Au mois de novembre 1944 l’artiste se trouve dans une situation difficile, ses activités commerçantes sous l’occupation sont découvertes, un de ses voisins, employé au ministère de la Guerre, l’accuse d’avoir alimenté en vin le marché noir. Un agent de police est dépêché sur place et procède à l’interrogatoire du concierge, de la femme de ménage et d’autres voisins du couple Dubuffet. Le peintre est mis en cause, il est convoqué par la police judiciaire en mars 1945 et n’obtiendra sa libération provisoire que sur l’intervention de Jean Paulhan, qui met ses relations à contribution et qui lui rédige un certificat de bonne conduite. Cette affaire, relatée dans l’ouvrage de Marianne Jakobi et Julien Dieudonné252, semble apparaître en filigrane dans le texte de Francis Ponge, qui choisit d’emblée un ton qui s’apparente à ceux des interrogatoires ou des dépositions : « Interrogé sur la provenance de ces pierres, M. Mourlot déclare… » (M.M., p. 1).
Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école est élaboré dans l’intimité de l’atelier de Fernand Mourlot, sous la vigilance de l’auteur, du peintre et du libraire-éditeur. Cette situation met en œuvre un échange, un jeu complexe de regards : le regard du poète se penche sur la pierre, son regard redouble celui du peintre, en le transformant, il « collabore à la facture, à la formulation de l’expression », il « réagit sur l’expression ; l’expression est modifiée » (p. 2) par son intervention. L’œuvre s’apparente au duo, elle répond à la définition que Gérard Genette donne de ce terme, qui désigne la plus petite formation de jazz dans laquelle deux musiciens s’expriment autours d’un « centre de gravité commun », appelé le « thème » :
‘L’appellation « duo » tient ici au fait que les deux souffleurs ne jouent pas ordinairement ensemble dans une formation plus ou moins régulière […], mais ont été assemblés par un avisé producteur […] pour tirer de cet assemblage improvisé un effet plus ou moins détonant de contraste, ou de mariage stylistique inattendu.253 ’En marge de ce duo un troisième personnage existe, Fernand Mourlot, dont le rôle, second par rapport au dialogue des artistes, n’en reste pas moins essentiel du point de vue de la genèse de l’œuvre, puisqu’il propose d’augmenter le tirage et suggère l’ajout d’un texte. Comme le montre Anne Mœglin-Delcroix, cette importance de l’éditeur, souvent à la source de la collaboration, est une constante dans l’histoire du « livre de peintre » :
‘Bien que l’étude de François Chapon s’intitule Le Peintre et le Livre, elle est en réalité, chapitre après chapitre, la chronique de ces « entrepreneurs » successifs de l’édition qui ont toujours été à l’origine des livres, ont ménagé la rencontre entre ses protagonistes et assuré la maîtrise d’œuvre. Ce sont les éditeurs qui, en apportant le financement nécessaire, mais aussi en s’assurant le concours de professionnels du livre et surtout en concevant leur fonction d’ « architecte du livre » comme une création à part entière, ont permis et permettent toujours aux écrivains et artistes de collaborer.254 ’Il est en effet essentiel que les deux co-auteurs prennent parfois un peu de recul vis-à-vis de leur création commune, de leurs recherches respectives. L’imprimeur-lithographe devient ainsi, comme Jean Paulhan, à la fois intermédiaire et entremetteur, il s’impose comme spécialiste, tandis que Jean Dubuffet incarne l’artisan et Francis Ponge l’amateur.
Le manuscrit de « Matière et Mémoire » ne porte aucune date sauf à la fin des deux copies dactylographiées mises au propre le 5 et le 6 février 1945. Robert Mélançon formule les hypothèses suivantes dans les notes consacrées au texte qui figurentdans l’édition des Œuvres complètes de Francis Ponge :
‘On sait donc que ce texte n’a pu être écrit qu’entre le 5 octobre 1944 et le 6 février 1945. Peut-on resserrer cette chronologie ? Ponge n’a vraisemblablement pas entrepris son étude avant que l’ensemble des lithographies soit achevé, au plus tôt le 27 novembre 1944, date qui figure sur l’avant-dernière de la série.255 ’Entre le 5 octobre, date de la rencontre entre le peintre et le poète, et jusqu’en janvier, nous savons également que Francis Ponge va travailler sur deux autres textes de commande, le premier consacré au vin et le second qui répond à un souhait formulé par Jean Paulhan : ainsi, à partir de fin octobre, il se consacre presque exclusivement à la rédaction de sa « Note sur Les Otages. Peintures de Fautrier », qui sera soumise aux corrections de Jean Paulhan le 17 janvier 1945.
