1.2.1. Composition des lithographies. Comme un forcené.

« Comme un forcené », c’est ainsi que Jean Dubuffet se voyait à l’œuvre, qu’il se décrit, dans une lettre à Pierre Bettencourt174. L’artiste s’abandonne à ses manies, ses lubies, comme par exemple dans la composition des petites statuettes du Morvan, ou lors de la série de portraits d’hommes de lettres, qui va l’occuper jusqu’à l’obsession, ou de sa passion pour les collages d’ailes de papillon, insufflée par Pierre Bettencourt. L’année 1944 devient celle de la « fureur lithographique »175 : cette technique incarne pour lui une recherche perpétuelle, une mise au point sans cesse renouvelée. Il multiplie les « stages », les visites aux hommes du métier, jusqu’à devenir lui-même un expert et ainsi pouvoir au mieux plier la discipline à ses désirs, avec notamment les assemblages d’empreintes lithographiques, travail titanesque de composition, de tri, de décomposition et d’assemblage dont il fait état dans de nombreux textes176.

Quel est le climat politique au sortir de l’été 1944 ? Rome est libérée le 4 juin par les Forces françaises libres du général de Gaulle et, deux jours plus tard, commence le débarquement des troupes alliées en Normandie. À cette occasion le général lance, sur les ondes de la radio anglaise B.B.C., l’appel qui restera célèbre, appel au soulèvement et à la guerre : « que tous ceux qui sont capables d’agir, soit par les armes, soit par les destructions, soit par le renseignement, soit par le refus du travail utile à l’ennemi, ne se laissent pas faire prisonniers. » Cet appel est massivement entendu par la résistance, qui multiplie, dans la nuit précédant le débarquement, les sabotages des moyens de communications et des voies de déplacements allemands (il y aurait eu ainsi dans cette seule nuit plus de 900 coupures de voies ferrées). Elsa Triolet, dans Le Premier accroc coûte deux cents francs, livre un témoignage particulièrement lucide sur cette période :

‘Non pas que le débarquement, annoncé à la radio par cette phrase, ait été la fin d’une époque sinistre, son happy end. Au contraire, c’est à partir du 6 juin 1944 que le pays a vécu l’apothéose d’une époque quotidiennement apocalyptique. Personne ne pouvait se dérober au chaos qui s’en suivit.177

Les derniers mois du régime sont particulièrement sanglants. Dans la capitale, la police se met en grève. Le Conseil national de la Résistance et les syndicats appellent à l’insurrection et à la grève générale.

Entre le 18 et le 25 août 1944, Paris se libère lui-même, les premiers combats éclatent dans le quartier latin, des vendeurs de journaux, clamant la défaite allemande, sont fusillés à même la rue par les garnisons qui commencent à évacuer. Adolphe Hitler, le 23 août, ordonne que la capitale soit réduite à « un champs de ruines ». Dès le lendemain, les premiers chars alliés entrent dans Paris. L’été 1944 est plus que jamais celui d’une France martyre, qui, payant depuis quatre ans le tribut de l’occupation, se retrouve au cœur des combats de libération. Simone de Beauvoir dans le premier chapitre de La Force des choses évoque l’atmosphère particulière de ce mois de septembre 1944. Elle dit ainsi : ‘« c’est fini : tout commence »’ 178 ‘ ; les automobiles recommencent à circuler librement, on ressort les bicyclettes, on reprend goût à flâner. Les lithographies de ’ ‘ Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école ’ ‘attestent de ce renouveau, avec les thèmes de la « Promenade en auto », ou du « Cyclotourisme ».’

‘Mais les restrictions perdurent, la situation empire même ; on manque de tout, de ravitaillement notamment, mais aussi de charbon, de gaz, d’électricité. Là encore, la place prédominante de l’alimentation dans la série des lithographies semblera accuser cet aspect (« Déjeuner de poisson », « Mangeurs d’oiseaux », « Nutrition », « Plumeuse »). De même, le monde littéraire et artistique est encore ankylosé, le papier manque toujours cruellement. Sous l’occupation, son attribution aux éditeurs permettait aux allemands d’exercer une pression et un contrôle sur les maisons d’éditions et les publications. Et, si la France reprend vie, ce n’est pas sans culpabilité, car l’on commence dans le même temps à découvrir les camps de concentration, les témoignages abondent, les rescapés reviennent ; l’horreur ne peut plus être niée, elle se dévoile peu à peu :’

