1.1.3. Francis Ponge, mauvais élève et chef d’école.

Francis Ponge, au cours de sa carrière, s’interroge régulièrement sur les problèmes du texte et de l’image : nous allons donc dresser un bref historique de ses remarques sur ce sujet, allant de l’année 1929 à la rencontre avec Jean Dubuffet. Le poète envisage la littérature et la peinture dans le mouvement créatif, lui qui dira : « prenons-nous en flagrant délit de création »76, manifestant du même coup son projet poétique et sa méthode critique. Comme le souligne son intérêt pour l’édition de ses brouillons, c’est la prééminence du geste qui l’interpelle. Car écrire, c’est penser bien sûr, mais c’est avant tout tracer, dessiner. L’art du peintre et celui de l’écrivain, dès lors qu’ils sont considérés à travers l’acte même qui les incarne, les matérialise, sont jumeaux. Ce précepte pourrait résumer la conception de Francis Ponge, qui s’avoue plus proche, du moins du point de vue de la création, des peintres que des philosophes, englués dans les idées et perdant le sens de la beauté matérielle de l’écriture. Le poète accorde dans ses œuvres la préférence au geste plutôt qu’à l’idée. De ses nombreuses amitiés avec les peintres, Francis Ponge retiendra en outre la proximité de leurs interrogations avec les siennes. La rêverie, la réflexion sur les œuvres plastiques va féconder et enrichir ses propres recherches poétiques, ouvrant une nouvelle porte à l’œil comme à l’esprit. Selon le poète, le peintre et l’écrivain disent la même chose, représentent le même monde, avec des moyens presque identiques (le geste, le tracé). Il souligne souvent cette proximité, les artistes sont pour lui, selon le terme de René Char des « alliés substantiels »77 :

‘Le poète (est un moraliste qui) dissocie les qualités de l’objet puis les recompose, comme le peintre dissocie les couleurs, la lumière, et les recompose dans sa toile.78

Bien plus qu’une simple similitude de geste, la peinture et l’écriture nous confrontent souvent à une analogie de pensée. Dans L’Atelier contemporain, en particulier, l’interrogation que porte le poète sur ces deux aspects se mêle intimement à la façon dont il envisage sa propre condition. Il affirme ainsi que la littérature entre en nous, investit notre esprit de la même façon que le fait une peinture, car c’est l’œil qui constitue le vecteur et le relais initial et essentiel.

‘Point de doute qu’elle – la littérature – passe (entre et sorte) de plus en plus par les yeux. Elle sort de nous par la plume (ou la machine à écrire) : devant nos yeux. Elle entre en nous également par les yeux.79

Nous reviendrons, au cours de l’analyse, sur ce problème de l’œil et de l’esprit ; constatons simplement que Francis Ponge envisage le processus créatif dans sa dimension visuelle et gestuelle, ce qui le rapproche d’ores et déjà des travaux de Jean Dubuffet.

Nous pouvons remarquer cependant que les peintres aiment à solliciter, à susciter la parole, alimentant par là même le lieu commun de l’insuffisance expressive de la peinture. La peinture est dépréciée, selon Jean Dubuffet, considérée par le public – encouragé en ce sens par la critique – comme accablée d’une infirmité expressive et informative, contraignant celle-ci à se tourner vers la littérature, comme s’il fallait combler par la parole quelques lacunes, comme s’il fallait se méfier du silence et de la simple contemplation. Francis Ponge s’interroge fréquemment sur cette attente des peintres, qui aggrave encore la soumission, à son sens, de la peinture vis-à-vis des arts de la lettre. Dans sa « Note sur Les Otages » le poète explique de façon très lucide la raison qui pousse les peintres à solliciter l’accompagnement d’un texte, à solliciter le regard et susciter la parole de l’autre :

‘Ils veulent que leur manifestation (exposition, recueil) retentisse […]. Qu’il y ait une sorte d’imposition à la pensée par des mots à propos de leur peinture.80

