dégâts matériels et psychologiques est tangible ; la guerre a fait des ravages dans les corps comme dans les esprits, mais l’espoir demeure car il est à présent possible, nécessaire, de reconstruire. Dans cette nouvelle conjoncture les rôles de l’art et de l’artiste, du poète, ne pouvaient qu’être réévalués : peinture et littérature se sont révélées impuissantes – du moins leur influence s’est-elle révélée dérisoire – face à l’horreur et aux implacables machines de guerre. Toute guerre constitue, en effet, un échec cuisant et manifeste de la culture et des propriétés intellectuelles humaines. Il s’agit alors, pour beaucoup d’artistes et d’écrivains, d’une période de profonde désillusion quant aux pouvoirs des œuvres picturales ou littéraires sur le réel, de résignation même. Période de doute face au déclin, car à cela s’ajoute le sentiment d’un bonheur, d’un temps édénique irrémédiablement perdu. Dans un texte intitulé « Lumière noire », Joё Bousquet fait écho aux réflexions de Francis Ponge :

‘Il est venu de belles années après ces guerres trop lourdes pour démêler leurs saisons et si rapides et torrentueuses que leur efficacité n’est apparue qu’au beau temps sec, par ces hautes parois encaissées où une route était à suivre droit jusqu’à l’horizon qui ne s’en distinguait pas. Les artistes avaient oublié l’art, les croyants n’avaient plus de cœur. La peinture éloignait la musique, les chants empêchaient d’entendre l’orchestre. On n’avait des sens que pour empêcher une victoire de l’esprit sur les sens. Le jour se levait nu, ne rêvait de rien, il éclairait un hiver monté pour la première fois de la terre et aiguisé aux regards humains coupants et froids comme le fer.59

Pour la plupart des artistes, il s’agit alors de reprendre l’art à zéro, de tout reconstruire, puisque tout s’est écroulé si facilement, sur de nouvelles et solides bases. De ce sentiment légitime vient l’idée de l’art envisagé comme moyen de connaissance (et ce sont ici la « matière » et la « mémoire » qui entrent en jeu), mais aussi comme atelier de réparation du monde, abordée notamment par Francis Ponge dans son texte « Braque, Dessins » ; par la peinture, par la littérature, l’homme tente de rendre à nouveau le monde habitable, vivable, cherche à lui redonner une certaine humanité. Le poète, l’artiste, se placent en posture d’artisan, de « réparateur », chargés de raccommoder le monde comme l’on raccommode un vêtement usé dans une lithographie de l’album (« Raccommodeuse de chaussette »).

‘Voilà donc ce que certains hommes seuls sentent, et dès lors leur vie est tracée. Ils n’ont plus qu’une chose à faire, plus qu’une fonction à remplir. Ils doivent ouvrir un atelier ; et y prendre en réparation le monde, le monde par fragments, comme il leur vient.
Tout autre dessein désormais s’efface : pas plus que d’expliquer le monde, il ne s’agit de le transformer ; mais plutôt de le remettre en route, par fragments, dans leur atelier.60

Songeant à l’atelier de Fernand Mourlot, point de rencontre entre le peintre et le poète et berceau de l’album, l’on ne peut s’empêcher de considérer Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école comme une de ces tentatives de réparation du monde, un essai de reconstruction collective, un monument à la mémoire du quotidien et à sa survie dans la matière.