Il semble donc que « Matière et mémoire » ait été rédigé en une vingtaine de jours seulement, entre le 18 janvier et le 6 février 1945. Robert Mélançon appuie ces conjectures du fait que le manuscrit
‘donne à lire une genèse linéaire, sans interruptions observables, marquée par le bonheur d’écrire ; l’absence de datation des états, rare chez Ponge, plaide en faveur d’une rédaction ininterrompue, sans retour sur le déjà écrit.256 ’Toutefois, cette hypothèse semble contredite par une lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, datée du 18 janvier, qui indique que la rédaction était déjà bien avancée. Nous pouvons même penser, aux vues des signes d’impatiences manifestés par le peintre dans cette missive257, que le début de la rédaction, bien antérieur, a coïncidé avec la fin de la composition des lithographies, dans les derniers jours du mois de novembre. Durant cette période, le poète avait vraisemblablement déjà pris des notes, probablement celles, manuscrites, qui figurent dans l’album conservé à la Bibliothèque Nationale de France. Rappelons aussi qu’un autre exemplaire de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école serait « truffé » de notes ; s’agit-il des mêmes que celles que nous avons pu consulter, nous pouvons en douter.Cette période de vingt jours, dont parle Robert Mélançon, nous semble plutôt exclusivement consacrée à la mise en ordre et au propre de ces notes préliminaires, à la relecture des feuillets dactylographiés par les soins de Jean Dubuffet, qui espérait ainsi accélérer le processus de composition du poète.
Francis Ponge, rendant visite à l’artiste, est saisi d’emblée par la sensualité que dégage la technique lithographique, dont son texte conservera la trace. Le peintre-lithographe est constamment, au cours de son travail, en contact avec des matériaux naturels, vivants, vibrants : les sens du toucher et de l’odorat sont sans cesse sollicités, la pierre est tactile et l’encre odorante. Le poète est également ému par l’historique des pierres, toujours anciennes, elles connaissent avec chaque lithographe une nouvelle vie. Ses visites à l’atelier se manifestent dans le livre même par la présence des notes ; celles-ci, par leur matérialité, leur caractère unique, en contact direct avec l’auteur, renvoient au moment intime de la création. Ces pages manuscrites constituent la chronique de la rencontre, celle du peintre et de la pierre, celle du poète et de la pierre, et celle du peintre et du poète, via leurs moyens respectifs d’expression. Les notes et les lithographies sont issues d’un travail de création presque simultané, puisque Francis Ponge commence à rédiger alors que la série n’est pas terminée, d’un travail de co-création. Le poète, comme la pierre, est le témoin direct du travail de Jean Dubuffet, de son « bonheur d’expression », son texte se présente comme l’« expression modifiée » de ce plaisir (M.M., pp. 3 et 2).
Cette rapidité tient donc pour une part à la participation active de Jean Dubuffet, qui procède à trois dactylographies successives du texte, le poète ne disposant pas encore de machine à écrire. François Chapon, dans Francis Ponge. Manuscrits, livres, peintures 258 explique comment celles-ci ont été réalisées. La première a été établie au fur et à mesure de la composition, par Jean Dubuffet lui-même, puis corrigée à la main et découpée par l’auteur pour une réorganisation, une restructuration du texte. La seconde, datée du 5 février 1945, a été établie et corrigée dans des conditions similaires. La troisième est une mise au net définitive, datée du 6 février, sans aucune correction ni ajout de Francis Ponge. Le peintre sera très attentif au travail du poète, dont il aura l’occasion, grâce aux dactylographies, de suivre la progression.
Le 28 novembre 1944, ses lithographies terminées, Jean Dubuffet donne au poète un texte consacré à cette technique, dont l’auteur n’est autre que Fernand Mourlot.