Le poète aborde ici un point important et remet en question le pouvoir acquis par la littérature, l’intimidation qu’elle provoque ainsi que la façon dont elle investit la plupart des domaines et disciplines. Pleinement conscient des écueils et des limites du langage, Francis Ponge affirme que l’image émet quelque chose que la langue est incapable de traduire. Le discours sur l’œuvre plastique ne peut, pour l’éclairer, qu’emprunter des chemins de traverse, suivre des voies détournées pour la dire, sans chercher à l’expliquer ni à en épuiser le sens. Il pense ainsi que la bonne peinture est celle dont on ne peut rien dire de satisfaisant. Car comment rendre compte en effet d’une réalité fluctuante, contingente et disparate au moyen d’un instrument de connaissance qui impose rigueur et didactisme, le langage. Francis Ponge reconnaîtra même que la peinture, dans le domaine de la modernité, a désormais le dessus sur l’écrit ; la littérature rechigne à prendre des risques, et demeure souvent dans les cadres qu’on lui assigne, sans chercher à se renouveler :

‘Il semble seulement que la poésie soit un peu en retard maintenant sur la peinture parce qu’elle a donné moins d’œuvres construites, résonnant par leur seule forme (mais nous nous en occupons).81

L’ambition du poète est ici de reconquérir une certaine liberté formelle par et pour l’écriture, prenant exemple sur la façon dont les peintres, dès le début du siècle, sont parvenus à s’épanouir en marge des carcans esthétiques, formels, moraux ou culturels.

Il s’agit de créer un objet verbal qui ait une densité, une présence dans le monde des paroles et des idées comparable à celle de la chose dans le monde physique et matériel. Le langage, intérieur par nature, doit imiter « la vie des objets extérieurs », chercher à acquérir une consistance égale. Ce projet poétique détermine la pratique de l’écriture. Mais cet objet verbal doit, pour prendre toute son ampleur, se méfier, se dégager même, de l’idée, qui intimide et sclérose parfois dangereusement l’élan créatif et l’imaginaire du poète, limitant du même coup sa liberté : Francis Ponge se proclame contre l’idée, contre la pensée, disant dans les pages bis des Proêmes que « rien n’est bon que ce qui vient tout seul »82. Il parle ainsi de son « dégoût des idées »83, qui le « déçoivent », et auquel il oppose son « goût des définitions ». Le poète ne rejette pas en bloc la pensée, il estime simplement qu’il faut avant tout vivre et contempler, la réflexion devant découler naturellement de l’observation. Il est essentiel d’être avant d’avoir des idées et avant de songer à les coucher sur papier. Francis Ponge prend son propre parti, celui d’écrire et de composer ce qu’il nommera des « définitions-descriptions-œuvres d’art littéraires »84, véritables hybrides conciliant l’image et le texte, réconciliant l’œil et l’esprit, la matière et la mémoire en sorte, par la prééminence accordée au geste de l’écriture. L’absolu du poète serait donc une œuvre médiane, une création d’ordre littéraire et artistique à la fois. Il compare d’ailleurs sa propre façon de créer et de travailler à celle des peintres, dans une lettre adressée à Georges Bataille :

‘J’ai répondu que j’avais plusieurs insectes en préparation, retournés contre le mur, comme les peintres ont des tableaux qu’ils commencent, puis qu’ils retournent, qu’ils reprennent.85

Le poète procède en effet par nuances, retouchant sans cesse ses textes, travaillant et triturant la matière des mots jusqu’à l’obtention de l’effet souhaité. En témoignent les nombreuses versions coexistantes pour la plupart de ses textes, l’accumulation des notes et des brouillons qu’il se plait à publier, illustrant ainsi le cheminement de l’écriture. Il est intéressant de remarquer que malgré l’important travail de recherche fourni en amont, ses poèmes dégagent toujours une impression de jaillissement et de spontanéité.

Pour Francis Ponge, auteurs et peintres doivent prendre conscience de leur nature et de leur projet communs ; car ils sont avant toute chose artistes et ce, quelle que soit la forme que prennent leurs travaux. Leur rôle, à savoir d’exprimer leur rapport au monde, est le même, comme nous l’explique le poète :

‘En somme, qu’est-ce qu’un artiste ? C’est quelqu’un qui n’explique pas du tout le monde, mais qui le change.86

L’important n’est pas dans la forme que prend l’œuvre, mais dans le geste opéré par l’artiste – qu’il soit peintre ou poète – pour agir sur le monde. Francis Ponge met ainsi, dans le même texte, le peintre en parallèle avec le savant ou le militant politique, car il travaille « comme eux avec passion dans une lumière froide »87.