Car, nous l’avons vu, en marge de cette envie et de ce besoin viscéral de tout oublier, d’effacer et de tout reprendre, se développe la prise de conscience d’un devoir capital pour ce genre d’ouvrier, d’artisan que sont les peintres et les poètes : « le devoir de mémoire ». Ainsi, pour bon nombre d’artistes, les évènements passés deviennent la « matière » de l’œuvre dans laquelle s’imprime la « mémoire » de l’homme. Ces sentiments contradictoires sont perceptibles dans un certain nombre d’écrits de Francis Ponge et d’œuvres de Jean Dubuffet, mais s’incarnent mieux encore dans l’album qui les réunira. Une autre des conséquences de la guerre sera la disparition progressive, dans l’art, de l’individu sujet, cause de tant de désillusions, au profit du règne, cette fois de plus en plus affirmé, de l’objet ; objet dès lors sacralisé par la société de consommation, dans l’euphorie de la paix retrouvée et dans un vif désir de reconstruction. Ce culte de l’objet est également perceptible dans Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, dans la mesure où, dans le texte de Francis Ponge, l’artiste s’efface au profit de la matière et de l’objet de la représentation : le nom de Jean Dubuffet n’est ainsi pas mentionné une seule fois.

Jean Dubuffet a toujours fait preuve d’une certaine méfiance à l’égard de la culture et des arts qu’il qualifie de « culturels », il s’est toujours évertué à demeurer en marge et à l’écart des nombreux mouvements artistiques. Il exprime ainsi dans de nombreux textes (« Positions anticulturelles », « L’Art brut », « L’Art brut préféré aux arts culturels »61), « son aspiration à produire des œuvres tout à fait impropres à se voir introduites dans les circuits culturels »62. Il commence dès juillet 1945 des recherches sur l’ « Art Brut », par un voyage en Suisse avec Jean Paulhan et Le Corbusier. Il définit ce terme comme l’ensemble des œuvres exécutées par des personnes indemnes de culture artistique, chez lesquelles le mimétisme n’existe ou n’opère pas, puisqu’ils ne savent rien de l’art ni de son histoire, de ce qu’André Malraux appellera « Le Musée imaginaire » ; l’Art Brut ignore qu’il s’appelle art, ses seuls critères de sélection sont l’inventivité personnelle et l’affranchissement à l’égard des normes culturelles. En somme l’artiste brut va directement de la notion de dessin d’enfant à celle d’œuvre d’art, sans passer par un apprentissage artistique ou culturel. On commence alors à comprendre, grâce aux très nettes avancées de la psychologie et de l’ethnologie, que les représentations dont s’abreuve le monde sensé ne sont pas si différentes de celles des névrosés ou des primitifs. L’art brut doit beaucoup aux recherches préliminaires et aux travaux de Paul Klee, une des rares influences que revendique Jean Dubuffet, et de Max Ernst, qui s’intéresse aux travaux des fous depuis 1919. André Breton, quant à lui, collectionne ces objets depuis 1924. Tous ont lu l’ouvrage d’Hans Prinzhorn, Expressions de la folie, publié en 1922, l’un des rares livres que Jean Dubuffet conservera toute sa vie dans sa bibliothèque personnelle. Cet intérêt des peintres pour l’art des aliénés sera utilisé par la politique culturelle allemande de l’occupation, qui les réunira pour mieux les proscrire, sous le terme d’ « art dégénéré ». Sont ainsi exclues des collections et des institutions, pour les « purifier », les œuvres contraires à l’« âme allemande », notamment l’art moderne, considéré comme une « perversion ». Celles-ci sont revendues aux enchères ou brûlées lors de l’autodafé de Berlin en mars 193963. Environ 600 tableaux seront également détruits par le feu dans le jardin des Tuileries.

L’intérêt pour les manifestations picturales et poétiques de la folie, les avancés scientifiques, puis les recherches systématiques entreprises par Jean Dubuffet, vont permettre une évolution des mentalités, comme l’illustre cette remarque de Gilbert Durand, dans un texte publié en 1964 :

‘Notre temps a repris conscience de l’importance des images symboliques dans la vie mentale, grâce à l’apport de la pathologie psychologique et de l’ethnologie. L’une et l’autre de ces deux sciences semblent avoir soudain révélé, rappelé à l’individu normal et civilisé que toute une partie de sa représentation confinait singulièrement avec les représentations du névrosé, du délire ou des “primitifs”.64