‘ LA LITHOGRAPHIESur la page dactylographiée figure cette mention manuscrite de Francis Ponge : « (Le petit texte est de Fernand Mourlot. Dubuffet l’a fait copier et m’a donné cet exemplaire aujourd’hui 28-XI-44) ». Il est intéressant de comparer ce texte à celui de Matière et mémoire, de voir les thèmes et les mots réutilisés, afin de définir le degré d’influence de l’un à l’autre. Le poète reprend les motifs du musée ou de la musique (« British Museum », « musique de chevet », p. 1), mais aussi un certain nombre de termes techniques, comme « grands moulinets, petits éventails », « bouteille » (pp. 1 et 3), de verbes tels que « manifester » et « collaborer » (p. 2), ou la référence aux collectionneurs, qui deviennent « amateurs » (p. 5) dans le texte du poète. Enfin le nom d’Honoré Daumier se retrouve d’un texte à l’autre260, lui qui est reconnu comme le plus grand lithographe, et certainement le plus prolifique.
Le lendemain, 29 novembre 1944, une nouvelle lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan témoigne des recherches du titre.
‘A peine renfoncé des côtes me voici m’élançant par les rues et cette fois c’est une sale bronchite qui m’attaque le thorax : me revoici au lit (bronchant, dit Ponge). Le titre, oui, L’École des Lithographes, cela a bon air, ou, phonétiquement presque égal : L’Écueil des Lithographes, ou bien enfin autre chose, oui, Ponge va sûrement trouver mieux.261 ’Le peintre, en attente du texte, confie dans une lettre à Jean Paulhan datée du vendredi 1er décembre 1944 son sentiment sur cette nouvelle collaboration artistique :
‘S’il s’agissait de dire la vérité, alors, on ne peut faire cela seul : il faut être au moins deux, parler ensemble, et dire chacun le contraire de l’autre. Seul moyen de donner une idée de la vérité. Principe du relief dans stéréoscope : superposition de deux images différentes. […] Depuis lundi, plus de Mourlot, plus de visites, la paix retrouvée, à mon atelier, la peinture à l’huile retrouvée, un petit dieu sous chaque pinceau (fugace).262 ’Durant ce mois de décembre, Jean Dubuffet prolonge encore le dialogue avec le poète, il peint une suite de gouaches pour une édition de l’Œ illet, projetqui ne verra jamais le jour et qui occasionnera une brouille entre eux. L’artiste tiendra Francis Ponge pour responsable du manque d’entrain témoigné par Gallimard pour l’édition (les gouaches resteront des années dans son tiroir).
Le soir de noël, l’offensive allemande est bloquée mais l’angoisse demeure dans la population. Jean Dubuffet s’inquiète du voyage prévu par Pierre Seghers, Paul Éluard et Louis Aragon, qui veulent se rendre sur le front Belge « pour essayer de frapper d’immobilité les armées de l’envahisseur par le moyen de poèmes »263. Il est également préoccupé par l’avenir de sa production lithographique, comme le montre cette lettre à Jean Paulhan, datée du 29 décembre 1944.
‘J’ai idée d’exposer les trente lithos qui composeront l’album Mourlot pendant 15 jours dans une petite boutique avant qu’elles aillent s’ensevelir dans les bibliothèques des fastueux acheteurs de cet ouvrage à 5 000 francs. M’approuvez-vous ? En franchise toute amicale, ces lithos vous paraissent-elles présenter de l’intérêt assez pour qu’il y ait lieu de faire cela ? J’ai avant toute chose demandée à Drouin s’il désirait faire cette exposition, or il ne le désire pas.264 ’Le 12 janvier 1945, Jean Dubuffet, qui s’impatiente, propose à Jean Paulhan son propre projet de titre, mettant en avant les aspects matériels de l’œuvre et l’amateurisme de son auteur avec les mots « expériences », « amateur » et « stage ». Nous ne connaissons par la réponse du mentor mais ce titre ne sera finalement pas retenu.