C’est en 1929 que le poète, par l’entremise de Jean Paulhan, se réconcilie avec la philosophie. Francis Ponge garde en effet, de sa scolarité, de très mauvais souvenirs. Jean Paulhan lui fait redécouvrir notamment les écrits d’Henri Bergson, dont il parle abondamment dans Les Fleurs de Tarbes et dans les lettres qu’il adresse au poète :

‘J’aurais beaucoup à te parler. J’ai refait cinq à six fois mon carnet sur le pouvoir des mots. (à propos de Bergson). Je ne pense pas qu’il existe rien au monde qui ressemble à un pouvoir des mots.88

Il y revient régulièrement, sollicitant l’avis du poète et l’amenant par là même à participer à ses réflexions. Mais Francis Ponge ne s’est vraisemblablement pas contenté de ces quelques références ; il est probable qu’il ait lu, à partir des considérations de Jean Paulhan, un certain nombre d’ouvrages du philosophe, dont Matière et mémoire 89 , qui donnera quinze ans plus tard son titre à l’album. Il n’en fait toutefois pas référence dans ses nombreuses fiches de lecture. L’ouvrage dont parle Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes, ne paraîtra, remanié mainte et mainte fois, qu’en 1941. « Matière et mémoire » peut être considéré en ce cas comme une réponse de Francis Ponge aux idées développées par Jean Paulhan dans cet essai. Selon lui, la philosophie professée par Henri Bergson est à l’origine d’une « terreur », celle du pouvoir des mots. Le philosophe pense en effet que, de l’esprit à son expression, certaines choses demeureront inexprimées, opprimées par le langage. Jean Paulhan s’étonne que cette doctrine « en apparence hostile aux Lettres » soit devenue le fer de lance de toute une génération d’auteurs et de poètes. Ce mythe du pouvoir des mots, qui amenuise ou excède à tout instant notre vouloir-dire, Jean Paulhan le définit comme l’expression de la domination de la matière (du langage) sur l’esprit, « la matière qui opprime l’esprit »90. Mais cette « terreur », et ce n’est pas la seule de ses contradictions, admet pourtant en règle générale la supériorité de l’esprit sur la matière, rapport de force qui sera renversé par Francis Ponge, considérant quant à lui que « la matière est l’unique providence de l’esprit »91.

Il est à noter que dès 1937, Paul Valéry, dans un texte intitulé « Mémoire, matière et esprit », s’attaquait aux positions du philosophe92 et démontrait le caractère grossier et presque primitif de ces notions arbitrairement opposées, par tradition plus que par raison ; ces mots, dit-il, n’ont plus qu’un sens historique, « celui d’une antithèse assez fatiguée »93. Au moment de la parution de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, et depuis environ une dizaine d’années, ces mots sont démodés, ridiculisés par les théories successives. Le contenu de ces concepts apparaît comme vide de sens et semble incarner un discours suranné, une théorie désormais passée. Jean Paulhan aidera Francis Ponge à se situer par rapport à cette polémique, comme le montre cette lettre datée de février 1930 :

‘La situation de Pia est différente de la tienne. Pia nie (avec tous les critiques de notre temps, d’ailleurs – bien qu’ils ne s’en aperçoivent pas tous) que la littérature puisse être autre chose qu’une combinaison de mots et de phrases. Il ne veut pas comprendre qu’un mot est aussi une pensée, que c’est là que cesse cette odieuse différence de la matière et de l’esprit, et tout ce qui nous dégoûte dans le monde, comme on dit, réel.94

En 1933, Francis Ponge, qui travaille depuis trois ans déjà aux textes qui feront le succès du Parti pris des choses, compose son « Introduction au “Galet” », dont la rédaction remonte aux années 1927-1928. Jean Paulhan a toujours dit au poète qu’il n’aimait que la seconde partie du « Galet », celle où il ne s’agit que du galet, et non tout le début sur la pierre (son origine, sa formation) ; il est vraisemblable que Francis Ponge se souvienne de cet avis lors de la rédaction du texte de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, dédié implicitement, comme le sont déjà les lithographies, à Jean Paulhan. En effet, ces deux écrits présentent certaines similitudes, comme l’intervention dominante de l’eau sur la pierre, le « liquide provoquant à sa surface une modification sensible »95, et les références à l’acte d’amour qui seul engendre une création. Soucieux des remarques du mentor, Francis Ponge, en 1945, dans le texte qui accompagne la série de lithographies de Jean Dubuffet, prend soin de ne passer que brièvement sur les origines (allemandes cette fois) de la pierre.