L’art brut concerne donc les œuvres de personnes déclarées folles ou malades mentales. Tous créent des objets artistiques à partir de leurs propres critères esthétiques, sans aucune crainte que leurs travaux soient jugés ou évalués par le monde critique. Ces « irréguliers »65 de l’art, comme se plait à les appeler Jean Dubuffet, s’expriment ainsi sous l’effet d’une nécessité intime, hors de toute convention artistique, culturelle, sociale ou politique. C’est là pour l’artiste l’opération artistique dans toute sa pureté originelle, inventée en totalité par son auteur, à partir seulement de sa propre vision et non en fonction de ses acquis. Car la folie est une énigme humaine, énigme qui révèle l’homme à lui-même, qui réveille sa conscience. Alain pense pour sa part que chaque poète, chaque artiste, est à mi-chemin entre le fou et le sage66 : ils sont fortement réceptifs au monde sans perdre raison, ils s’affirment et se livrent du même coup.

Si Jean Dubuffet est considéré véritablement comme l’inventeur de la notion d’art brut, il demeurera lucide sur les limites de cette appellation. Il est, en effet, impossible pour un artiste qui a baigné dans le milieu sociale et culturel depuis toujours de se libérer de ses automatismes inconscients.

‘Les productions d’art brut ne sont jamais totalement indemnes de références à l’art culturel, elles le sont seulement plus ou moins.67

C’est pourquoi il n’a lui-même jamais référencé aucun de ses travaux sous la qualification d’Art Brut et s’est limité à la recherche, la diffusion et la conservation de ces œuvres, pour lesquelles il érigera une fondation. Nous renvoyons pour plus de détails aux deux textes précédemment cités, ainsi qu’à « Honneur aux valeurs sauvages », qui figure dans le même recueil et dont voici un extrait :

‘Pour favoriser et développer les recherches d’œuvres de cette sorte, j’ai fondé à Paris, il y a quelques années, avec l’appui de plusieurs de mes amis qui partagent mes goûts, un organisme, une espèce de petit institut, qui fonctionne sous le nom de FOYER DE L’ART BRUT, où se trouvent réunis et conservés un grand nombre de peintures, dessins, statuettes, broderies, petites œuvres de toute sorte exécutées ainsi en marge complète de l’art culturel.68

Ce foyer de l’Art Brut est d’abord installé en 1947 au sous-sol de la galerie René Drouin, et compte parmi ses membres fondateurs André Breton ; ce dernier démissionne par courrier en septembre 1951, car il refuse le transfert des collections aux Etats-Unis. L’association est déposée à la Préfecture de Police le 1er juillet 1949, ses statuts sont : « rechercher des productions artistiques dues à des personnes obscures, et présentant un caractère spécial d’invention personnelle, de spontanéité, de liberté, à l’égard des conventions et habitudes reçues »69. Mais il s’agit également d’attirer l’attention du public sur ces sortes de travaux, d’en développer le goût et d’encourager leur création. Les collections seront plusieurs fois déplacées avant d’être installées de 1962 à 1975 à Paris, rue de Sèvres, puis expédiées dans leur totalité et avec toutes les archives s’y rapportant à Lausanne, au château de Beaulieu : la collection comprend désormais plusieurs milliers d’œuvres, sans compter celles qui sont intégrées aux collections « annexes ».

Francis Ponge aborde le thème de l’art brut, de façon très succincte, dans son texte « E. de Kermadec ». Ses réticences à cet égard sont les mêmes que celles qui l’ont amené à critiquer l’écriture automatique des Surréalistes.