‘Pour le recueil de lithos Mourlot, que diriez-vous de ce titre, que je me propose de suggérer à Ponge :Le peintre voit le contrôle du titre lui échapper, le choix définitif de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école est l’œuvre sans doute de Francis Ponge (c’est l’exacte pendant du Peintre à l’étude), répondant aux attentes implicites de Jean Paulhan, l’initiateur du projet. Nous verrons comment le titre détermine l’horizon d’attente du lecteur et quels paradoxes soulèvent ce choix. En effet, connaissant la méfiance du poète à l’égard de la philosophie – la lecture des ouvrages d’Henri Bergson l’avait profondément ennuyé au lycée –, cette référence peut étonner. Il faut ici voir sans doute l’influence de Jean Paulhan266 qui, écrivant Les Fleurs de Tarbes, se replonge alors dans l’ouvrage majeur du philosophe, Matière et Mémoire, sollicitant sans cesse l’avis de Francis Ponge, le poussant même à relire cette œuvre pour mieux suivre sa pensée. Le contexte de production affleure également, puisque l’on avait appris depuis la mort du philosophe.
Une lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, datée du 18 janvier 1945, doit particulièrement attirer l’attention. Le peintre y parle de Fernand Mourlot, de sa compagne Lili, puis du texte – qu’il qualifie de « commentaire » – demandé à Francis Ponge, dont il commence à trouver les délais d’écriture bien longs. Le poète, cet élève appliqué, tarde, aux yeux du peintre, à rendre sa copie.
‘Lili trouve que Fernand Mourlot a une vraie figure de clown. Et de clown grimé, renchérit-elle. Moi je me réjouis toujours grandement.Nous retrouvons là l’anecdote qui ouvre le texte de Francis Ponge, soufflée vraisemblablement par le peintre lui-même : « Ainsi, Lili, la première fois, se plaignant gentiment qu’on transforme la chambre en cimetière de petits chiens » (M.M., p. 1). Il est aussi possible que Jean Paulhan lui ait fait lire cette lettre, lui qui s’amusait à recopier les correspondances et à faire circuler certaines d’entre elles.
Dans la notice fournie par l’édition des Œuvres complètes de Francis Ponge, la genèse du texte est finalement limitée à la période allant du 18 janvier au 6 février. Manifestement, et comme le montre cette lettre, le début de la rédaction est antérieur. Nous pensons que Francis Ponge a commencé au plus tard dès la réception du texte de Fernand Mourlot, que Jean Dubuffet lui donne le 28 novembre 1944, soit le lendemain du tirage de la dernière lithographie. Mais il est probable que les pages de bloc-notes qui constituent la première partie du dossier génétique aient été rédigées lors d’une des visites du poète à l’atelier, cette proximité se manifeste par la mise en avant de l’identité des supports, puisque Francis Ponge compare la pierre à un « gros bloc-notes » (p. 1). L’impatience dont témoigne la lettre du peintre semble, en effet, porter très en avant le début de la rédaction.
Les lithographies sont comme la matrice nourricière de la création poétique. Le texte fonctionne comme la préface des lithographies, comme une invitation au lecteur, et non pas seulement comme un simple commentaire, ainsi que le laisse entendre Jean Dubuffet. Le poète, bien sûr, exprime son adhésion, en laisse le témoignage, mais l’image oriente simplement la méditation poétique. Roman Ingarden, dans son livre L’Œuvre d’art littéraire, nous éclaire sur la fonction de médiation, « d’éducation » qui est celle de la critique d’art ; le critique est l’intermédiaire entre l’artiste et son public. Nous retrouvons ici un des thèmes mis en avant par Francis Ponge, notamment dans le titre attribué à l’album, qui fait référence à l’école.