‘L’écrivain communiste que nous rencontrions le plus volontiers, c’était Ponge ; il parlait comme il écrivait, par petites touches, avec beaucoup de malice et quelque complaisance. […] le monde m’était rendu. Un monde ravagé. Dès le lendemain de la libération, on découvrit les salles de torture de la Gestapo, on mit au jour les charniers. […] Ce passé brutalement dévoilé me rejetait dans l’horreur ; la joie de vivre cédait à la honte de survivre.179

Dès le mois de septembre 1944, Jean Dubuffet, souhaitant se perfectionner, se rend tous les jours à l’atelier de Fernand Mourlot, sous la bienveillance de l’imprimeur lithographe et de ses assistants qui se chargent de lui enseigner toutes les ficelles du métier. Ce dernier, amusé par l’enthousiasme du peintre, lui ouvre les portes de son atelier durant quatre mois, aux cours desquels seront réalisées les lithographies de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école. L’artiste, dans l’invitation à l’exposition André en avril 1945, parle avec humour de son « stage » et cette expression figure également au sein même de la mention d’édition, à la fin de l’album ; cet aspect oriente notamment le poète Francis Ponge sur le choix du titre à lui donner – « Les lithographes à l’école » – mettant en avant les notions d’éducation et d’apprentissage. Fernand Mourlot, dans son ouvrage À même la pierre, revient sur cet élève passionné, forcené, disant de lui :

‘Je ne m’étais pas trompé sur son compte, il fit du Dubuffet sur Pierre ! Il n’arrêtait pas, il cherchait beaucoup, il n’a pas été long à se faire à la technique – reconnaissons plutôt qu’il a en quelque sorte plié la technique à son génie créatif.180

Jean Dubuffet est de ces artistes que la technique passionne et inspire et ce même si ses œuvres présentent toujours un caractère désinvolte et spontané ; il écrit ainsi un nombre impressionnant de notes, de textes, regroupant diverses considérations techniques ou résultats d’expérimentations conservées au jour le jour dans les carnets d’ateliers, analysant et systématisant les matériaux utilisés, les effets observés, les constantes, les variantes… Il tient également minutieusement ces carnets d’atelier, dans lesquels il énumère toutes les opérations, toutes les étapes de ses travaux et les diverses réactions de la matière à ses sollicitations. Toutes ces études lui permettront notamment d’écrire en janvier 1962 les « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes »181, texte qui s’apparente parfois à celui de Francis Ponge182 et qui revient, par le langage, sur ce qui avait été tenté plastiquement depuis l’année 1944 du point de vue technique.

Fernand Mourlot, qui avait émis l’idée d’un album, est naturellement chargé par Jean Dubuffet de l’édition de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école. Son atelier constitue ainsi le berceau de l’œuvre, sa source mais aussi son centre de diffusion et de reproduction. La série de lithographies se termine ainsi sur cette mention de l’éditeur : sa signature s’ajoutant à celle du peintre et du poète, marque par sa position, le lien entre le texte et l’image qu’incarne la lithographie.

‘Les 34 lithographies que contient cet ouvrage ont été exécutées par Jean Dubuffet lors d’un stage à l’Imprimerie Mourlot frères, en 1944. La typographie est de l’Imprimerie Union.
Fernand Mourlot, éditeur à Paris.183

Les lithographies sont toutes produites entre septembre et décembre 1944. La plupart sont datées, ce qui permet de suivre leur chronologie. La façon rapide dont Jean Dubuffet intègre la technique à laquelle il s’essaie s’explique sans doute par son intérêt, mais aussi par sa sensibilité ; l’artiste est de ceux qui savent penser en matériaux184, et c’est certainement là une particularité qui participe à son succès. Car un certain nombre d’obstacles s’opposent au profane qui doit réaliser son dessin à l’envers, s’adapter au support minéral, aux irrégularités du grain de la pierre. Il lui faut aussi apprendre les divers traitements et les réactions chimiques, la succession des étapes, leurs durées… Les produits de base utilisés sont nombreux : résine, talc, gomme arabique, acide nitrique, essence de térébenthine, bitume de Judée, encres, huiles, vernis, carbonate de magnésium, acide acétique, suif, vaseline ; le matériel courant fait songer à celui du savant ou de l’alchimiste : pèse-acide, balances, éponges, chiffons, tourniquet, rouleaux encreurs, couteaux, spatules, éprouvettes, compte-gouttes, récipients. La technique du crayon, privilégiée par Jean Dubuffet pour la réalisation des lithographies de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, est certainement l’une des plus délicates. Il faut normalement entre trois et huit jours pour réaliser et tirer une épreuve, mais l’artiste est souvent plus rapide. Alexandre Vialatte parle ainsi, dans une de ses chroniques du journal La Montagne, d’un véritable « mariage »185 de Jean Dubuffet et de la lithographie :