‘Ce filon qui court dans les arts plastiques depuis toujours et qui est revenu récemment au premier plan, de façon primordiale : la recherche d’une écriture à l’état naissant, d’un tracé humoral, viscéral, spécifique – il sait bien, pourtant, que nous ne sommes pas, aujourd’hui, des « primitifs », que si l’artiste est quelqu’un chez qui les intuitions dominent l’intellect, si l’exécution chez lui chevauche la conception – où plutôt si exécution et conception se chevauchent si étroitement […] – néanmoins, nos intuitions elles-mêmes sont cultivées, qu’« écriture automatique » ou « art brut » sont d’incroyables naïvetés.70

Nous voyons que sur ce point les avis du peintre et du poète divergent71, et nous pensons qu’une partie du malaise que ressentira Francis Ponge vis à vis de Jean Dubuffet et de ses productions, résulte de ce culte – très réfléchi – voué par l’artiste aux valeurs primitives. Jean Paulhan va de plus se passionner pour les recherches du peintre, au dépens peut-être de l’attention soutenue qu’il portait jusque là aux textes du poète.

Ainsi, dans le texte, « Ce contre quoi il me faudra choisir cette occasion pour publiquement m’élever », Francis Ponge écrit :

‘Déformation persistante par Paulhan de mes rapports avec Jules Romains, dans les années 23-26 ( ?)
puis de mon attitude au comité N.R.F., puis de mon attitude au moment de son duel manqué avec Breton, puis après la guerre, quand j’étais à Action (Prix de la Pléiade),
puis pendant sa fascination par Dubuffet, j’étais communiste par goût de la brutalité, puis au moment du premier hommage manqué (ses rapports alors avec Marguerite Caetani et R. Char).72

Il est ici intéressant de remarquer que c’est la fascination « par » Dubuffet, et non « pour » Dubuffet, que Francis Ponge souligne chez Jean Paulhan, cette nuance dénote chez lui un certain agacement vis-à-vis du tapage médiatique que suscite le peintre. Mais il nous semble que les réticences dont fait preuve le poète à propos de Jean Dubuffet – et encore celles-ci visent plus l’homme que ses travaux – sont, pour une grande part, d’ordre politique ; en effet, tous deux ont des idéaux diamétralement opposés. Francis Ponge est alors – du moins au moment de leur rencontre et de la composition de l’album – résolument communiste et engagé activement dans la résistance. Il signera, avec Jean Paulhan, la liste du Comité National des Écrivains, dans laquelle des auteurs affirment leur refus d’être publiés au côté d’écrivains collaborateurs73. Mais ensuite tous deux retireront leurs engagements, trouvant le principe de cette liste aussi fasciste que ceux auxquels ils s’opposent. La N.R.F., autorisée en temps de guerre, se trouve interdite à la libération ; la maison d’édition Gallimard crée alors Les Temps modernes, revue dirigée par Jean-Paul Sartre et à laquelle collabore Jean Paulhan. Ce dernier, agacé par la tournure politique que prend la publication, fonde Les Cahiers de la Pléiade. Voici un extrait de la prière d’insérer du premier numéro, signée de Jean Paulhan :

‘Les Cahiers de la Pléiade ne se croient pas tenus de prendre parti dans les grands conflits sociaux ou nationaux. S’ils se trouvent travailler à la création d’une nouvelle conscience du monde, ce sera bien sans l’avoir voulu.74

Cela n’empêche pas Francis Ponge, en 1948, de refuser de paraître dans le même cahier que Louis-Ferdinand Céline, et c’est Jean Dubuffet qui écrit un texte pour ce numéro75, « Les silex de Juva » ; cette étude occasionne une controverse entre le peintre et le poète, ce dernier se sentant plagié par l’artiste. Malgré les demandes pressantes de Jean Paulhan, Francis Ponge ne donnera un texte à la revue qu’en 1949, avec la parution de « Tentative orale » dans le septième numéro.

Notes
46.

Pierre Seghers – La Résistance et ses poètes (France 1940-1945).

47.

Francis Ponge – « Braque, Dessins », in. L’Atelier contemporain, Œuvres complètes, t. II, p. 586.

48.

Lettre de Francis Ponge à Jean Paulhan, in. Correspondance 1923-1968, t. I, p. 242.

49.

Pierre Seghers – La Résistance et ses poètes, p. 205.

50.