‘Tous les articles « critiques », dissertations, discussions, essais d’interprétation, considérations d’histoire littéraire, etc., font partie de ce domaine et exercent la fonction de médiation dans la création de nouvelles concrétisations de l’œuvre. Ils éduquent le lecteur à comprendre l’œuvre d’une certaine manière, et par conséquent à la saisir dans certains genres des concrétisations.268 ’Cette fonction médiatrice du poète est essentielle, Francis Ponge se fait ici l’interprète du peintre, de ses lithographies, mais dans la mesure où le texte éclaire du même coup sa propre pensée, s’accorde à son désir et à son « projet d’expression » : « ce qui importe c’est le bonheur d’expression, et l’on ne peut trouver le bonheur tout seul… » (M.M., p. 3). Comme le montre Daniel Bergez dans Littérature et Peinture
‘Cette fonction d’intermédiaire est dépassée lorsque l’écriture sur la peinture devient une écriture de la peinture, qui traite celle-ci en source d’inspiration, et non pas en objet.269 ’Ce n’est pas tant une « écriture sur les lithographies » qu’une « écriture de la lithographie » que présente Francis Ponge, qui laisse parler la matière minérale ; le texte n’est pas seulement un commentaire, c’est aussi une rêverie poétique qui prend son souffle de l’observation d’un procédé technique, et donc une création littéraire autonome. « Matière et Mémoire » possède ainsi une double signification, l’une générale lorsqu’il fonctionne seul (intégré en recueil à d’autres textes), l’autre particulière lorsqu’il est confronté aux lithographies-sources. Le fait que l’artiste ne soit pas nommé et que les lithographies ne soient pas décrites participe à cette double possibilité d’interprétation.
Cette ambivalence tient notamment aux problèmes que rencontrent le poète et dont il est pleinement conscient : comment faire pour ne pas rompre le rythme de la série lithographique, tout en respectant la cohérence des émotions qu’elles transmettent, sans dénaturer le message qu’elles délivrent ? De plus, son texte est soumis à des principes et à des impératifs proprement littéraires, ce sont eux en particulier qui vont marquer son indépendance vis-à-vis des lithographies. Le choix d’une forme qui s’apparenterait à un « traité-rêverie »270, qui allie, tout comme l’album, l’intime et le public, est emblématique : l’écriture est à la fois médiatrice et centrée sur elle-même. Ainsi, l’idée d’un texte intervient au cours de la réalisation des planches, même si un certain nombre sont déjà composées, il les prolonge, les révèle sans jamais véritablement les commenter, faisant la part belle à l’émotion ressentie du poète profane face au peintre averti, amateur. C’est ce regard profane porté sur son œuvre qui intéresse Jean Dubuffet, comme celui par exemple d’Alexandre Vialatte, qui consacrera certains de ses textes aux travaux du peintre. Cette phrase de Roger Chastel, éclaire cet apport mutuel, qui n’est ni de subordination ni de répétition, mais de prolongement : « On n’illustre pas un livre, on le prolonge… dans un autre domaine sensible »271.
En effet, Francis Ponge, écrivant, perpétue le champ d’action des lithographies ; il n’entre pas en concurrence avec elles, mais les complète, d’une certaine façon. Il dit ce qu’elles ne peuvent signifier, à savoir leur genèse, l’histoire de leur conception. En ce sens, il répond à ce principe de François Cheng, qui préconise dans un de ses textes ‘« d’inscrire des poèmes dans l’espace blanc des tableaux »’ 272 ‘. Il s’agit donc non pas de recouvrir une signification, de la répéter, mais de combler les vides, les silences de l’œuvre picturale et, pour le poète, d’assouvir son « besoin de peinture » :’
‘Mais, si je m’ausculte un peu plus attentivement : ce n’est pas seulement de lecture que je me trouve avoir envie ou besoin ; aussi de peinture, aussi de musique (moins). Il me faut donc écrire de façon à satisfaire ce complexe de besoins.273 ’Cette forme d’ouvrage – livre de dialogue, de peintre, ou album – semble parfaitement convenir au poète, en tant qu’il se présente à la fois comme objet matériel et comme production intellectuelle. L’album est l’empreinte d’une double création, le texte est intimement lié, par son histoire même, aux images, mais il fonctionne toutefois comme un élément autonome, qui possède son propre discours.
Daniel Bergez dans Littérature et Peinture s’interroge sur ces confluences du texte et de l’image, et sur l’éventuelle prédominance d’un système d’expression sur l’autre au sein de ce type d’ouvrage.