Dubuffet s’y marie à la lithographie ; ils s’élèvent tous deux dans les airs ; ils se poursuivent, ils se taquinent, ils se pourchassent ; c’est ce que Ferdinand Fabre appelait le vol nuptial. 186

Cet amour de la matière minérale, cette union de l’artiste avec elle sont mis en avant par Francis Ponge dans son texte : « et l’on ne peut trouver le bonheur tout seul, ou votre instrument (votre épouse), ne le trouve pas », le papier qui est « donné à épouser à la pierre », « serait aboli dans ces épousailles », « le papier l’épouse parfaitement » (M.M., pp. 3, 4 et 5).

Dans une lettre à Jean Paulhan, le peintre s’affirme soulagé de retrouver son propre atelier, qu’il réintègre le lundi 26 novembre après trois mois passés auprès des presses de Fernand Mourlot. Il lui a suffit de deux mois pour réaliser la série de trente-quatre lithographies de l’album ; cette rapidité tient notamment au fait que l’artiste choisit de revenir aux thèmes de ses tableaux antérieurs, réutilisant les croquis préparatoires. Certaines de ces lithographies sont dédiées à d’autres, aux hommes de lettres que Jean Dubuffet choisit de remercier, comme Jean Paulhan, mentor et protecteur, Francis Ponge, André Frénaud, Paul Éluard, mais aussi Pierre Seghers, qui est véritablement à l’origine de la rencontre de l’artiste avec Fernand Mourlot et l’outil lithographique. La plupart de celles-ci seront même intégrées à d’autres ouvrages, comme frontispice ou pour l’illustration de la couverture187. Vingt deux des lithographies sont datées, ce qui nous permettra de signaler à mesure leur chronologie. Nous indiquons toutefois ici les douze qui ne le sont pas ; le numéro qui suit entre crochets est celui de leur ordre d’apparition dans l’album, qui semble toutefois très proche de l’ordre de composition :

- « Profil d’homme moustachu », [7/34].
- « Nutrition », [10/34].
- « Départ à cheval » (septembre 1944, lithographie en 5 couleurs), [11/34].
- « Paysage avec deux hommes et trois perdrix », [12/34].
- « Chevauchée », [14/34].
- « Pianiste », [15/34].
- « Maternité », [24/34].
- « Vache 1 », [25/34].
- « Vache 2 », [26/34].
- « Vache 3 », [27/34].
- « Le supplice du Téléphone », [30/34].
- « Moucheur », [34/34].

Ces lithographies reflètent à la fois le quotidien du peintre et le contexte chargé de l’occupation et de la libération. Ce sont en effet aux différentes facettes de l’artiste que se réfèrent les thèmes choisis : le peintre pianiste, amateur de café, de jazz et de voitures, cyclotouriste ou dactylographiant les feuillets manuscrits de Francis Ponge, pour accélérer la cadence du poète. Les problèmes de « ravitaillement » dont certaines lettres font écho, les paysages et les vaches croqués pendant un voyage à bicyclette du peintre, l’usage du téléphone qu’il considère comme un véritable supplice, le rhume qui le surprend aux ateliers Mourlot, deviennent thèmes de ses expérimentations lithographiques. Le quotidien y est représenté, jusqu’au tabac, qui constitue une des préoccupations de Jean Paulhan, celui-ci déplorant dans ses lettres les difficultés qu’il rencontre pour s’en procurer. Tous ces menus évènements, qui paraissent anecdotiques, acquièrent dans le contexte historique une dimension collective, universelle même : ils sont la manifestation des préoccupations populaires.