Ce recueil de textes poétiques est édité en 1943, il sera réédité clandestinement ou à l’étranger avant que ne paraissent le second volume, en 1944 et une réédition du premier, avec les véritables noms des poètes, en janvier 1945.

51.

Les textes, recueillis par Jean Lescure, sont publiés en recueil en décembre 1943, ce dernier sera réédité à de nombreuses reprises.

52.

Francis Ponge – « Braque, Dessins », in. L’Atelier contemporain, Œuvres complètes,t. II, p. 586.

53.

Francis Ponge – « Note sur Les Otages. Peintures de Fautrier », Paris, Seghers, 1946 et in. Œuvres complètes, t. I, pp. 92-116.

54.

Paul Valéry – Regards sur le monde actuel, Gallimard, 1945.

55.

Cité dans Correspondance Jean Paulhan/Francis Ponge, 1923-1968, t. I, p. 318.

56.

Lettre de Jean Dubuffet à Ludovic Massé, 13 août 1944, in. Correspondance croisée 1940-1981, p. 12.

57.

Jean Dubuffet – Biographie au pas de course, p. 42.

58.

Jean Dubuffet rencontre Fernand Mourlot le 20 juin 1944, ils parlent d’emblée de la possibilité d’éditer un recueil des productions lithographiques du peintre, comme en témoigne une lettre adressée à Jean Paulhan, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 114.

59.

Joё Bousquet – « Lumière noire », in. D’un Regard l’autre, pp. 13-14.

60.

Francis Ponge – « Braque, Dessins », in. L’Atelier contemporain, Œuvres complètes, t. II, pp. 586-587.

61.

Jean Dubuffet – L’Homme du commun à l’ouvrage, pp. 67, 83 et 87.

62.

Jean Dubuffet – Biographie au pas de course, p. 74.

63.

Sarah Gensburger – « Les nazis et le pillage des œuvres d’art en France », in. Le Louvre pendant la guerre, pp. 19 et 126.

64.

Gilbert Durand – L’Imagination symbolique, p. 39.

65.

Jean Dubuffet – « L’Art brut préféré aux arts culturels », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 87.

66.

Alain – Propos de littérature, 1934 : « Voilà donc deux extrêmes, et le poète est entre deux. Il veut être récepteur universel, mais sans perdre raison », pp. 16-17.

67.

Jean Dubuffet – « Bâtons rompus », in. Prospectus et tous écrits suivants, t. III, p. 149.

68.

Jean Dubuffet – « Honneurs aux valeurs sauvages », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 108.

69.

Jean Dubuffet – « Pièces littéraires », in. Prospectus et tous écrits suivants, t. I, p. 490.

70.

Francis Ponge – « E. de Kermadec », in. L’Atelier contemporain, Œuvres complètes, t. II, p. 724.

71.

Et pourtant le peintre était conscient des limites de sa théorie : « Car des formes d’art qui ne seraient d’aucune façon tributaires des données fournies par la culture, je suis bien d’accord qu’il n’y en a pas, qu’il ne saurait y en avoir », in. Prospectus et tous écrits suivants, t. III, p. 301.

72.

Francis Ponge – « Ce contre quoi il me faudra choisir cette occasion pour publiquement m’élever », in. Œuvres complètes, t. II, p. 1401.

73.

Pour plus de détails sur le Comité national des écrivains et sur la liste éditée, nous renvoyons à l’ouvrage Archives de la vie littéraire sous l’occupation : À travers le désastre, p. 402.

74.

Jean Paulhan – « Prière d’insérer au premier numéro des Cahiers de la Pléiade », extrait cité dans la Correspondance 1923-1968, t. II, p. 12.

75.

Le cinquième numéro des Cahiers de la Pléiade, publié durant l’été 1948, comprend notamment des textes de Louis-Ferdinand Céline, « Le Casse-pipe », d’André Breton, « Fronton virage », ainsi qu’une étude de Jean Dubuffet sur « Les silex de Juva ».