‘Dans cette multitude de cas de figure, il semble en effet parfois impossible de déterminer précisément quel est l’espace de référence : est-ce l’image, ou le texte, ou le lieu commun créé par leur rencontre ? Le rapport est-il d’inclusion, de subordination, d’absorption, de fusion ou de confusion non hiérarchisée entre les deux formes d’expression ?274 ’Il n’y a pas vraiment de supériorité affichée dans le cas de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école ; l’image est bien l’origine et la finalité de l’album – à la fois source et sujet –, mais le texte fonctionne comme un adjuvant, non pas essentiel mais très stimulant pour le récepteur. Ce rapport peut être qualifié, ainsi que le formule Gérard Genette concernant l’art et la littérature, de « relation d’inclusion disjonctive »275 : le texte et l’image, réunis dans l’album, conservent une certaine indépendance, comme l’indique la définition de l’adjectif « disjonctif » dans le Littré : « en grammaire, qui sépare les idées tout en unissant les expressions ». Deux rythmes se combinent, se succèdent et se répondent, celui du texte, qui permet d’intégrer au mieux la dimension temporelle qui fait si souvent problème aux peintres, et celui des lithographies qui, par leurs confrontations réciproques au cours de la série, illustrent cette temporalité manifeste. L’album est le témoin d’une aventure, d’une expérience qui s’inscrit dans la durée, et il est au cœur des préoccupations esthétiques de l’époque puisqu’une exposition intitulée « Peinture et poésie » est présentée à la Maison des Jeunes Écrivains de Lyon, du 27 janvier au 12 février 1945.
Deux autres lettres nous fournissent des éléments temporels, la première datée du mercredi 31 janvier 1945, de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, qui témoigne cette fois-ci de l’adhésion du peintre au texte du poète :
‘Ponge écrit quelque chose de tout à fait passionnant sur la lithographie ; je suis émerveillé.276 ’L’émerveillement ressenti par l’artiste tient à ce que Pierre Alechinsky nomme les « trouvailles »277 de l’autre. Il explique qu’il est toujours curieux des productions des poètes sur ses propres œuvres, car il fait alors appel à d’autres yeux que les siens. Il dit apprendre ainsi ‘« comme par-dessus l’épaule ce qu’un écrivain non préparé à [s]es images voit »’ 278 ‘. Remarquons ici que pour les deux peintres, la notion d’amateurisme semble être le gage de la ’ ‘réussite de l’opération. Francis Ponge incarne, pour Jean Dubuffet, « cet esprit non prévenu », dont se réclamait aussi André Gide’ 279 ‘, qui fera l’apologie de la « non prévention » dans son ouvrage du même nom. ’La seconde lettre significative quant aux délais d’écriture, datée du 7 février 1945, accompagne l’envoi du texte à Jean Paulhan, le peintre le trouve « fameusement bien »280 mais s’inquiète de ce qu’il ne lui semble pas tout à fait au point. Là encore l’avis du mentor s’avère déterminant. Les feuillets qui lui sont envoyés sont vraisemblablement ceux qui figurent au sein de l’exemplaire de la B.N.F., ou du moins sont-ils contemporains.
Francis Ponge considère les lithographies dans leur aspect technique, mais aussi comme l’expression d’une poétique du geste : « venons-en donc à ces réactions de la pierre, et d’abord dans ce moment à proprement parler poétique […] lorsque l’artiste lutte ou joue avec elle » (M.M., p. 3). Comme le montre Robert Mélançon dans la notice du Nouveau nouveau recueil, le poète ne cherche pas à traduire ce que l’œuvre artistique dit, mais plutôt à attirer l’attention « sur le geste de l’artiste qui y demeure visible et la matière qui la constitue »281. Le texte est scellé dès sa venue au monde avec l’image, leur émergence est à peu près contemporaine, c’est la genèse lithographique qui déclenche la naissance du texte : il s’agit d’une« co-naissance », terme que Francis Ponge utilisera en 1940 dans Le Carnet du Bois de pin.
‘Si nous sommes entrés dans la familiarité de ces cabinets particuliers de la nature, s’ils en ont acquis la chance de naître à la parole, ce n’est pas seulement pour que nous rendions anthropomorphiquement compte de ce plaisir sensuel, c’est pour qu’il en résulte une co-naissance plus sérieuse.282 ’Dans son Art poétique 283 , qui parait en 1907, Paul Claudel tente de percer le secret de la création. Il explique ainsi que connaître, c’est con-naître, naître avec284. Cela implique nécessairement la conscience de la simultanéité de notre existence avec celle des autres. La collaboration entre le peintre et le poète est con-naissance, elle leur permet de se « com-prendre », mot employé par Francis Ponge dans « La Mounine », (« que je le com-prenne »285) et défini par lui : « Comprendre, saisir en même temps, réunir par la prise »286.