Peu avant la libération, des soldats alliés sont régulièrement parachutés sur le continent et cachés par la population locale188. Des codes sont utilisés pour ne pas attirer l’attention des autorités, ainsi, un « pianiste » désigne alors un opérateur radio, le plus souvent anglais, parachuté afin d’assurer la liaison avec Londres189. Une lithographie comme « Le supplice du téléphone » peut être envisagée comme une double référence, mêlant l’intime, le particulier, au contexte général : au moment de sa composition, Jean Paulhan se retrouve soudainement sous les projecteurs, du fait de ses prises de positions concernant le Comité National des Écrivains et relate dans une lettre au peintre ne recevoir pas moins d’une vingtaine d’appels téléphoniques par jour190. Pour la population, les contacts, comme la nourriture et les transports, sont restreints, ressentis comme une aliénation de plus ; ainsi, Antoine de Saint-Éxupéry, dans une lettre de 1942 tirée de ses Écrits de guerre, parle à propos des attentes devant le téléphone d’un véritable supplice chinois191. Chaque repas, chaque lien établi constitue une petite fête, une miette de victoire sur l’occupant. C’est en continuant à vivre, envers et contre tout, que la population gagnera sa liberté. La dernière lithographie de l’album, « Le moucheur », peut également être considérée comme une double allusion : personnelle d’une part, puisque le peintre souffre alors d’un rhume, qui sera aggravé par les longues journées passées dans le froid de l’atelier, mais également collective. Cette lithographie, qui termine l’album peut également faire référence au serment des années clandestines, « Ni juge ni mouchard », que Jean Paulhan s’attachera à rappeler à tous à la libération, lors du débat du C.N.E., craignant des représailles démesurées. Il dira ainsi de cette époque, dans son Traité des jours sombres :

‘Le danger le plus pressant pour l’esprit non prévenu vient aujourd’hui des résistants.192

Cette référence à « l’esprit non prévenu », nous le verrons, est une constante de cette période, le texte de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école commence ainsi : « L’esprit non prévenu, à qui l’on porte une pierre lithographique… » (M.M., p. 1).

« Le Supplice du téléphone » et « Le pianiste » intègrent de plus des éléments extérieurs à la peinture. Pour la seconde lithographie il s’agit d’une partition de musique. Pour la première, la distinction est plus ambiguë : en effet les contours des yeux du personnage esquissent une écriture, peut-être des numéros, qui ne sont pas vraiment déchiffrables. Sur les touches, il semble s’agir de numéros qui sont infléchis par le graphisme alphabétique, il est ainsi difficile de savoir s’il s’agit, par exemple, d’un y ou d’un 7. Il faut signaler par ailleurs que deux lithographies, l’une réalisée en septembre, l’autre en novembre, seront écartées lors de la composition de l’album, une « Mangeuse », en cinq couleurs ainsi qu’un « Barbu à lunettes », toutes deux réalisées avec la presse prêtée par M. Pons. Au début du mois de septembre, le peintre réalise des séries de gouaches préparatoires sur les thèmes du « cycliste », du « mangeur » et de « la femme et son enfant ».

Le peintre compose ses premières planches, le rythme de production est soutenu, passant rapidement à deux lithographies par jour. Cela tient sans doute à son expérience d’artiste, puisque la lithographie est avant tout un art de peindre. Le 13 septembre 1944 est composée la lithographie qui ouvrira la série dans l’album « Cyclotourisme », [1/34]. Elle sera reprise pour illustrer la couverture de L’Homme du commun 193 , de Pierre Seghers. Ce thème de la bicyclette n’est pas nouveau, Jean Dubuffet utilise en effet souvent ce moyen de transport. Un certain nombre de croquis datant de 1943 et de son voyage à vélo vont inspirer cette lithographie. Deux jours plus tard, le 15 septembre 1944, il dessine « Le Salut de la fenêtre », [3/34]. Il est intéressant de noter la corrélation qui s’opère parfois entre la composition des lithographies et certains épisodes de la vie du peintre. Ainsi, cette lithographie portant le numéro trois, est réalisée en réponse à un texte du poète Paul Éluard. Celui-ci avait publié, en 1939 et sous le titre Donner à voir 194 , un ensemble de textes sur l’art et la poésie. En 1944, il publie un autre recueil, composé de trente poèmes, chacun consacré à un artiste contemporain qu’il affectionne, dont « Quelques mots rassemblés pour Monsieur Dubuffet ». Nous présentons ici la transcription de la version manuscrite, offerte au peintre et conservée à la Fondation Dubuffet195 :