Jean Paulhan demande régulièrement au poète de lui écrire des chroniques destinées à paraître dans diverses revues. Mais la plupart demeureront inédites ; l’une d’elles, datée de décembre 1933 et écrite par le poète suite à la projection, à laquelle il a assisté, du film Les 400 coups du diable, évoque la « façon de voir » particulière des peintres ; elle est envoyée à Jean Paulhan.

‘Il faut encore faire intervenir autre chose : comme au sortir d’une exposition de bon peintre tout ce qu’on voit semble peint par lui (c’est ainsi que sa façon de voir se justifie)…96

Lorsque l’on regarde une œuvre, on emprunte momentanément le regard d’un autre, celui du peintre ; cela est vrai également dans le domaine de la littérature, où le lecteur, le temps de son « tête à tête » avec le livre, adopte la façon de voir du narrateur. Francis Ponge va manifester un intérêt de plus en plus prononcé pour les peintres et leurs visions. Il y fait souvent allusion dans les textes qu’il écrit alors. Parallèlement, il témoigne d’une fascination à l’égard des beaux livres et se plait à rêver à des éditions illustrées de ses poèmes, comme dans cette lettre à Jean Paulhan, datée du 24 janvier 1935.

‘Il serait vraiment long de te raconter comment j’ai rêvé Mesures, la nuit avant son apparition chez Van den Berg où je l’ai achetée, – nuit qui a suivit la naissance de ma fille. D’un format environ triple, sous une couverture très glacée, dans les blancs et roses naturellement, ornée d’un portrait de femme de profil, habillée d’un simple corsage et tenant un cageot, entièrement occupé par quelque chose comme un gros pigeon ou un lapin blanc. Toute la revue également sur papier glacé, imprimé en très gros caractères (comme un livre d’enfant) était abondamment illustrée de petites peintures mêlées au texte, de couleurs assez tendres mais très vives (un peu Renoir mais plus léchées)…97

Dans la même lettre, Francis Ponge propose des auteurs à Mesures : Joyce, Ungaretti, Gorki, Kassner, Gide, Fargue, Labaud, Claudel, Valéry… et Henri Bergson. Nous voyons qu’il continue à témoigner de l’intérêt pour le philosophe, qui lui semble désormais moins obscur. Pour autant, le poète refuse toute caution philosophique : ainsi, en 1942 paraît, dans la Nouvelle Revue Française une annonce concernant la parution du Parti pris des choses, dans laquelle Francis Ponge avait fait intégrer deux épigraphes, l’une d’Alain et l’autre de Jean-Jacques Rousseau98 ; il demandera à Jean Paulhan de les supprimer, estimant que ses poèmes n’ont pas besoin de recommandation, « et surtout pas de ces gens-là »99.

Ses projets d’éditions illustrées évoluent mais ne trouvent toujours pas d’aboutissement. Il en parle régulièrement à Jean Paulhan, qui fait écho à ce désir, comme dans une lettre du 8 janvier 1939.

‘Ou d’intéresser Schiffrin à faire des plus simples un ouvrage pour les enfants (avec des dessins genre Larousse illustré). Où d’en faire une belle édition avec des photographies d’objets par Man Ray ou quelqu’autre. Tu me diras que c’est à moi de m’occuper de tout cela. Mais qu’en penses-tu ? J’aimerais vraiment en avoir un volume, un « plus petit volume ».100

Car Jean Paulhan continue à incarner, pour le poète, le lecteur privilégié de ses textes. Il les lui envoie tous, comme un élève à son maître. Ils s’en amuseront souvent, et l’ « l’école » élue par Francis Ponge – et Jean Dubuffet – lors de la composition de l’album, est certainement celle du mentor. Le poète, pour qualifier leur rapport, parle dès 1941 d’un « envoûtement » réciproque, lui qui incarne la « mauvaise conscience de Paulhan »101. Le 21 mars 1942, ce dernier reçoit cette lettre du poète : « tu sais bien que c’est pour toi d’abord que j’écris, et d’ailleurs que je suis partisan des explications franches (voire brutales) »102. Ils sont alors en désaccord sur le projet du poète de faire paraître, au côté des textes clos, des fragments de ses notes préparatoires, le laboratoire de la création en regard de sa concrétisation. Jean Paulhan va lui déconseiller vivement cette démarche, dans une lettre datée du 13 avril 1942 :