‘On le sait – et si on ne le sait, qu’on l’apprenne – : rien, jamais, ne me porte à écrire que le désir, ressenti comme une urgence, de textualiser, c’est-à-dire de comprendre, dans et par un texte, la notion globale qui s’est formée en moi à la rencontre de tel objet ou personne du monde extérieur (concret).287 ’Marianne Jakobi et Julien Dieudonné – Dubuffet, p. 115.
Gérard Genette – « Duos », in. Codicille, pp. 93 et 94.
Anne Mœglin-Delcroix – Sur le livre d’artiste, p. 75.
Robert Mélançon – « Notes sur Le Peintre à l’étude », in. Œuvres complètes, t. I, p. 940.
Robert Mélançon, ibidem, p. 940.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan : « Ponge n’en finit pas de nous produire son commentaire sur la pierre lithographique », 18 janvier 1945, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 170.
François Chapon – Francis Ponge. Manuscrits, livres, peintures, p. 25.
Fernand Mourlot – « La Lithographie », texte annoté par Francis Ponge et conservé à la Fondation Dubuffet.
Francis Ponge – Matière et mémoire… : « il arrive que sur l’épreuve d’une affiche (par exemple) l’imprimeur étonné voie apparaître, comme un souvenir involontairement affleuré, le trait d’un très ancien Daumier… », p. 5.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 153.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, ibidem, p. 156.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, ibidem, p. 162.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 160.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, ibidem, pp. 165-166.
Bernard Baillaud, dans la préface du second volume des œuvres complètes de Jean Paulhan relève cette constante référence au philosophe : « Après Dieu et Gide, le nom de Henri Bergson reste de ceux qui apparaissent le plus fréquemment dans les œuvres de Jean Paulhan. », in. L’Art de la contradiction, p. 9.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, ibidem, pp. 170-171.
Roman Ingarden – L’Œuvre d’art littéraire, p. 295.
Daniel Bergez – Littérature et Peinture, p. 180.
Francis Ponge – La Rage de l’expression, in. Œuvres complètes, t. I : « S’il est possible de fonder une science dont la matière serait les impressions esthétiques, je veux être l’homme de cette science » ; « Ni un traité scientifique, ni l’encyclopédie, ni Littré : quelque chose de plus et de moins… et le moyen d’éviter la marqueterie sera de ne pas publier seulement la formule à laquelle on a pu croire avoir abouti, mais de publier l’histoire complète de sa recherche, le journal de son exploration… » ; « Mais il est très légitime au savant de décrire sa découverte par le menu, de raconter ses expériences, etc. » pp. 425-427.
Roger Chastel, cité par François Chapon, in. Le Peintre et le Livre, l’âge d’or du livre illustré en France, 1870-1970, p. 173.
François Cheng, cité par Daniel Bergez in. Littérature et Peinture, p. 119.
Francis Ponge – « Appendice au Carnet du Bois de pins », in. Œuvres complètes, t. I, p. 405.
Daniel Bergez – Littérature et Peinture, p. 118.
Gérard Genette – « Culture », in. Codicille, p. 86.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 171.
‘Pierre Alechinsky – ’ ‘ Lettre suit ’ ‘, p. 171.’
‘Pierre Alechinsky, ibidem, p. 176.’
André Gide – Un Esprit non prévenu, Paris, Kra, 1929.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 175.
Robert Mélançon – Notice du Nouveau nouveau recueil, in. Œuvres complètes, t. II, p. 1707.
Francis Ponge – « Le Carnet du Bois de pins », in. Œuvres complètes, t. I, p. 387.
Paul Claudel – Art poétique, Paris, 1907.
Paul Claudel – « Traité de la co-naissance du monde et de soi-même », ibidem, pp. 59-194.
Francis Ponge – « La Mounine ou Note après coup sur un ciel de Provence », in. Œuvres complètes, t. I, p. 413.
Francis Ponge, cité dans les notes de La Rage de l’expression, in. Œuvres complètes, t. I, p. 1045.
Francis Ponge – « Pour Max Bense », in. Œuvres complètes, t. II, p. 1263.