‘Roues dans la rue hue
Cahotant charroi
Animaux luisants
Charretier vivant
Six yeux rois du jour
Mais quel soleil lourd
Mais quel noir effort
Homme aux lèvres froides
Charroi d’os grinçants
De casse-cailloux
Charroi dur de nerfs
La rosée déjà
S’appelle sueur
Et le cœur moteur
Du fond de l’ornière
Sortent des colonnes
À tournure d’homme
Elles tisseront
Un toit si léger
Qu’on voit au travers
L’ombre et la lumière [nuit]
J’ai cherché midi
À minuit cherché
Minuit à midi
Le revers des heures
S’écoulait de moi
Inlassablement
Comme [un] grains d’un champ.196

Ayant pris connaissance de cet écrit, Jean Dubuffet rédige une lettre à Paul Éluard pour lui dire à quel point il a aimé ce poème, qui lui ressemble tant. En effet, ces « quelques mots rassemblés » semblent mimer l’art du peintre « sémantiquement et phonétiquement », les termes populaires et triviaux se succèdent, comme assemblés « à la truelle »197. S’ensuit, même si les circonstances sont un peu floues, un projet de réédition du texte seul, accompagné d’une lithographie composée pour l’occasion, « Le Salut de la fenêtre », mais intégrée également à part entière dans le cycle de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école. L’ouvrage voit le jour la même année, sous le titre Quelques mots rassemblés pour Monsieur Dubuffet 198 . Le peintre, dans une lettre à Jean Paulhan, exprime son attrait pour ce « livret », qui s’apparente déjà, du fait de ses conditions de compositions croisées – les œuvres de l’artiste inspirent un texte au poète, puis ce texte devient source d’une nouvelle œuvre plastique –, au livre de dialogue.

‘Cette petite édition [Quelques mots rassemblés…] m’est très chère ; je vous en remercie profondément. C’est un très vif plaisir pour moi de distribuer ce livret à mes plus intimes amis. Et je suis très fier et ému.199

Jean Dubuffet, conscient des changements qui s’opèrent dans sa situation de peintre, veut garder la tête froide et attend impatiemment le verdict de l’exposition. Il dit ainsi à Jean Paulhan, dans une lettre du mois de septembre 1944, que « rien ne peut se faire avant la préliminaire opération d’octobre. »200 Le peintre travaille activement aux lithographies, il en compose sept en une dizaine de jours, toutes de sujets différents et intégrées dans le désordre au sein de l’album. Certaines font référence de façon implicite au contexte d’occupation, comme « Travaux d’aiguille » [5/34] ou « Raccommodeuse de chaussette ». La première, datée du 15 septembre 1944, témoigne d’une réalité quotidienne : les travaux d’aiguilles sont alors, par nécessité, le lot de la population affamée ; il faut raccommoder au mieux les vêtements, chaque soir. De nombreuses lettres d’écrivains, de témoignages, évoquent ces soirées à repriser, le plus souvent à la lueur de la bougie, les tissus fatigués. La vie même ressemble à un perpétuel rafistolage : Francis Ponge, rappelons-le, parle de prendre en réparation le monde, par fragments, dans son atelier.

C’est sur les conseils de Jean Paulhan que le poète se rend dans quelques uns des ateliers de peintres contemporains et avant-gardistes, il est immédiatement séduit par ces lieux de création. En quête d’inspiration, un jour d’octobre 1944, il ouvre la porte de l’atelier de Jean Dubuffet, qui travaille alors sur sa série de lithographies. Le rythme de composition du peintre s’accélère en effet à partir du 18 septembre 1944, avec une « Maison forestière », [2/34] et un « Déjeuner de poisson », [4/34] ; le 20 septembre sont dessinées une « Ingénue », [8/34] et la « Raccommodeuse de chaussette » [9/34], lithographie en deux couleurs qui fait écho aux « Travaux d’aiguilles ». Suivent, le 23, une « Négresse » [6/34] et, le 26 septembre, une « Leveuse de bras » [13/34]. Une gouache201 datée de novembre 1942 s’intitulait déjà ainsi, de même qu’une huile sur toile202 peinte l’année suivante (« Quatre leveuses de bras ») ; chacune représente un groupe de femmes. Cette lithographie s’inspire d’un des personnages du second tableau et sera utilisée pour l’affiche de l’exposition Drouin.