‘Il y a des écrivains qui gagnent à montrer leurs brouillons (c’est à ça que Chénier a dû sa gloire). Toi, non, plus tu avances, et plus tu es traversé de choses que tu ne connaissais pas clairement…103

Mais Francis Ponge passera outre ce conseil, donnant ainsi à son œuvre une nouvelle dimension, offrant au lecteur l’exposition de l’expérience du texte. Cela ne l’empêchera pas, comme le fera plus tard Jean Dubuffet, de s’inquiéter auprès de Jean Paulhan, dès 1942, des progrès de sa situation dans le monde littéraire. Le mentor le rassure, lui qui croit fermement en son talent, et termine sa lettre sur une note d’espoir à valeur prophétique. « Je pense que les grandes choses, c’est pour 44. Ça n’est pas si loin »104. Cette fois il ne se trompera pas. La situation politique filtre également dans cette affirmation : Il faut tenir bon. À peine six mois plus tard, effectivement, les choses ont bien changé pour le poète. Ce sont des diverses récupérations, parfois abusives, dont il est l’objet, dont il s’inquiète désormais. Jean Paulhan s’en amuse, s’en réjouit, lui qui a tant de part à ce succès, mais reste lucide sur les contraintes qu’il implique inévitablement, comme il l’explique au poète dans une lettre datée de l’année suivante :

‘Drôle comme ce qu’il faut bien appeler ta « situation » a changé en cinq mois. On ne parle plus d’ « anthologie », sans : « qu’y donnerez-vous de Ponge ? » etc. Même, on te fait prince, et chef d’école.
Ça entraîne diverses déceptions, mais tu es de taille.105

La réponse de Francis Ponge à cette lettre témoignera de ces déceptions nouvelles. Voilà le mauvais élève devenu chef d’école, à son corps défendant, assimilé, digéré. Le poète peine toujours à juger de la valeur de ses travaux et le succès, paradoxalement, ne l’aide pas à y voir clair. Le rôle de conseiller de Jean Paulhan devient de plus en plus essentiel, il est chargé des relectures et des corrections et peut apporter parfois ses propres modifications, comme l’illustre cette lettre de Francis Ponge, qui ne sera pas envoyée, du mois de juillet 1943 :

‘Si tu savais le mal qu’il donne, ce chef d’école, au mauvais élève que je suis. Je suis incapable d’y voir goutte quant à la valeur respective de ces laborieuses facéties. (Change les titres s’ils ne te plaisent pas.)106

Il est intéressant de remarquer le sentiment ambivalent éprouvé par Francis Ponge quant à sa situation, à la fois chef d’école malgré lui et mauvais élève proclamé. Jean Dubuffet sera dans une position identique, lui qui s’attache à sa singularité d’artiste et qui récuse si fort les milieux culturels sera sans cesse sollicité ou récupéré par des groupes ou mouvements artistiques. Seul le Collège de Pataphysique parviendra à compter parmi ses membres, et de bonne grâce cette fois, le peintre et le poète.

En janvier 1944, Francis Ponge se voit refuser la publication d’une édition illustrée du « Galet », en collaboration avec Raoul Ubac, par les éditions du Seuil. Le 6 mai 1944 marque le début de l’exposition de Gabriel Meunier et d’Émile Picq. Cette exposition se déroule jusqu’au 19 mai dans une petite galerie de Lyon, « Folklore », tenue par Marcel Michaud. Cette galerie est également un point de rendez-vous du mouvement résistant. Francis Ponge compose le texte du carton d’invitation sur Picq et Marcel Michaud celui sur Meunier. Le jour du vernissage, Francis Ponge écrit, à la craie sur un tableau noir d’écolier, un poème, « La métamorphose » ; ce poème est un appel déguisé à prendre le maquis et à se soustraire au travail obligatoire. Ce texte sera repris notamment dans Le Peintre à l’étude et L’Atelier contemporain.