Là encore, comme cela avait été le cas avec l’imprimeur-lithographe, c’est Jean Paulhan, l’entremetteur, qui se charge d’arranger le rendez-vous en envoyant une lettre à Francis Ponge, le mardi 3 octobre 1944, qui fixe leur première rencontre au jeudi suivant, jour de « réception » de l’artiste. « Dubuffet t’attendra Jeudi vers 3 heures. Son atelier : 114 bis rue de Vaugirard (métro Duroc) 9, allée Maintenon. »203 Le jeudi 5 octobre 1944, comme convenu Francis Ponge rencontre Jean Dubuffet, leur entrevue est relatée par le peintre, dans une lettre à Jean Paulhan, dès le lendemain :

‘Francis Ponge est venu hier ; nous avons parlé ensemble pendant trois heures, d’abord seuls, ensuite avec Limbour (qu’il désirait justement connaître) et plus tard de Solier. Nous avons fait le meilleur ménage du monde. Quel plaisir j’ai eu de cette visite ! Et quelle vive amitié je ressens pour lui ! Il a fait montre de beaucoup d’intérêts et de compréhension et de sympathie pour mes peintures.204

L’un des premiers liens qui s’établit entre le peintre et le poète est leur admiration commune pour Jean Paulhan, avec lequel ils entrent, chacun de leur côté, en correspondance. Francis Ponge est « repéré » dès février 1923, lorsque Jean Paulhan répond favorablement à l’envoi de « Trois Satires205 » ; il ne cessera dès lors de solliciter sa collaboration à la Nouvelle Revue Française. C’est le début d’une longue et orageuse amitié : Jean Paulhan aide à la gestation de l’œuvre poétique et soutient, parfois matériellement, le poète qui se place en élève, en apprenti ; Francis Ponge partage avec lui des enthousiasmes, dont celui pour la peinture de Georges Braque, Jean Fautrier et Jean Dubuffet.

C’est lorsque Francis Ponge rencontre Marc Chagall par l’intermédiaire de Jean Paulhan en 1924 qu’il réalise que sa vie – et par extension son œuvre – n’est pas dissociable de la peinture. Autre révélation, qui passe par le langage de l’autre, devant un tableau de Maurice de Vlaminck cette fois :

‘Je n’oublierai jamais, pourtant, que c’est devant un Vlaminck que j’ai eu la révélation de ce qu’était la peinture moderne quand, en 1924 un ami me fit remarquer que ce tableau était aussi humide qu’un Corot.206

De là commence une longue et féconde réflexion sur les rapports entre la littérature et la peinture. Peu de temps plus tard est publié un premier texte de Francis Ponge sur la peinture, composé à l’occasion de l’exposition « Dessins de Gabriel Meunier et d’Émile Pick »207 à la Galerie « Folklore » de Lyon.

Notes
174.

Lettre de Jean Dubuffet à Pierre Bettencourt, in. Poirer le papillon, p. 40.

175.

Alexandre Vialatte – « Chronique des jours d’avril – Dubuffet en Provence », in. Correspondance(s) : lettres, dessins et autres cocasseries 1947-1975, p. 163.

176.

Jean Dubuffet – « Empreintes » et « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, pp. 227 et 253.

177.

Elsa Triolet – Le Premier accroc coûte deux cents francs, 1945, p. 22.

178.

Simone de Beauvoir – La Force des choses, t. I, p. 13.

179.

Simone de Beauvoir, ibidem, pp. 22-23.

180.

Fernand Mourlot – À même la pierre, p. 38.

181.

Jean Dubuffet – « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, pp. 253-284.

182.

Jean Dubuffet, ibidem : « J’aimerais que les notes qui suivent soient explicites pour un profane et pas seulement pour les praticiens ; il est pour cela nécessaire que j’expose d’abord le principe de la lithographie. Elle se fait sur une pierre calcaire plate (la pierre lithographique) dont la propriété est qu’elle conserve indéfiniment sans altération et dans tous les détails les plus subtils, pourvu qu’elle soit traitée comme il faut, toute empreinte grasse qu’elle a une fois reçue. », p. 253 ; « (lequel est enduit d’une colle très lisse et très épouseuse) est beaucoup plus propre à recueillir amoureusement des empreintes… », p. 260 : nous retrouvons le motif de l’ « esprit non prévenu » auquel s’adresse Francis Ponge, l’affirmation de la nécessité de ménager la susceptibilité de la pierre, « elles doivent être traitées chacune comme une page », et l’érotisation du procédé lithographique, « l’artiste, même le plus amoureux de la pierre », « ces épousailles », in. Matière et mémoire…, pp. 1 et 5.