Afin de mieux comprendre la période dans laquelle se situent la genèse et l’édition de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, nous avons souhaité établir une liste des écrits du poète durant les années 1944 et 1945. Ceci nous permettra notamment de confronter, au cours de notre étude, le texte en question avec quelques uns de ses contemporains. Nous avons tiré ces indications du volume des Œuvres complètes de la Pléiade, les dates indiquées étant celles de composition. L’année 1944 voit le poète s’intéresser à la critique d’art, avec un premier texte, consacré à l’exposition des dessins d’Émile Picq, et la « Note sur Les Otages », peintures de Jean Fautrier. Pour plus de cohérence avec notre étude, nous avons classé, dans la mesure du possible, ces textes dans l’ordre chronologique.

« Émile Picq » (fev.-avr. 1944)
« Proêmes à P. Éluard » (14 mars 1944)
« La Métamorphose » (avr. 1944)
« Églises » (21-23 mai 1944)
« Pascal » (25 juil. 1944)
« D’un carnet ocre » (13 sept. 1944)
« La Condition humaine » (2 nov. 1944)
« Revue des revues » (17 nov. 1944)
« L’Iode » (26 nov. 1944)
« Note sur Les Otages » (oct. 44 – jan. 45)
« Chronique des revues » (1944)
« Les Livres que nous avons reçus » (1944)
« L’Opinion changée quant aux fleurs » (1944)
« Proême » (1944)
« Salut à Pierre Seghers » (1944)
« Matière et mémoire » (janv. – fév. 1945) 107
« René Leynaud » (21 mars – 3 mai 1945)
« Interview de Dieu » (27 avr. 1945)
« Lectures » (juin 1945)
« La Guerre » (5 août 1945)
« … Du vent ! » (6 août 1945)
« Anecdotiques » (21 sept 1945)
« J’ai connu Picasso » (1945)
« Spirales sui generis de l’encens » (1945) « Baptême funèbre » (1945)
« Bataille contre l’horreur » (1945)
« Chronique de la vie des lettre » (1945)
« Chronique des revues » (1945)
« Entretien avec Dominique Aury » (1945)
« Le Lézard » (12 déc 1945 – juin 1947)
« L’Homme à grands traits » (1945-1951)
« Tentative orale » (1945-1951)

Il serait intéressant, bien que nous ne puissions le faire ici, de comparer ces textes à celui de Matière et mémoire. Nous avons néanmoins relevé quelques liens, qui seront intégrés à mesure du cheminement de l’étude. Ainsi, en 1945, le poète consacre quelques pages à Picasso, qu’il rencontre à l’atelier de Fernand Mourlot et qui se révèle séduit par les pages destinées à l’album. Suite à cette lecture il exécute une lithographie témoignant de sa propre vision. Un exemplaire hors commerce de l’album sera publié la même année, avec cette lithographie originale.

En 1944 Francis Ponge voyage dans toute la zone libre pour le compte de la résistance. À cette occasion il rencontre Joё Bousquet, à Carcassonne et Jean Tortel, à Marseille. Arrêté dans une rafle, il parvint toutefois à avaler les quelques pages compromettantes de son carnet d’adresse. Faut-il voir dans les mentions au « bloc-notes », dans le texte de Matière et mémoire, des allusions à cet épisode ? En effet, le poète propose de malmener la pierre pour la faire parler, « il arrive que l’artiste, même le plus amoureux de la pierre, ait besoin de la brutaliser quelque peu pour lui faire avouer ses désirs », ou donne à certaines phrases un ton d’interrogatoire, qui rappelle un procès-verbal : « Interrogé sur la provenance de ces pierres, M. Mourlot déclare… » (M.M., pp. 3 et 2). En avril 1944, il échappe de peu à la déportation : l’officier, contrôlant ses papiers, partira en disant, en allemand et sur un ton méprisant, « poète !... ». Quelle part ont ces souvenirs dans la genèse du texte ? Il faudra le déterminer, mais soulignons d’ores et déjà l’allusion discrète et néanmoins capitale à la nationalité de la pierre lithographique, « pierre allemande, philosophe, qui a le goût des arts » (p. 1).

Notes
76.

Francis Ponge – « Méthodes », in. Œuvres complètes, t. I, p. 525.

77.

René Char – « Alliés substantiels », in. Recherche de la base et du sommet, p. 55.

78.

Francis Ponge – « Notes prises pour un oiseau », in. Œuvres complètes, t. I, p. 352.

79.

Francis Ponge – « Proclamation et petit four », in. Œuvres complètes, t. I, p. 641.

80.

Francis Ponge – « Note sur Les Otages. Peintures de Fautrier », in. Œuvres complètes, t. I, p. 97.

81.

Francis Ponge – « Le Monde muet est notre seule patrie », ibidem, p. 629.

82.

Francis Ponge – « Proêmes, pages bis », ibidem, t. I, p. 213. 

83.

Francis Ponge – « My creative method », ibidem, t. I, pp. 517-518.

84.

Francis Ponge – « My creative method », in. Œuvres complètes, t. I, p. 519. Nous reviendrons en détail sur ce point capital dans la dernière partie « Le Critique comme artiste ».

85.

Francis Ponge – « Tentative orale », ibidem, t. I, p. 664.

86.

Francis Ponge – « Braque ou l’Art moderne comme évènement », ibidem, p. 138.

87.

Francis Ponge, ibidem, p. 140.

88.

Lettre de Jean Paulhan à Francis Ponge, in. Correspondance 1923-1968, t. I, p. 111.

89.

Henri Bergson – Matière et Mémoire, 1939.

90.

Jean Paulhan – Les Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les Lettres, Paris, Gallimard, 1941, pp. 65 et 71.

91.

Francis Ponge – « Note hâtive à la gloire de Groethuysen », in. Œuvres complètes, t. I, p. 471 ; cette formule apparaît également dans « Le Verre d’eau », ibidem, p. 605.

92.

Sur ce sujet nous renvoyons le lecteur à l’étude de Judith Robinson, « Valéry critique de Bergson ».

93.

Paul Valéry – « Notre destin et les lettres », Regards sur le monde actuel, in. Œuvres complètes, t. II, p. 1076.

94.

Lettre de Jean Paulhan à Francis Ponge, in. Correspondance 1923-1968, t. I, p. 127.

95.

Francis Ponge – « Le Galet », in. Le Parti pris des choses, 1942, p. 100.

96.

Lettre de Francis Ponge à Jean Paulhan, in. Correspondance 1923-1968, t. I, p. 173.

97.

Lettre de Francis Ponge à Jean Paulhan, ibidem, p. 183.

98.

Sur le manuscrit des archives Paulhan figure cette épigraphe de Jean-Jacques Rousseau biffée : « On dit qu’un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron ; j’en aurai fait un sur chaque gramen des prés, sur chaque lichen qui tapisse les rochers » (in. Les Rêveries du promeneur solitaire, « cinquième promenade », Paris, Gallimard, 1972, p. 96), citée dans la « Notice » du Parti pris des choses, in. Œuvres complètes, t. I, p. 890.

99.

Francis Ponge, cité dans la « Notice » du Parti pris des choses, ibidem p. 890.

100.

Lettre de Francis Ponge à Jean Paulhan, in. Correspondance 1923-1968, t. I, pp. 229-230.

101.

Bernard Groethuysen disait à Francis Ponge qu’il était « la mauvaise conscience de Paulhan », propos cités dans la Correspondance 1923-1968, t. I, p. 263.

102.

Lettre de Francis Ponge à Jean Paulhan, ibidem, p. 270.

103.

Lettre de Jean Paulhan à Francis Ponge, ibidem, p. 272.

104.

Lettre de Jean Paulhan à Francis Ponge, 29 déc. 1942, ibidem, p. 282.

105.

Lettre de Jean Paulhan à Francis Ponge, 25 mai 1943, ibidem, t. I, p. 292.

106.

Lettre de Francis Ponge à Jean Paulhan, juillet 1943, in. Correspondance 1923-1968, t. I, p. 296.

107.

Nous verrons, dans la suite de cette étude, que cette estimation du temps de composition, qui figure dans les Œuvres complètes, n’est pas rigoureusement exacte, et que Francis Ponge a vraisemblablement commencé à écrire le texte avant, du moins il prend des notes dès le mois de décembre 1944.