183.

Fernand Mourlot – « Achevé d’imprimer », in. Matière et mémoire…, p. 40.

184.

« Dans un premier temps, il semble que Dubuffet parvienne à retrouver une sorte d’équivalent moderne de l’attitude des hommes des cavernes face aux aspérités de la roche ou aux nœuds du bois dont il se fait une canne : cet état de réceptivité où l’inconscient parait se soumettre spontanément aux propositions des matériaux, qu’il ne s’agit plus que de suivre ou de souligner parfois légèrement par l’ébauche d’une intention », Laurent Danchin, in. Jean Dubuffet, p. 101.

185.

Alexandre Vialatte et Jean Dubuffet – Correspondance(s) : lettres, dessins et autres cocasseries 1947-1975, p. 163.

186.

Alexandre Vialatte, ibidem, p. 165.

187.

André Frénaud – Vache bleue dans une ville (avec une lithographie de Jean Dubuffet, « Vache 4 »), Paris, Seghers, 1944 (100 exemplaires) ; Pierre Seghers – L’Homme du commun ou Jean Dubuffet (avec deux lithographies de Jean Dubuffet, « Cyclotourisme » et « Départ à cheval »), Paris, Poésie 44, 1944 (161 exemplaires ; Paul Éluard – Quelques Mots rassemblés pour Monsieur Dubuffet (avec une lithographie de Jean Dubuffet, « Le Salut de la fenêtre »), Paris, Mourlot, 1944 (100 exemplaires).

188.

André Malraux – Les Chênes qu’on abat…: « Les femmes qui jugeaient naturel de donner asile à nos postes émetteurs dans leurs chambres de couturières ou de dactylos, en sachant qu’elles risquaient Ravensbrück », p. 26.

189.

Pierre Seghers – La Résistance et ses poètes, pp. 239-270.

190.

« Je voudrais bien fort que vous vous sentiez mieux ; que vos visiteurs et téléphoneurs se changent en statue de sel », Jean Dubuffet, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 134. Jean Paulhan traverse une crise de dépression en octobre et novembre 1944, il passera trois semaines chez le docteur Le Savoureux.

191.

Antoine de Saint-Éxupéry – Écrits de guerre 1939-1944, p. 203.

192.

Jean Paulhan – Choix de lettres : 1937-1945, Traité des jours sombres, p. 390.

193.

Pierre Seghers – L’Homme du commun, ou Jean Dubuffet, 1944.

194.

Paul Éluard – Donner à voir, Gallimard, 1939.

195.

Version manuscrite de « Quelques mots rassemblés pour Monsieur Dubuffet », conservée à la Fondation Dubuffet. Les deux mots entre crochets sont ceux de la version définitive : « L’ombre et la nuit » ; « comme un grain d’un champ ».

196.

Ce texte se trouve également dans le premier volume des Œuvres complètes de Paul Éluard, p. 1245.

197.

Gateau, Jean-Charles – Éluard, Picasso et la peinture (1936-1952), p. 125: cet ouvrage intègre une étude détaillée de ce poème, dans laquelle Jean-Charles Gateau analyse la transposition littéraire, par le poète, de la technique et des effets utilisés par le peintre, pp. 124-131.

198.

Paul Éluard – Quelques Mots rassemblés pour Monsieur Dubuffet (avec une lithographie de Jean Dubuffet, « Le Salut de la fenêtre »), 1944.

199.

Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 134.

200.

Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, ibidem, p. 133.

201.

Jean Dubuffet, « Leveuse de bras », in. Marionnettes de la ville et de la campagne, p. 46.

202.

Jean Dubuffet, « Quatre leveuses de bras », ibidem, p. 137.

203.

Lettre de Jean Paulhan à Francis Ponge, in. Correspondance 1923-1968, t. I, p. 323.

204.

Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 134.

205.

Francis Ponge – « Le Monologue de l’employé », qui deviendra « Le Patient ouvrier », in. Œuvres complètes, t. I, p. 8 ; « Dimanche ou l’Artiste », ibidem, pp. 450-451 ; « Un ouvrier », ibidem, pp. 6-7.

206.

Lettre de Francis Ponge à Jean Tortel, in. Francis Ponge, Jean Tortel, correspondance, p. 175.

207.

Francis Ponge – « Émile Pick », avril 1944, in. Œuvres complètes, t. I, pp. 89-91.